sociologie
Travailleurs étrangers : les grands oubliés de la réforme des retraites, par Najat Vallaud-Belkacem
De nombreux secteurs de nos économies, dont les emplois sont peu valorisés, ne fonctionnent que grâce aux travailleurs étrangers, voire au travail non déclaré. Nous avons besoin d’une politique d’immigration du travail qui concilie efficacité et humanité, selon l’ancienne ministre socialiste.
La grève reconductible engagée contre la réforme des retraites par les éboueurs a braqué les regards sur ces travailleurs essentiels au bon fonctionnement d’un pays, de son économie et de la vie quotidienne de ses habitants. Quand ils cessent le travail, les villes sont paralysées et retiennent leur souffle.
Les tournées éprouvantes, les horaires morcelés et inhabituels, les accidents du travail deux fois supérieurs à la moyenne nationale, l’espérance de vie plus courte et les rémunérations au ras du smic… tout cela justifiait largement leur refus majoritaire d’être obligés de courir derrière un camion deux années supplémentaires. Comme pour tant d’autres travailleurs de première ligne applaudis pendant la pandémie, la réponse du gouvernement à leur demande de reconnaissance, de revalorisation salariale ou de meilleure prise en compte de la pénibilité fut, avec la réforme des retraites, cinglante d’injustice et de mépris.
Va pour le gouvernement, tout a été dit. Mais revenons à nous, collectivement. Tous ceux qui déplorent la gêne liée à ce mouvement social ne sauraient plus longtemps détourner le regard de la situation de ces travailleurs ou de leurs conditions de travail. Tout comme ils ne peuvent plus désormais ignorer l’importance parmi eux des travailleurs immigrés, qui représentent près de 15 % des éboueurs au niveau national et même plus de 60 % des agents de propreté et aides à domicile en Ile-de-France.
La majorité de ceux à qui nous demandons de collecter les déchets et d’assainir les rues sont des immigrés de première et de seconde générations, originaires de pays d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Cette grève invite donc également à interroger les conséquences de la réforme des retraites pour les travailleurs étrangers auxquels notre pays confie tant de métiers essentiels à son fonctionnement. Car ce sont aujourd’hui des victimes oubliées de cette réforme.
Surreprésentation avec des carrières hachées
La France comptait en 2019 un peu plus de 1,7 million de travailleurs étrangers qui exerçaient un emploi, souvent dans des secteurs en pénurie de recrutement, et représentaient environ 14 % des actifs en emploi. Le droit à la retraite, au financement de laquelle ils contribuent directement durant leur vie active, leur est ouvert dans les mêmes conditions que les Français, sous réserve, depuis la loi Pasqua de 1993, de pouvoir justifier de la régularité du séjour au moment de liquider ses droits.
Premier constat donc : notre pays s’accommode très bien du travail illégal lui permettant d’encaisser les cotisations acquittées pendant des décennies par des milliers de travailleurs en situation irrégulière et leurs employeurs parfois peu scrupuleux, mais demande subitement des papiers au moment de leur verser la pension à laquelle ils ont droit.
Mais comme tant d’autres, à commencer par les femmes, l’égalité formelle des droits face à la retraite recoupe en réalité une inégalité de fait des situations et conditions de travail, qui conduit les étrangers à percevoir des retraites beaucoup plus faibles que les ressortissants français. Surreprésentés dans les emplois précaires, notamment pour les travailleurs les moins qualifiés, ils subissent à la retraite les conséquences de carrières hachées et incomplètes. Leurs salaires sont plus faibles et les licenciements sont plus fréquents au sein de cette catégorie de travailleurs, sans même évoquer les conséquences des discriminations lors de l’embauche ou des promotions, ou les impayés de cotisations retraites d’employeurs qui profitent de la méconnaissance de leurs droits.
Quant aux étrangers arrivés sur le territoire tardivement à l’âge adulte, ils n’auront pas travaillé suffisamment en France pour pouvoir avoir une retraite à taux plein. En 2021, la Caisse nationale d’assurance vieillesse a ainsi mis en évidence le fait que 61 % des non-recours complets aux droits à la retraite des 70-90 ans en France sont déjà le fait de personnes nées à l’étranger. La réforme du gouvernement va donc aggraver la situation de ces travailleurs immigrés, aux métiers pénibles et aux parcours professionnels morcelés, pour lesquels les périodes d’inactivité ou d’absence de titres de séjour réduisent les possibilités d’une ouverture des droits à la retraite sans décote. Une raison de plus de refuser le passage en force du gouvernement sur cette réforme.
Contribution essentielle des travailleurs venus d’ailleurs
Il n’est plus possible de détourner le regard de la contribution essentielle des travailleurs venus d’ailleurs à notre vie commune. De nombreux secteurs de nos économies, dont les emplois sont peu valorisés, ne fonctionnent que grâce aux travailleurs étrangers, voire au travail non déclaré. Parmi les secteurs en première ligne lors de la crise sanitaire de 2020, nombreux étaient les travailleurs étrangers qui ont répondu présents pour la nation. Avons-nous la mémoire si courte ?
D’après Pôle Emploi, en 2019, les pénuries de recrutement frappaient en priorité les aides à domicile et ménagères, les agents d’entretien de locaux, les aides-soignants, les conducteurs routiers, les employés et agents polyvalents de cuisine, autant de métiers aux conditions de travail difficiles ou aux faibles salaires. Faute d’une revalorisation de ces métiers, le recours à une main-d’œuvre étrangère demeurera la seule solution pour ne pas mettre le pays et autant de services essentiels à l’arrêt.
Faute d’une politique d’immigration du travail calibrée à hauteur des besoins, des dizaines de milliers de clandestins continueront de travailler dans ces secteurs la peur au ventre, à la merci d’employeurs peu scrupuleux ou avec la crainte de l’expulsion, privés de leurs droits, dans l’attente d’une régularisation concédée au compte-gouttes. Faute d’une immigration de travail à la hauteur des enjeux démographiques, il sera illusoire de continuer à s’opposer au fait de travailler plus longtemps pour financer la protection sociale.
L’immigration est largement positive
Les mirages du retour à une politique nataliste brandis par la droite et l’extrême droite, alors même que la France connaît un taux de fécondité parmi les plus élevés d’Europe et qu’aucun pays au monde n’ayant achevé sa transition démographique n’a connu de retour en arrière, ne pourront pas faire illusion bien longtemps face aux enjeux du vieillissement de la population active. Face à une opinion publique majoritairement influencée par les discours appelant à la fermeture des frontières, il est grand temps d’affirmer que l’immigration est largement positive, pour la croissance, l’innovation et les contributions fiscales et sociales qu’elle apporte au pays.
Dire cela, ce n’est pas fermer les yeux sur les obstacles et problèmes bien réels que posent les difficultés d’intégration ou d’insertion professionnelle en rapport avec l’immigration, c’est au contraire se donner les moyens d’y apporter des réponses efficaces, sans se bercer d’illusions, et en refusant la facilité consistant à jeter des boucs émissaires en pâture à l’opinion pour expliquer toutes nos difficultés.
Ce n’était pas le chemin pris par une loi asile immigration annoncée depuis des mois par le gouvernement et désormais déprogrammée. Ni par les discussions préparatoires à cette loi au Sénat : il faut aller voir les amendements adoptés en commission par les sénateurs de droite pour y croire : définition de quotas annuels d’immigration par le Parlement, resserrement des critères d’éligibilité au regroupement familial, restriction des conditions pour bénéficier du titre de séjour «étranger malade»…
Surenchère assumée avec l’extrême droite
Sans parler de l’adoption, dans un sinistre écho aux théories du Rassemblement national, de la suppression de l’accès des sans-papiers à l’aide médicale d’Etat, au mépris des besoins médicaux des personnes malades autant que des intérêts sanitaires du pays. Insupportable vide de la pensée que cette théorie de l’«appel d’air migratoire» mille fois démontée par la recherche et pourtant jusqu’à la nausée convoquée en renfort de positions qu’on peine, encore plus que par le passé, à ne pas qualifier tout simplement de racistes. Car l’accueil des déplacés ukrainiens est entre-temps passé par là, qui nous a démontré qu’on comprenait la nécessité et qu’on savait, quand on le voulait, permettre à des gens dans la détresse d’accéder sans attendre à un toit, un travail ou des soins d’urgence.
Difficile de ne pas voir dans ces thèses abondamment déversées sur les plateaux télé une permission quasi expresse accordée aux identitaires et à leurs quotidiennes agressions contre ceux qui font encore vivre la République dans ses valeurs : des intrusions chez les sauveteurs épuisés de SOS Méditerranée aux tags orduriers sur les façades des associations, en passant par les menaces et désormais passages à l’acte envers des élus comme à Callac ou à Saint-Brévin… où est d’ailleurs la réaction à la hauteur des pouvoirs publics ? On l’attend toujours.
De cela au Sénat, il ne fut pas question, seule comptait la surenchère assumée avec l’extrême droite. Comment ne pas comprendre que, dans ce contexte, la dépendance politique dans laquelle le gouvernement s’est placé à l’égard des Républicains dans le cadre du débat législatif sur la réforme des retraites ait fait craindre le pire quant à ce qu’il serait ressorti de ce texte sur l’Immigration ? Que le gouvernement y renonce est encore ce qu’il y a de mieux.
Puissent à la place femmes et hommes de bonne volonté dans ce pays se rendre compte que parfois les exigences d’efficacité et d’humanité se rencontrent. Efficacité : notre pays a besoin de travailleurs venus d’ailleurs pour occuper des emplois comme pour contribuer à payer nos retraites. Humanité : nous nous honorons à les traiter dignement, qu’ils aient été chassés de chez eux ou qu’ils soient simplement à la recherche d’un avenir meilleur. Voilà, c’est aussi simple que cela.
Najat Vallaud-Belkacem, directrice de l'ONG "ONE France", Présidente de France Terre d'asile
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Manifestations, grèves... des spécialités françaises ? (Vidéo)
“Râleurs”, “feignants”, et surtout “toujours en grève”, c'est l'image, entre autres clichés, que nous semblons renvoyer à l'étranger. Mais est-ce que les Français sont vraiment plus souvent en grève que les autres ?
Alors que le mouvement social contre la réforme des retraites s'intensifie en France, nous avons demandé à deux historiens, Danielle Tartakowsky, spécialiste de l'histoire sociale et politique de la France, et Antoine Destemberg, médiéviste et spécialiste des premières grèves universitaires, quelles sont les origines de ce qu'on pourrait appeler la "culture de la contestation à la française".
Prendre la rue, tradition française
Sur les vingt dernières années, il y a toujours eu un pays européen avec plus de jours de grève que la France. Entre 2000 et 2009, en moyenne la Grèce (192 jours) et l’Espagne (152 jours) ont cumulé plus de journées de grève que nous (127 en France), et entre 2010 et 2019, c’est Chypre qui a explosé le record avec 275 journées de grèves. C'est ce qu'indiquent les statistiques du European Trade Union Institute.
(...)
Elsa Mourgues
Suite et fin en cliquant ci-dessous
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Manifestations, grèves... des spécialités françaises ?
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Le chauffeur de bus et les collégiens
Damien est agriculteur et pour compléter ses faibles revenus il décide de devenir chauffeur de car scolaire. Quand la direction de l'entreprise change en 2022, elle équipe les élèves de cartes à puce et le véhicule est géolocalisé. Peu de temps après, Damien est licencié. Récit signé Clément Baudet
Après avoir été ouvrier agricole, Damien s'installe à son compte, il crée un foyer, a des enfants et très vite la nécessité l'oblige à prendre un deuxième emploi : "On a un revenu extrêmement faible. Il ne faut pas se voiler la face, c'étaient les allocations familiales qui faisaient entrer le plus d'argent dans la famille."
L'occasion se présente de devenir chauffeur de transport scolaire. "Il y a maintenant 25 ans, on avait acheté un minibus qui était suffisamment grand pour emmener bien sûr notre famille, mais aussi les élèves de l'école communale. Il se trouve que la commune voisine cherchait un conducteur pour remplacer son cantonnier qui avait plus de travail dans la commune" se souvient Damien.
Très vite, Damien s'attache à cette activité : "Le transport scolaire, ce n'est pas seulement faire monter les enfants et les déposer, c'est aussi avoir une relation particulière." "C'est une relation presque familiale. Les enfants du car scolaire sont presque mes petits enfants."
Damien adore son métier : "C'est un métier que j'ai toujours trouvé enthousiasmant. C'est un petit peu le prolongement de l'école avant l'école. Le matin, on aide les enfants à se réveiller. Et puis le soir, on chante souvent. Je prends le temps d'expliquer telle ou telle chanson."
En 2005, c'est une entreprise privée qui prend le relais de la commune. L'organisation devient departementale et le travail se déshumanise. "C'est devenu plus rigide, avec une insistance pour appliquer le règlement à la lettre, quand celui-ci, quand c'était communal, était appliqué avec plus de souplesse et d'humanité." Damien
Le métier change totalement. "On avait l'injonction de ne pas faire d'arrêt de complaisance, c'est-à-dire un arrêt pour faciliter la vie des parents. Et la sécurité des enfants, en déposant notamment les enfants au plus proche de leur domicile et non pas dans un endroit qui oblige à marcher au bord de la route." Damien
Pour Damien, c'est une question de bon sens : "Quand il fait encore nuit le matin ou le soir à leur retour, marcher sur le bord de la route est dangereux pour les enfants. Donc, pour leur éviter de courir un danger, je m'arrête toujours au plus proche du domicile des parents."
En 2022, suite à un appel d'offre, un changement plus radical se met en place. "À la rentrée de septembre, le nouveau chef d'exploitation nous a très vite fait comprendre que les relations seraient totalement informatisées. Je n'avais pas conscience que ça signifiait une géolocalisation, c'est à dire un pistage au mètre près et à la seconde près de l'endroit où se trouvait le véhicule" raconte Damien.
Après une convocation à la direction, Damien est sanctionné et menacé d'être licencié. Trois jours après il recoit un coup de fil qui lui annonce son licenciement : "Tout le monde a été bouleversé. Il y avait dans le car des collégiens qui criaient "On veut Damien ! On veut Damien !" Les enfants écrivaient mon nom sur la buée des carreaux. Ça m'a touché énormément. Ça faisait 17 ans que je travaillais sur ce secteur."
Damien décide de se battre : "J'ai eu un soutien énorme et c'est pour ça que je n'ai pas hésité à m'adresser aux Prudhommes, du fait que les nouveaux conducteurs s'arrêtent exactement là où je m'arrêtais, je considère que c'est du licenciement abusif."
Anaïs, mère de 3 enfants, vivant loin de l'arrêt de car, fait partie des parents qui soutiennent Damien et défendent la qualité de son travail. Elle témoigne.
Damien a été le premier chauffeur de bus de Zaïna. Elle raconte combien les choses ont changé depuis que Damien n'est plus là.
Merci à Damien, Jean-Christophe Rouxel, Anaïs, Zaïna et aux habitants des Billanges.
Production : Clément Bauet
Réalisation : Anne-Laure Chanel
Mixage : Fabien Capel
Musique de fin : Bad News Bearers, Quentin Sauvé
En savoir plus sur les chauffeurs de bus scolaire :
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/chauffeur-de-bus-ramassage-scolaire-autobus-ruralite
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Le chauffeur de bus en milieu rural, un acteur du quotidien | INA
La France est confrontée à une pénurie de chauffeurs scolaires. Il en manquerait 4000. Un manque problématique car dans de nombreuses régions rurales, le bus est le seul moyen de transport ...
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Avec Alexandre, chauffeur de bus scolaire à Beaucaire
Avec Alexandre, chauffeur de bus scolaire à Beaucaire
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Le chauffeur de bus et les collégiens
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« Manu, tu nous mets 64, on te Mai 68 ! » : ce que les slogans disent de notre histoire sociale

Les dernières manifestations et grèves dénonçant le projet de réforme des retraites du gouvernement ont donné lieu à d’importantes mobilisations : si les formes ont été relativement convenues et attendues, encadrées par une intersyndicale redynamisée, on a vu aussi apparaître de nombreuses références à Mai 68 dans les cortèges.
Un phénomène qui peut surprendre tant la référence à 68 et plus encore aux « soixante-huitards » a souvent été objet d’ironie voire de lassitude dans les décennies passées. Une illustration de cette sensibilité critique se trouve dans les travaux du sociologue Jean-Pierre Le Goff. Souvent sollicité par les médias à ce propos, il évoque un « héritage impossible ».
Son analyse repose sur deux critiques centrales. D’un côté ce qu’on peut appeler « le 68 politique » avec la floraison des groupes gauchistes, qui n’aurait produit que dogmatisme, psalmodies sectaires et propositions politiques aussi radicales qu’inquiétantes. Certes, un mot d’ordre comme « dictature du prolétariat » sonne vétuste ou alarmant. Et la célébration d’une classe ouvrière qui n’aurait guère changé depuis les « Trente glorieuses » – telle qu’elle a existé et pesé avant la désindustrialisation de la France semble bien décalée par rapport à la nouvelle génération de travailleurs précaires ou uberisés.
Allant plus loin, Le Goff prend aussi pour cible ce qu’on peut nommer le « gauchisme culturel ». Ce dernier prône et met en pratique une remise en cause des mœurs et rapports hiérarchiques traditionnels, qui a pu participer de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont nommé « la critique artiste ». Il s’agit moins de cibler le capitalisme comme exploiteur que comme aliénant, anesthésiant toute force créative par son obsession de la rationalité et des hiérarchies.
Une vaste anomie sociale ?
Toujours selon Le Goff, l’esprit de Mai 68 aurait instillé le chaos dans les couples et les familles, disqualifié tout rapport d’autorité, et promu une culture narcissique de l’épanouissement individuel sapant la possibilité même de faire société. Soit, une vaste anomie sociale. Le terme désigne une situation dans laquelle les individus sont déboussolés faute de règles claires sur ce qui est propre à un statut, un rôle social, sur ce qu’on peut raisonnablement attendre de l’existence.
Or, si les thèses de Le Goff apparaissent comme une ponctuation de trente ans de lectures critiques de Mai 68 elles s’inscrivent aussi dans une vision mémorielle dominante de Mai 68. Cette dernière se concentre principalement sur le Mai parisien, la composante étudiante-gauchiste du mouvement et sa dimension idéologique, en occultant la mémoire ouvrière et populaire, celle des huit millions de grévistes.
La figure négative du « soixante-huitard »
On peut ajouter qu’à partir des années 1990 a émergé dans les médias, par le biais des récits de fiction et des discours politiques une figure très négative du « soixante-huitard ».
Ce dernier aurait vite jeté par-dessus bord ses proclamations radicales, fait carrière avec cynisme sans hésiter à piétiner ses concurrents, fort bien réussi dans les univers de la presse, de l’université, de la culture, de la publicité. Daniel Cohn-Bendit, Romain Goupil ou hier André Glucksmann ont été pointé du doigt comme illustrations de telles évolutions. Car le « soixante-huitard » serait aussi un incurable donneur de leçons, s’autorisant de ses reniements pour prêcher aux nouvelles générations la vanité des révolutions et les vertus d’une posture libérale-libertaire.
On retrouvait une part de ces thématiques dans les discours de Nicolas Sarkozy ainsi que dans de nombreux articles de presse.

En témoigne le livre Maos (2006) de Morgan Sportes dans lequel d’anciens maoïstes devenus sommités du tout Paris culturel crachent leur mépris des classes populaires. Dans un autre registre, l’ancien leader de la « gauche prolétarienne » Serge July, devenu rédac-chef de Libération a lui fait office de punching-ball pour bien des critiques.
Le retour du refoulé
Le quarantième anniversaire de Mai a vu s’opérer un virage. Il repose largement sur l’investissement des historiens, sociologues et politistes longtemps restés à distance d’un objet trop brûlant.
Le travail sur archives, les collectes de récits de vie, l’enquête systématique, ont permis de questionner des pans entiers de la mémoire officielle. Ces chercheurs ont ainsi revalorisé l’époque comme celle d’une séquence d’insubordination ouvrière et de conflits du travail.
Ils ont montré qu’à mesure qu’on s’éloignait des dirigeants, spécialement de ceux consacrés par les médias, le recrutement des groupes gauchistes était largement populaire et petit-bourgeois, non élitiste. Ils ont plus encore permis de constater – à partir du suivi d’effectifs qui chiffrent désormais par milliers de militants – que ni gauchistes, ni féministes de ces années n’avaient abandonné toute forme d’engagement ou abdiqués du désir de changer la vie.
La plupart ont au contraire massivement poursuivi des activités militantes dans le syndicalisme, les causes écologiques, la solidarité avec les migrants, l’économie sociale et solidaire, les structures d’éducation populaire, les mouvements comme ATTAC… Ce faisant ces « soixante-huitards » ont côtoyé d’autres générations plus jeunes et sans se borner au rôle d’ancien combattant radoteur, mais en jouant au contraire un rôle de passeurs de savoirs.
De manière contre-intuitive ces travaux ont aussi montré que, si ceux qui avaient acquis des diplômes universitaires ont profité des dynamiques de mobilité sociale ascendante, les militants des années 68 n’avaient pas connu de réussites sociales remarquables. Au contraire, à qualification égales, de par leurs engagements, beaucoup ont exprimé leur répugnance à exercer des fonctions d’autorité quitte à entraver les carrières qu’ils avaient pu envisager.
Un héritage retrouvé
Que tant de pancartes en manifestations reprennent des slogans phares de 68 peut traduire un sens de la formule. Il est aussi possible d’y voir l’expression d’une réhabilitation. Cette dernière questionne aussi la manière dont une mémoire officielle « prend » ou non, quand elle circule via des supports (essais, magazines d’information, journaux) dont on oublie trop souvent que leur lecture est socialement clivante car faible en milieux populaires.

Il faut donc penser à d’autres vecteurs de circulation d’une autre mémoire, celle des millions d’anonymes qui ont participé à la mobilisation de 68 : propos et souvenirs « privés » ou semi-publics tenus lors de fêtes de famille, de pots de départ en retraite, de réunions syndicales ou associatives.
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Il faut regarder les manuels d’histoire du secondaire rédigés par des auteurs soucieux de faits et non d’audacieuses interprétations, aller du coté des cultures alternatives (romans noirs, rock). Si l’on prend la peine de consulter les sondages faits tant en 2008 qu’en 2018, on verra que l’image de Mai comme moment d’émancipation sociale et de libération des mœurs est très majoritairement positive, et ce d’abord dans les milieux populaires.
Résurgences et renouveaux
Pour rester en partie éclairants, slogans, livres et théories d’il y a un demi-siècle ne donnent pas les clés du présent. Mieux vaut raisonner en termes de résurgences et renouveaux. On peut faire l’hypothèse d’une résurgence de la « vocation d’hétérodoxie » soixante-huitarde, théorisée par Boris Gobille, et qui questionnait toutes les formes instituées de la division sociale du travail et du pouvoir.
On le voit aujourd’hui sur les rapports hommes femmes, la critique de la suffisance des « experts », la revendication de la reconnaissance de celles et ceux des « première et seconde lignes », le refus d’inégalités sans précédent de richesses.
Le renouveau lui s’exprime à travers le sentiment diffus que des formes de conflictualité plus généralisées, plus intenses seraient le seul moyen de vaincre. Comme le soulignait sur ce site Romain Huet, se font jour doutes ou lassitudes quant aux formes routinisées de la protestation.
Autre parfum des années 68 que le constat persistant d’une « société bloquée » que proposait alors feu le sociologue Michel Crozier. Si on peut ne partager ni tout le diagnostic, ni les préconisations de cet auteur, il n’était pas sans lucidité sur l’extraordinaire incapacité des élites sociales françaises à écouter, dialoguer, envisager d’autres savoirs.
Vouloir en finir énergiquement avec ce blocage n’est ni romantisme de la révolution, ni vain radicalisme, mais conscience de plus en plus partagée de ce que le système politique français semble être devenu l’un des plus centralisés, hermétique aux tentatives de contre-pouvoirs institutionnels (référendums, syndicats). Il est donc aussi le plus propre à stimuler les désirs d’insurrection et la possibilité de violences.
Erik Neveu, Sociologue, Université de Rennes 1 - Université de Rennes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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A lire... "Sois jeune et tais-toi" par Salomé Saqué...
EXTRAIT
Je ne pense pas une seconde pécher par naïveté ou idéalisme. Je suis au contraire persuadée que ma génération est, dans l’ensemble, réaliste, informée et courageuse. Je suis profondément convaincue que notre jeunesse peut sauver l’humanité. Et lorsque je dis « sauver l’humanité », je pèse chaque mot de ce que certains considéreront comme un poncif, car c’est bien la tâche qui nous incombe, collectivement : réparer ou sombrer. Jamais une génération n’a été comme la mienne au pied du mur. Il ne s’agit évidemment pas de dire que nous souffrons davantage ou de tenter vainement d’établir une échelle de valeur absurde dans la charge que chaque génération a eu à supporter depuis que le monde est monde. Si d’autres avant nous ont souffert – et bien davantage, indiscutablement –, la nouveauté est ailleurs : dans la responsabilité que nous, humains, avons dans la catastrophe à l’œuvre, et dans son irréversibilité. Cette responsabilité oblige ma génération comme aucune autre ne l’a été jusqu’ici.
En 1972, le rapport Meadows établi par des scientifiques mettait déjà en garde l’humanité sur l’état préoccupant de la planète, soulignant les limites à la croissance et appelant à des politiques volontaristes. Il était déjà question d’effondrement du système planétaire. En 1990 paraissait le premier rapport du GIEC, qui alertait de manière précise sur le réchauffement climatique et ses conséquences. Qu’a-t-il été fait entre-temps pour y échapper ? Rien de significatif. Depuis cette époque, l’empreinte carbone des Français a augmenté, la vente de SUV sur notre territoire a explosé, tout comme le trafic aérien ou les importations de biens. En quelques décennies, la température mondiale a augmenté de 0,8 °C, la biodiversité s’est effondrée et l’air et l’eau ont été encore plus pollués. L’urgence écologique – la plus grande menace pour l’humanité – n’a tout simplement pas été prise au sérieux, ni ici ni ailleurs.
Nous – ma génération et les suivantes – n’étions pas là, quand il aurait fallu prendre des décisions et que rien n’a été fait. Nous ne pouvions ni voter, ni consommer autrement, ni manifester, ni agir d’une quelconque façon, puisque nous n’étions pas nés. Pourtant, c’est bien nous qui subirons et devrons gérer les pires conséquences des décisions politiques des générations précédentes. Il n’y aura pas de retour en arrière en ce qui concerne l’écologie, puisque six limites planétaires sur neuf ont déjà été dépassées.
Salomé Saqué - Sois jeune et tais-toi
Méritocratie : une illusion française ?
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C ce soir Méritocratie : une illusion française ?
On interroge la question du talent et du mérite... avec l'une des grandes questions qui a surgi en plein débat sur la réforme des retraites : en France, en 2023, QUI MÉRITE QUOI ? Qu'on s'appel...
Mariame Tighanimine : «L’histoire de mon père ouvrier venu du Maroc est une page de l’histoire nationale»
Dans «Notre Histoire de France», la sociologue retrace la vie de son père, Marocain recruté et exploité dans les mines puis les usines Renault à partir des années 60, et de son frère, lui aussi ouvrier. Un récit intime qui raconte aussi le destin de dizaines de milliers d’immigrés originaires du royaume chérifien, et de leurs enfants.
C’est l’histoire d’une famille dont le père marocain est arrivé en France en 1963 pour travailler dans les mines, et n’est jamais reparti. Une histoire singulière qui raconte celle de milliers d’autres – ils seraient 80 000 Marocains à avoir été recrutés par un certain Félix Mora qui sillonnait les campagnes du royaume afin de trouver de la main-d’œuvre pour les mines des Houillères des bassins du Nord et du Pas-de-Calais.
Dans Notre Histoire de France (Stock), la sociologue Mariame Tighanimine livre un récit familial passionnant qui suit la trajectoire de son père, Lahcen, du fond de la mine jusqu’à la chaîne de l’usine Renault de Flins, puis celle de son frère Jamel, qui marche dans les pas ouvriers du père et qui a tout fait pour se défaire de l’image du jeune de banlieue à laquelle il était sans cesse ramené. Destin entravé par le poids des déterminismes auquel les cinq sœurs réussiront à échapper. «Je suis comme beaucoup de Français·e·s, le produit d’une partie de l’histoire postcoloniale faite d’exploitation, d’exil, de déracinement et d’enracinement», écrit l’autrice.
Question inévitable : comment appréhendez-vous la rencontre France-Maroc en demi-finale de la Coupe du monde de football ?
J’avoue être gênée car ce Mondial me pose problème. Le Qatar est un pays autoritaire qui traite les travailleurs étrangers comme des quasi-esclaves. Ils sont nombreux à être morts en construisant des stades qui sont aujourd’hui des cimetières foulés par des millionnaires tapant dans un ballon. En outre, cette Coupe du monde est une hérésie écologique et sanitaire.
Cela étant dit, j’admets ne pas être indifférente à cette demi-finale. Le travail accompli par les joueurs marocains est remarquable. J’ai une affection particulière pour cette équipe où beaucoup de joueurs ont des parents qui font partie, comme les miens, de la diaspora ouvrière et populaire marocaine. Ils sont par ailleurs nombreux à être originaires du Rif, cette région contestataire du nord du Maroc qui a souvent été réprimée par la monarchie. Cette région qui a vu naître la première république d’Afrique entre 1921 et 1926, a été bombardée au gaz moutarde lors de la guerre dite de «pacification du Maroc», qui a duré une trentaine d’années, notamment sous l’Espagne de Franco et la France de Pétain, avec la bénédiction des ancêtres de Mohammed VI, l’actuel roi du Maroc. Cette région a connu, de 2016 à 2017, le fameux mouvement populaire du Rif où de nombreux citoyens, descendus dans la rue pour demander plus de justice sociale et des hôpitaux, se sont retrouvés torturés en prison – le plus connu étant Nasser Zefzafi. Voir au sein de l’équipe marocaine ces enfants du Rif, c’est une revanche sur le traitement fait à cette région et à ses habitants.
Enfin, le Maroc est un pays africain. Les instances mondiales du football ont souvent été méprisantes – pour ne pas dire racistes – envers ce continent et ses joueurs. Qu’un pays africain accède pour la première fois de l’histoire du Mondial à une demi-finale est un événement historique qui a son importance.
Quel a été le déclic qui vous a décidé à remonter le cours de votre histoire familiale ?
Lors de mes cours de sociologie du travail à la fac, on m’a fait lire l’Etabli de Robert Linhart [le récit autobiographique d’un ouvrier des usines Citroën, ndlr]. Linhart parle de ses collègues immigrés, des Arabes moins bien traités que les Européens, et des noirs encore moins bien traités que les Arabes. Autour de moi les étudiants ne venaient pas du même milieu que moi et lisaient avec curiosité ce témoignage.
Quant à moi, je ressentais un peu de honte à réaliser que je ne connaissais pas l’histoire ouvrière de mes parents. J’avais toujours su que j’étais Française d’origine maghrébine et de culture musulmane. Mais je découvrais seulement alors que j’étais fille de prolétaire. Je me souviens bien de l’uniforme Renault de mon père qui a travaillé à la chaîne pendant plus de trente ans, je me souviens aussi du catalogue de jouets de Noël du comité d’entreprise… Mais j’ignorais même qu’avant son arrivée à Flins, mon père avait été mineur dans le Pas-de-Calais. Dans le quartier du Val Fourré où j’ai grandi, les enfants d’immigrés marocains comme moi, nombreux, parlaient bien parfois d’un mystérieux «Mora». Nos pères étaient venus en France avec «Mora», entendait-on, sans qu’on sache très bien s’il s’agissait d’un homme ou d’un système, d’une personne réelle ou d’un mythe.
Et pourtant, découvrez-vous, des centaines de milliers de Français d’origine marocaine ont un lien avec ce «Mora». De qui et de quoi s’agit-il ?
En 1963, mon père entend dire qu’un certain Félix Mora, ancien militaire de l’armée coloniale, missionné par les Charbonnages de France pour trouver du muscle à bas coût, sillonne les villages marocains pour embaucher. Dans ces régions marocaines très enclavées, les habitants, pauvres et vivant souvent en autosuffisance, n’auraient pas pu mettre le Pas-de-Calais sur une carte… Mon père, qui ne pesait pas lourd à l’époque, accompagne son oncle au recrutement et c’est lui qui est retenu. Il part alors à Agadir pour une visite médicale, s’évanouit lors de la prise de sang et embarque dans la cale du bateau le Lyautey – premier résident général du Maroc colonisé, quel symbole !
Sur son passeport, on lui a arbitrairement donné le nom de son village, Tighanimine, et 23 ans, alors que, selon lui, il en avait à peine 16. L’histoire de mon père est celle de dizaines de milliers de Marocains, c’est une page de l’histoire nationale, celle de l’un des recrutements de main-d’œuvre étrangère le plus ambitieux de l’histoire contemporaine française. Au total, quelque 80 000 Marocains auront été ainsi recrutés dès la fin des années 50 dans les campagnes, avec l’accord du royaume, pour venir travailler dans les mines des Houillères des bassins du Nord et du Pas-de-Calais. Des chercheurs [comme l’ethnologue Marie Cegarra (1)] ont commencé à défricher cette page de l’histoire industrielle et ouvrière française, une histoire (post)coloniale centrale, encore méconnue.
Le premier jour de travail, dans une mine de Lens, votre père et quelques autres ont si peur du bruit de l’ascenseur qui plonge à 800 mètres sous terre qu’ils refusent de descendre. Preuve qu’il ne savait pas où il mettait les pieds…
Il a eu peur. Il ne s’attendait pas à cette dureté-là. Les Marocains étaient aux postes les plus dangereux, mon père n’a connu que le fond, de 1963 à 1971. Il était notamment à l’abattage, un travail de première ligne qu’il effectuait en échange d’une paie de 250 francs payés tous les quinze jours, un logement et du charbon gratuits. Les Charbonnages de France les ont recrutés jeunes, analphabètes – des conditions qui convenaient également à l’Etat marocain qui n’avait pas non plus intérêt à ce que ces hommes se conscientisent, se politisent. Les mineurs marocains se sont vite rendu compte que lorsqu’ils rentraient au pays, ils étaient contraints de faire une nouvelle visite médicale avant de repartir travailler en France. S’ils n’étaient pas aptes, ils y restaient au pays, leur contrat – déjà court et plus précaire que celui des autres mineurs – s’arrêtait. C’était une manière de renouveler la main-d’œuvre si elle n’était pas en bonne santé.
Bien évidemment que mon père a été exploité – il faisait partie du lumpen-prolétariat des mines. Il n’a jamais cessé d’être le perdant du capitalisme. Pourtant, il a aimé le Nord. C’est le lieu de sa jeunesse, le lieu où il se nourrit mieux, où il reprend des couleurs. Là où il découvre le cinéma, le foot, la piscine, la limonade. L’exploitation aussi, bien sûr, mais également les copains, d’autres nationalités. Je suis retournée avec lui sur les lieux, tout a été rasé.
Si mon père n’a pas eu conscience de l’importance de l’histoire qu’il a vécue et de son appartenance à la classe ouvrière française c’est sans doute aussi parce que ces ouvriers marocains venus en France pour fermer les mines qui n’étaient plus rentables n’ont pas été inclus dans le mythe des «gueules noires». Ils ont d’ailleurs accompagné la disparition de ce groupe professionnel.
Vous décrivez une autre trajectoire emblématique, celle de votre frère aîné, seul garçon de la fratrie, qui a travaillé dans la même usine que votre père : comment l’expliquez-vous ?
Avec mon frère, nous n’avons pas la même histoire, du fait de sa situation d’homme, d’ouvrier, d’aîné. Notre rapport au quartier, à la religion a été différent. Lui et moi avons quinze ans de différence. Il a suivi le chemin qui lui était tracé, celui d’un jeune Maghrébin orienté vers les filières techniques, parce qu’il fallait de la main-d’œuvre sur les chaînes de l’industrie automobile. Il ne savait rien des autres possibilités et personne n’est venu à l’école pour le sortir de ce chemin. Mes sœurs et moi, nous sommes des erreurs statistiques, nous avons eu une destinée sociale, des diplômes du supérieur que nous n’aurions pas dû avoir quand on regarde la situation de ceux qui nous ressemblent socialement. On était toutes voilées, on a fréquenté la mosquée, plus que mon frère, et au-delà du fait qu’on voulait y gouverner nos manières de nous habiller, de réfléchir, on y cultivait l’idée qu’il fallait bien travailler à l’école.
A mon frère, on a insufflé l’idée qu’en tant qu’homme, il devait travailler pour assumer la famille. C’est d’ailleurs grâce à lui que nous avons pu quitter le Val Fourré. A 25 ans, il s’est porté garant d’un prêt immobilier pour mes parents qui ont pu accéder à la propriété dans une ville des environs. Il a échappé à la délinquance grâce au sport, à la musique qu’il pratiquait dès qu’il pouvait, c’est un grand percussionniste. Pourtant, il s’est retrouvé à l’usine comme tant d’autres fils d’ouvriers avec cette idée qu’il était fait pour ça et rien d’autre, et il s’est tué à la tâche pour montrer qu’il était peut-être à la chaîne mais qu’il faisait bien son travail. A l’armée, c’était la même chose.
Toute sa vie, il a subi le racisme ordinaire et a cherché à montrer qu’il ne collait pas à l’image du jeune de banlieue délinquant. Jusqu’à passer à côté de ses droits, à ne pas demander les formations qu’il aurait dû avoir, jusqu’à se limiter, parce qu’il ne faut pas faire de vague ni de bruit. Il n’a été épargné par personne, ni par sa condition sociale, ni dans l’entreprise, ni même au sein de sa famille. Et pourtant, il a pu quitter la chaîne pour le technocentre où le rythme était moins intense et le travail moins pénible. Mon père et mon frère représentent une majorité silencieuse.
Vous soulignez une place de la religion de plus en plus importante au sein de votre famille, que s’est-il passé ?
Notre religiosité a suivi celle du quartier et plus généralement celle du groupe social «Maghrébins en/de France» et celle des pays d’origine, liée à l’expansion du wahhabisme par les livres, les chaînes satellitaires, le financement des mosquées. C’est en fouillant dans nos archives personnelles que je me suis rendu compte que mes parents sont arrivés en France sans barbe, sans voile, les cheveux lâchés ou avec un petit foulard berbère. Je vois sur les photos des fêtes mixtes et je me dis : Moi, je n’ai pas vécu ça ! Dans mon enfance, les hommes et les femmes se fréquentaient, nous n’étions pas rigoristes mais il y avait quand même la pièce des femmes et la pièce des hommes. Ma mère a porté le voile tardivement, mes grandes sœurs l’ont porté à l’adolescence, moi à 10 ans. Je l’ai retiré dix-huit ans plus tard comme je l’ai expliqué dans mon manifeste antiraciste et féministe Dévoilons-nous.
Dans votre récit, vous veillez à ne jamais parler à la place de votre père ou de votre frère…
Quand j’ai évoqué devant mon père le fait que les pratiques de Mora étaient parfois proches de celles des négriers, j’ai tout de suite vu qu’il n’appréciait pas cette lecture. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit : «T’es pas contente d’être ici ?» Qui suis-je pour venir les regarder en surplomb ? Ce serait leur infliger une nouvelle violence. Ils sont extrêmement conscients de ce qu’ils sont, du rôle qu’on leur a demandé de jouer et de celui qu’ils ont accepté de jouer. Ne pas trahir leur pensée, retranscrire leur parole, c’est leur rendre leur humanité. Qui je suis pour leur dénier le droit de penser par eux-mêmes, pour estimer qu’ils «ne se rendent pas compte», qu’ils sont «aliénés» ? Le poids des structures, de la reproduction sociale est écrasant mais les individus conservent une part d’autonomie, même dans les contextes extrêmes.
Votre père n’est pas un homme qui s’épanche. Comment avez-vous réussi à le sortir du silence ?
Simplement l’histoire d’un immigré marocain venu travailler en France, et qui y a trouvé la liberté, la sécurité, la paix et des conditions de vie décentes pour lui et sa famille. Pourtant ce parcours singulier est aussi une histoire qui touche à l’universel, à celle de milliers d’autres immigrés. Mon père n’avait pas conscience de l’histoire collective dans laquelle il s’inscrit ni de ce que tout ce qu’il a apporté, comme les autres travailleurs immigrés, à la France.
Sonya Faure et Anastasia Vécrin
(1) La Mémoire confisquée, les mineurs marocains dans le nord de la France de Marie Cegarra aux Presses universitaires du Septentrion.
A lire... "Le langage de l’amour. De la rencontre à la rupture, comment les mots révèlent nos sentiments" - Julie Neveux
EXTRAITS
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«J’ai rencontré quelqu’un» : reconnaître l’amour
C’est la première phrase du roman amoureux – qu’on se raconte parfois tout seul. On a besoin de la produire, pour soi ou les autres, pour mettre en scène une bascule entre la vie réelle et l’histoire qu’on en tire. Qualifier ce moment de «rencontre» le transforme en événement signifiant et l’inscrit dans le registre sentimental. L’être qui tombe amoureux éprouve le besoin d’écrire un récit où il s’institue comme sujet, héros ou héroïne d’une histoire ouverte. Ce «quelqu’un» est toujours indéfini car la charge sémantique porte sur le mot rencontre. L’attention porte sur cette rupture, une ouverture des possibles qui se caractérise par une explosion du langage. Dès lors, celui-ci vient donner de la substance à nos fantasmes. Avant même la cristallisation dépeinte par Stendhal, l’imaginaire se déploie envers une personne qu’on connaît encore très peu, à partir d’un simple nom. C’est la rencontre de cet imaginaire avec le réel qui va construire le sentiment.
«On l’a fait» : pratiquer l’amour
Cet euphémisme jette un voile pudique sur la réalité, le pronom remplaçant l’acte sexuel. Tout le monde comprend l’implicite car la chose est à la fois essentielle et taboue, l’amour est tellement central qu’il rend possible l’effacement du nom. Paradoxalement, cette absence dit la mise en pratique d’un sentiment, le seul d’ailleurs que l’on puisse «faire». Vestige d’une pudeur passée – car le langage est souvent en retard sur nos mœurs, nos façons d’être et de s’aimer, la formule a aussi un côté infantile car elle acte une victoire, la joie d’être allé au bout, comme une consécration. De plus, faire l’amour, c’est le faire ensemble : le double sujet montre la réciprocité des amants. A l’inverse, «fais-moi l’amour» ou «j’ai envie de te faire l’amour» esquisse des rôles asymétriques par la distribution des pronoms, toutes sortes de scénarios et d’interactions possibles dans l’acte sexuel.
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«Mon cœur, mon bébé, mon lapin» : la désexualisation
A double tranchant, ces tendres surnoms apparaissent quand «l’amour-possession» s’installe. Rebaptiser est une tendance naturelle qui sert à redéfinir l’identité de l’autre à l’aune du lien qu’on entretient avec lui, comme une renaissance. Le nouveau nom exprime cette complicité et intervient quand l’autre devient un objet familier. Il est statufié, nié dans la complexité de son existence : un être nuancé, qui nous échappe nécessairement. Parce que le bestiaire amoureux (chat, lapin, bichon) cesse d’informer sur le genre de la personne, il contribue à désexualiser.
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«Je ne t’aime plus» : le couperet
C’est la sentence la plus tragique et difficile à prononcer. Elle l’est d’ailleurs rarement lorsqu’on est à bout. Elle est la seule à pouvoir signifier la fin du contrat amoureux, la fin d’une histoire, toujours empreinte de confusion sentimentale. On a du mal à dire que l’amour, qu’on pensait durable, est révolu, avec cette négation qui percute tout ce qui a été construit. D’autant que souvent, on aime encore, d’une façon non amoureuse. On reconnaît toujours un lien, fait de bienveillance, de tendresse, mais on éprouve de façon fragmentée des sentiments qui fondaient ensemble le désir fusionnel initial d’être avec l’autre. Elle s’écrit à la première personne car il en suffit d’une pour défaire l’union quand il faut deux sujets se répétant «je t’aime» pour faire couple. En abolissant la réciprocité, celui qui part s’abstrait de devoir rendre des comptes. Il est souvent sommé de fournir des explications, or la fin de l’amour ne s’explique pas, elle se constate. Se découvrir n’aimant plus suscite, autant que de la tristesse, une stupeur, un étonnement.
Clémence Mary et Anna Chabaud
Le Langage de l’amour. De la rencontre à la rupture, comment les mots révèlent nos sentiments (Grasset, 2022).
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"Je t'aime", "j'ai sorti les poubelles", "tu te souviens ?"... L'amour avec la langue
"Vous avez ken ? - Non, on s'est juste pécho, mais gros crush" : bien sûr, en matière amoureuse comme ailleurs, il y a "l'argot des jeunes" que ceux qui le sont moins reprennent volontiers pour ...