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Vivement l'Ecole!

politique

Travailleurs étrangers : les grands oubliés de la réforme des retraites, par Najat Vallaud-Belkacem

24 Mars 2023 , Rédigé par Libération Publié dans #Politique, #Sociologie

Travailleurs étrangers : les grands oubliés de la réforme des retraites, par Najat Vallaud-Belkacem

De nombreux secteurs de nos économies, dont les emplois sont peu valorisés, ne fonctionnent que grâce aux travailleurs étrangers, voire au travail non déclaré. Nous avons besoin d’une politique d’immigration du travail qui concilie efficacité et humanité, selon l’ancienne ministre socialiste.

La grève reconductible engagée contre la réforme des retraites par les éboueurs a braqué les regards sur ces travailleurs essentiels au bon fonctionnement d’un pays, de son économie et de la vie quotidienne de ses habitants. Quand ils cessent le travail, les villes sont paralysées et retiennent leur souffle.

Les tournées éprouvantes, les horaires morcelés et inhabituels, les accidents du travail deux fois supérieurs à la moyenne nationale, l’espérance de vie plus courte et les rémunérations au ras du smic… tout cela justifiait largement leur refus majoritaire d’être obligés de courir derrière un camion deux années supplémentaires. Comme pour tant d’autres travailleurs de première ligne applaudis pendant la pandémie, la réponse du gouvernement à leur demande de reconnaissance, de revalorisation salariale ou de meilleure prise en compte de la pénibilité fut, avec la réforme des retraites, cinglante d’injustice et de mépris.

Va pour le gouvernement, tout a été dit. Mais revenons à nous, collectivement. Tous ceux qui déplorent la gêne liée à ce mouvement social ne sauraient plus longtemps détourner le regard de la situation de ces travailleurs ou de leurs conditions de travail. Tout comme ils ne peuvent plus désormais ignorer l’importance parmi eux des travailleurs immigrés, qui représentent près de 15 % des éboueurs au niveau national et même plus de 60 % des agents de propreté et aides à domicile en Ile-de-France.

La majorité de ceux à qui nous demandons de collecter les déchets et d’assainir les rues sont des immigrés de première et de seconde générations, originaires de pays d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Cette grève invite donc également à interroger les conséquences de la réforme des retraites pour les travailleurs étrangers auxquels notre pays confie tant de métiers essentiels à son fonctionnement. Car ce sont aujourd’hui des victimes oubliées de cette réforme.

Surreprésentation avec des carrières hachées

La France comptait en 2019 un peu plus de 1,7 million de travailleurs étrangers qui exerçaient un emploi, souvent dans des secteurs en pénurie de recrutement, et représentaient environ 14 % des actifs en emploi. Le droit à la retraite, au financement de laquelle ils contribuent directement durant leur vie active, leur est ouvert dans les mêmes conditions que les Français, sous réserve, depuis la loi Pasqua de 1993, de pouvoir justifier de la régularité du séjour au moment de liquider ses droits.

Premier constat donc : notre pays s’accommode très bien du travail illégal lui permettant d’encaisser les cotisations acquittées pendant des décennies par des milliers de travailleurs en situation irrégulière et leurs employeurs parfois peu scrupuleux, mais demande subitement des papiers au moment de leur verser la pension à laquelle ils ont droit.

Mais comme tant d’autres, à commencer par les femmes, l’égalité formelle des droits face à la retraite recoupe en réalité une inégalité de fait des situations et conditions de travail, qui conduit les étrangers à percevoir des retraites beaucoup plus faibles que les ressortissants français. Surreprésentés dans les emplois précaires, notamment pour les travailleurs les moins qualifiés, ils subissent à la retraite les conséquences de carrières hachées et incomplètes. Leurs salaires sont plus faibles et les licenciements sont plus fréquents au sein de cette catégorie de travailleurs, sans même évoquer les conséquences des discriminations lors de l’embauche ou des promotions, ou les impayés de cotisations retraites d’employeurs qui profitent de la méconnaissance de leurs droits.

Quant aux étrangers arrivés sur le territoire tardivement à l’âge adulte, ils n’auront pas travaillé suffisamment en France pour pouvoir avoir une retraite à taux plein. En 2021, la Caisse nationale d’assurance vieillesse a ainsi mis en évidence le fait que 61 % des non-recours complets aux droits à la retraite des 70-90 ans en France sont déjà le fait de personnes nées à l’étranger. La réforme du gouvernement va donc aggraver la situation de ces travailleurs immigrés, aux métiers pénibles et aux parcours professionnels morcelés, pour lesquels les périodes d’inactivité ou d’absence de titres de séjour réduisent les possibilités d’une ouverture des droits à la retraite sans décote. Une raison de plus de refuser le passage en force du gouvernement sur cette réforme.

Contribution essentielle des travailleurs venus d’ailleurs

Il n’est plus possible de détourner le regard de la contribution essentielle des travailleurs venus d’ailleurs à notre vie commune. De nombreux secteurs de nos économies, dont les emplois sont peu valorisés, ne fonctionnent que grâce aux travailleurs étrangers, voire au travail non déclaré. Parmi les secteurs en première ligne lors de la crise sanitaire de 2020, nombreux étaient les travailleurs étrangers qui ont répondu présents pour la nation. Avons-nous la mémoire si courte ?

D’après Pôle Emploi, en 2019, les pénuries de recrutement frappaient en priorité les aides à domicile et ménagères, les agents d’entretien de locaux, les aides-soignants, les conducteurs routiers, les employés et agents polyvalents de cuisine, autant de métiers aux conditions de travail difficiles ou aux faibles salaires. Faute d’une revalorisation de ces métiers, le recours à une main-d’œuvre étrangère demeurera la seule solution pour ne pas mettre le pays et autant de services essentiels à l’arrêt.

Faute d’une politique d’immigration du travail calibrée à hauteur des besoins, des dizaines de milliers de clandestins continueront de travailler dans ces secteurs la peur au ventre, à la merci d’employeurs peu scrupuleux ou avec la crainte de l’expulsion, privés de leurs droits, dans l’attente d’une régularisation concédée au compte-gouttes. Faute d’une immigration de travail à la hauteur des enjeux démographiques, il sera illusoire de continuer à s’opposer au fait de travailler plus longtemps pour financer la protection sociale.

L’immigration est largement positive

Les mirages du retour à une politique nataliste brandis par la droite et l’extrême droite, alors même que la France connaît un taux de fécondité parmi les plus élevés d’Europe et qu’aucun pays au monde n’ayant achevé sa transition démographique n’a connu de retour en arrière, ne pourront pas faire illusion bien longtemps face aux enjeux du vieillissement de la population active. Face à une opinion publique majoritairement influencée par les discours appelant à la fermeture des frontières, il est grand temps d’affirmer que l’immigration est largement positive, pour la croissance, l’innovation et les contributions fiscales et sociales qu’elle apporte au pays.

Dire cela, ce n’est pas fermer les yeux sur les obstacles et problèmes bien réels que posent les difficultés d’intégration ou d’insertion professionnelle en rapport avec l’immigration, c’est au contraire se donner les moyens d’y apporter des réponses efficaces, sans se bercer d’illusions, et en refusant la facilité consistant à jeter des boucs émissaires en pâture à l’opinion pour expliquer toutes nos difficultés.

Ce n’était pas le chemin pris par une loi asile immigration annoncée depuis des mois par le gouvernement et désormais déprogrammée. Ni par les discussions préparatoires à cette loi au Sénat : il faut aller voir les amendements adoptés en commission par les sénateurs de droite pour y croire : définition de quotas annuels d’immigration par le Parlement, resserrement des critères d’éligibilité au regroupement familial, restriction des conditions pour bénéficier du titre de séjour «étranger malade»…

Surenchère assumée avec l’extrême droite

Sans parler de l’adoption, dans un sinistre écho aux théories du Rassemblement national, de la suppression de l’accès des sans-papiers à l’aide médicale d’Etat, au mépris des besoins médicaux des personnes malades autant que des intérêts sanitaires du pays. Insupportable vide de la pensée que cette théorie de l’«appel d’air migratoire» mille fois démontée par la recherche et pourtant jusqu’à la nausée convoquée en renfort de positions qu’on peine, encore plus que par le passé, à ne pas qualifier tout simplement de racistes. Car l’accueil des déplacés ukrainiens est entre-temps passé par là, qui nous a démontré qu’on comprenait la nécessité et qu’on savait, quand on le voulait, permettre à des gens dans la détresse d’accéder sans attendre à un toit, un travail ou des soins d’urgence.

Difficile de ne pas voir dans ces thèses abondamment déversées sur les plateaux télé une permission quasi expresse accordée aux identitaires et à leurs quotidiennes agressions contre ceux qui font encore vivre la République dans ses valeurs : des intrusions chez les sauveteurs épuisés de SOS Méditerranée aux tags orduriers sur les façades des associations, en passant par les menaces et désormais passages à l’acte envers des élus comme à Callac ou à Saint-Brévin… où est d’ailleurs la réaction à la hauteur des pouvoirs publics ? On l’attend toujours.

De cela au Sénat, il ne fut pas question, seule comptait la surenchère assumée avec l’extrême droite. Comment ne pas comprendre que, dans ce contexte, la dépendance politique dans laquelle le gouvernement s’est placé à l’égard des Républicains dans le cadre du débat législatif sur la réforme des retraites ait fait craindre le pire quant à ce qu’il serait ressorti de ce texte sur l’Immigration ? Que le gouvernement y renonce est encore ce qu’il y a de mieux.

Puissent à la place femmes et hommes de bonne volonté dans ce pays se rendre compte que parfois les exigences d’efficacité et d’humanité se rencontrent. Efficacité : notre pays a besoin de travailleurs venus d’ailleurs pour occuper des emplois comme pour contribuer à payer nos retraites. Humanité : nous nous honorons à les traiter dignement, qu’ils aient été chassés de chez eux ou qu’ils soient simplement à la recherche d’un avenir meilleur. Voilà, c’est aussi simple que cela.

Najat Vallaud-Belkacem, directrice de l'ONG "ONE France", Présidente de France Terre d'asile

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En grève...

22 Mars 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Politique

Ras-le-bol et névroses françaises

En grève !

CC

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Emmanuel Macron face à la confrontation inédite de trois légitimités

22 Mars 2023 , Rédigé par Libération Publié dans #Politique

Emmanuel Macron face à la confrontation inédite de trois légitimités

Voulu par le maire RN, Louis Aliot, le lieu commémore une figure de l’Algérie française. Sans réaction de la préfecture et au grand chagrin des descendants des personnes assassinées par le mouvement terroriste.

En France, les institutions consacrent deux légitimités politiques complémentaires et parfois concurrentes : celle du président de la République, élu directement par les Français, et celle des députés, élus, eux aussi, par le suffrage universel direct. Constitutionnalistes, journalistes et élus dissertent, à l’infini, sur les effets de ces deux légitimités l’une sur l’autre. L’instauration du quinquennat et l’élection du président qui précède maintenant de quelques semaines l’élection législative (appelé dans le débat courant «inversion du calendrier») consacrent définitivement la supériorité symbolique (et donc politique) du président sur les députés. Le rôle et le statut du Premier ministre, cet être hybride, nommé par le président mais responsable devant le Parlement, donc à cheval sur deux légitimités, n’a plus de raison d’être. La supériorité du président devrait aboutir à ce que, lorsqu’il y a une crise sociale et politique (nous y sommes), celui-ci, dans une posture arbitrale et surplombante, ait le dernier mot. Mais ça grippe.

Cette légitimité n’est pas institutionnelle, mais elle est historique

Les rédacteurs de la Ve République voulaient que l’exécutif et sa tête bicéphale (président et Premier ministre) dominent les débats. Il s’agissait d’en finir avec ce que le général de Gaulle appelait «le régime des partis». Souvent, le président tranche contre l’Assemblée, ou pour la contraindre, en imposant une procédure presque sans vote (49.3, vote bloqué, ordonnances, temps de délibération raccourci…), ou au jour le jour en imposant le rythme des travaux du Parlement et son ordre du jour. Il le fait au nom du peuple qui l’a élu et de son lien direct avec celui-ci avec l’idée que les députés, organisés en groupes parlementaires partisans, obéissent encore, malgré le fait qu’ils soient, eux aussi, élus directement par le peuple, à une logique partisane. Mais nous sommes en France et il existe une troisième légitimité. Celle de la rue et des manifestations.

Cette légitimité n’est pas institutionnelle, pas officielle mais elle est historique. N’importe quelle manifestation de rue ne doit pas être vue comme porteuse de légitimité comparable à celle qui précède des élections bien sûr, mais comme notre démocratie, la République et même notre modèle social proviennent de la rue (1789, 1848, 1936, 1945, 1968), celle-ci a acquis un statut particulier dans notre imaginaire collectif et notre pratique politique. Il est des mouvements sociaux et politiques populaires qui, s’ils sont massifs sur le pavé et largement soutenus sur la durée, maintenant que les instruments de mesures de l’opinion sont fiables et reconnus, acquièrent une légitimité informelle mais puissante, incompréhensible par les observateurs étrangers. Le mouvement contre les 64 ans est de ceux-là.

Une configuration inverse à celle de 1962

Seulement, cette fois-ci, la rue et le Parlement sont du même côté. Dans le conflit de légitimité Parlement-président, nos institutions donnent plus d’armes au président. Mais là, il s’agit d’un conflit à trois légitimités : Parlement et rue versus président. Dès lors, comment faire ? Il y a bien aujourd’hui une majorité, négative certes mais majoritaire, pour s’opposer à la réforme. Le Parlement, la rue et l’opinion sont ensemble contre le président. Le président est seul puisque les partis qui le soutiennent n’ont pas acquis d’existence politique propre et identifiée et n’ont pas su rassembler une majorité sur le texte. Nous sommes donc dans une configuration inverse à celle de 1962 qui voyait le président passer outre le Parlement par un référendum pour consacrer l’alliance chef de l’Etat-peuple contre les partis représentés à l’Assemblée nationale. Deux légitimités contre celle, fragile, compte tenu des conditions de son élection, du président de la République.

C’est un équilibre des forces, un format de confrontations des trois légitimités inédit. Les conséquences politiques sont, de fait, plus incertaines que jamais après l’échec de la motion de censure contre le gouvernement. Emmanuel Macron qui, depuis le début de cette crise, n’a pas fait preuve d’imagination créative en matière de gouvernance, devra se faire violence et proposer une issue rapidement.

Thomas Legrand

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SNU - "... la mesure évoque un retour au service militaire, suspendu en 1997 ..."

15 Mars 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Politique, #Histoire, #Education

SNU - "... la mesure évoque un retour au service militaire, suspendu en 1997 ..."
Le Service national universel, un retour en arrière ?
Lionel Pabion, Université Rennes 2

Contesté dès son lancement en 2018, le Service national universel (SNU) fait à nouveau parler de lui. Le dispositif a concerné 15 000 jeunes entre 15 et 17 ans en 2021 et la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse Sarah El Haïry a indiqué être favorable à sa généralisation à l’ensemble d’une classe d’âge.

En quoi consiste ce dispositif ? Lancé en 2018 et actuellement fondé sur le volontariat, le Service national universel se compose d’un « séjour de cohésion » de 12 jours dans des centres dédiés – avec un uniforme et des rituels comme le lever des couleurs –, d’une mission d’intérêt général, puis d’un « engagement volontaire » facultatif, qui peut prendre la forme d’un service civique, d’un service militaire volontaire, ou d’un engagement dans la réserve opérationnelle.

Si les modalités précises de sa potentielle généralisation restent à définir, la mesure évoque un retour au service militaire, suspendu en 1997.

Pourtant, le SNU n’est pas le service militaire. Ses objectifs sont flous, évoquant pêle-mêle la « cohésion nationale », la « culture de l’engagement », la sensibilisation aux enjeux de défense, l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté.

De cette manière, ce projet s’inscrit dans une longue histoire. Les tentatives de mêler école, armée et monde associatif sont en effet une constante depuis les débuts de la IIIe République, dans les années 1870-1880. Revenir sur ce passé permet de mettre en perspective ces tentatives et leurs impasses.

Durant la IIIᵉ République, former des citoyens-soldats

Les dimensions militaires et éducatives sont indissociablement liées dans l’histoire de la République. Dès 1871, un des pères fondateurs de la IIIe République, Léon Gambetta, affirmait vouloir instituer une école du citoyen-soldat : « je ne veux pas seulement que cet homme pense, lise et raisonne, je veux qu’il puisse agir et combattre. Il faut mettre partout, à côté de l’instituteur, le gymnaste et le militaire ».

Ainsi, les grandes lois des années 1880 qui ont rendu l’école gratuite et laïque comprennent dès le départ un volet militaire, avec une gymnastique obligatoire dans les écoles primaires (loi George). Des « bataillons scolaires » existent même pendant quelques années. Les adolescents y apprennent à marcher au pas, le dimanche matin, en uniforme, fusil de bois à l’épaule, sous les ordres d’un sous-officier.

Cette dimension militariste s’atténue au tournant du siècle, mais ne disparaît jamais totalement. La mémoire collective a complètement oublié l’existence du « tir scolaire » dans les années 1900, avec l’organisation d’un championnat de France de tir à la carabine, dans les écoles, sous l’égide des instituteurs.

Défilé d’un bataillon scolaire à Breteuil-sur-Noye (Oise), en 1899. Musée national de l’Éducation, INRP Rouen, via Wikimedia

Dans le même temps, l’armée devient une armée nationale, avec la mise en place progressive d’un service militaire véritablement universel en 1889, encore plus égalitaire après la loi de 1905, qui impose le service de deux ans pour tous.

Les militaires imaginent alors, comme le montre un article du maréchal Hubert Lyautey resté célèbre, que les officiers doivent assumer un « rôle social », prolongeant l’effort éducatif des instituteurs. L’expérience partagée de la caserne est alors vue comme un facteur décisif d’unification culturelle d’un pays encore très divers.

L’idée d’associer cadre militaire et ambition éducative n’est donc pas neuve. Elle n’avait pourtant pas le même sens hier qu’aujourd’hui. L’éducation civique n’était pas l’objectif principal du service militaire. C’était avant tout un dispositif de défense, dans un contexte international où la guerre était un horizon très proche, comme l’a montré le déclenchement soudain de la Première Guerre mondiale en 1914.

Le service militaire, une institution nationale

La Grande Guerre a d’ailleurs un effet très direct. Le service militaire est resté une institution importante dans la société française, avec l’idée que seule une armée forte garantissait la paix et l’indépendance de la France.

En revanche, l’uniforme militaire est sorti presque totalement de l’école dès les années 1920. Ce qui devient le « ministère de l’Éducation nationale » dans les années 1930 ne s’occupe plus guère de former des soldats.

L’épisode des « chantiers de jeunesse », durant la période du régime de Vichy, relance au contraire l’idée de former des groupements éducatifs dans un cadre militaire ou paramilitaire. L’ambition en était idéologique, mais il s’agissait aussi de remplacer la conscription, interdite par le traité d’Armistice de 1940.

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Hors cette parenthèse vichyste, des années 1920 à la guerre d’Algérie, le service militaire est donc resté donc une institution proprement militaire, avec une séparation plus nette entre l’armée et le secteur éducatif. Les conscrits ont été mobilisés en 1939, et plus tard le contingent des appelés a été massivement envoyé assurer le « maintien de l’ordre » en Algérie, selon l’expression des années 1950, notamment durant la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962.

Les années 1960 constituent un intense moment de réflexion et de débat autour de l’utilité du service militaire, notamment à propos de son coût et de la place à laisser à l’objection de conscience, qui reçoit un statut officiel en 1963.

La situation à partir des années 1970 est bien différente. La France continue à faire la guerre régulièrement, mais dans des opérations lointaines, qui mobilisent des troupes bien entraînées et équipées de matériel de plus en plus technique. L’armée devient donc progressivement une armée de métier.

Le service militaire obligatoire de 12 mois puis de 10 mois, devenu coûteux et inutile militairement, est suspendu par le président Jacques Chirac ; la mesure rentre en vigueur en 1997. Plus de 30 % d’une classe d’âge était exemptée, pour des raisons médicales ou administratives (soutien de famille, par exemple), et les formes de services étaient très diverses, y compris sous des formes civiles.

Le Service national universel, pour quoi faire ?

Si de nombreux hommes politiques voient aujourd’hui dans la suppression du service militaire une erreur, il y a matière à douter de l’intérêt d’un retour en arrière.

D’un point de vue pragmatique, aucun des objectifs affichés par le SNU ne relève véritablement du domaine professionnel des militaires, à savoir la défense de la France. Comme le rappelle régulièrement la chercheuse Bénédicte Chéron, il semble y avoir un malentendu sur le rôle effectif de l’armée. L’encadrement d’adolescents ne semble pas relever des missions fondamentales de forces qui souffrent déjà de problèmes de financement. Il faut d’ailleurs noter la méfiance de nombreux militaires envers le dispositif.

En 2019, Gabriel Attal, alors secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale, et Frédérique VIDAL, ex-ministre de l’Enseignement supérieur, lancent le Service national universel dans le Nord.

De plus, des difficultés de recrutement des encadrants ont été soulignées par les rapports sur la mise en place progressive du dispositif. Cette inadaptation a déjà provoqué des incidents médiatisés, comme cette punition collective en pleine nuit à Strasbourg, ordonnée par un ancien officier. La question des infrastructures d’accueil pose aussi problème, à l’heure où les services publics sont sommés de faire toujours plus d’économies.

Cette priorisation relève ainsi d’une vision idéologique, qui repose sur des mythes. Le recours au cadre militaire serait un moyen pour unifier la jeunesse d’une nation. Mais il faut rappeler que ses rituels ont un sens, celui de former des groupes efficaces au combat. La mise en perspective historique permet de mettre en lumière le décalage entre cet imaginaire fantasmé et le véritable rôle du service militaire.The Conversation

Lionel Pabion, Maître de conférences en histoire, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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«Jusqu’au retrait ou à l’abrogation» : contre la retraite à 64 ans, des écrivains et universitaires s’engagent

15 Mars 2023 , Rédigé par Libération Publié dans #Politique

 

Le gouvernement s’entête à imposer une réforme pétrie de contre-vérités qui abîme le débat public, dénonce un collectif d’intellectuels proches de la France insoumise dont Edouard Louis, Laurent Binet, Annie Ernaux, Michèle Riot-Sarcey et Pierre Lemaitre.

par Michael Löwy, Philosophe et Avec l’institut La Boétie et un collectif d'écrivains, artistes et chercheurs solidaires du mouvement social publié aujourd'hui à 8h05

Malgré des semaines de mobilisation populaire intenses, le président Macron et son gouvernement s’entêtent à faire passer par tous les moyens la retraite à 64 ans, pourtant massivement rejetée.

Si cette réforme est rejetée par plus de 70 % des Français, c’est que rien ne justifie cette brutale régression sociale. Le président Macron et son gouvernement font appel à la «valeur travail» : mais ils ne perçoivent en réalité les travailleurs et le travail que comme une marchandise dont la seule «valeur» est de produire des profits pour des actionnaires.

Parole reniée

Pour tenter de l’imposer, M. Macron, Mme Borne et M. Dussopt ont abîmé le débat public et la crédibilité de l’exécutif en énonçant une quantité invraisemblable de contre-vérités :

- Le déficit des retraites serait «insurmontable» : affirmation démentie par le Conseil d’orientation des retraites (COR) lui-même.

- La retraite à 64 ans serait le «seul moyen de sauver le système» : Oxfam a démontré qu’une simple taxe de 2 % sur les 40 milliardaires français les plus fortunés rapporterait plus que la pire hypothèse de déficit avancée par le gouvernement.

- La réforme serait «favorable aux femmes» : les propres documents du gouvernement montrent que l’allongement de la durée au travail sera deux fois plus important pour les femmes que pour les hommes.

«Il n’y a pas de perdant» : sauf les millions de personnes âgées à la santé dégradée par les travaux pénibles.

«La pension minimale à 1 200 euros» : M. Dussopt lui-même a fini par être obligé de reconnaître que les bénéficiaires ne seraient pas 2 millions comme annoncé, mais entre 10 et 20 000…

- La réforme figurait dans le programme d’Emmanuel Macron : terrible manipulation qui consiste à faire croire qu’une élection acquise en grande partie pour éviter l’extrême droite vaudrait blanc-seing pour tout un programme. D’autant que l’argument ne semble en revanche pas s’appliquer aux 1 200 euros également promis.

Emmanuel Macron renie sa propre parole, lui qui déclarait en 2019 : «Tant qu’on n’a pas réglé le problème du chômage dans notre pays, franchement ce serait assez hypocrite de décaler l’âge légal. Quand, aujourd’hui, on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté, qu’on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans.»

Trois ans plus tard, personne ne peut affirmer que le problème du chômage serait réglé, que le monde du travail ne serait plus «en difficulté» ou que les carrières ne sont plus «fracturées». Comment dès lors justifier une mesure d’une telle brutalité ?

«Dissoudre le peuple ?»

Dans ce combat, ce sont deux projets de civilisation qui s’affrontent. Celui du gouvernement n’a pour horizons que les intérêts du capital financier, l’extension sans fin des profits au prix de la destruction de la planète, et la privatisation des services publics.

Le nôtre, celui des opposants à sa réforme, veut protéger les relations humaines entre générations, la qualité de vie des retraités, et particulièrement des femmes, la possibilité de commencer une nouvelle vie après des décennies de labeur souvent pénible, le partage du travail et des richesses pour respecter les limites planétaires.

Macron a définitivement perdu la bataille politique, et ne peut plus compter désormais que sur une victoire «institutionnelle» qui laisserait des traces profondes, tant la colère du peuple est grande.

Son entêtement rappelle étrangement la formule ironique de Bertolt Brecht : «Le peuple a par sa faute perdu la confiance du gouvernement, et ce n’est qu’en redoublant d’efforts qu’il peut la regagner. Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ?»

Comme Pierre Bourdieu et un grand nombre d’intellectuels l’ont fait en 1995, nous, signataires de cet appel, appartenant au monde de l’art, de la littérature, de la recherche, nous déclarons solidaires des grévistes, des manifestants, des syndicats et de cet immense mouvement social, le plus ample depuis des décennies, qui luttent contre cette réforme méprisable et ce pouvoir méprisant.

Oui, la grève et les blocages sont des réponses populaires justes et raisonnables face à un pouvoir enfermé dans la solitude de ses certitudes dépassées.

Le gouvernement aurait tort de croire qu’en faisant passer sa loi au Parlement avec le soutien de la droite, le mouvement social se dispersera aussitôt. En 2006, déjà, un gouvernement de droite a cru mettre un terme à la contestation massive de son «contrat première embauche» en recourant au 49.3 : il n’en fut rien, et le CPE fut finalement abrogé.

Le mouvement social actuel continuera, et nous y prendrons toute notre part, jusqu’au retrait ou à l’abrogation de cette contre-réforme socialement, moralement et humainement inique.

Premiers signataires :

Joseph Andras - Ecrivain, Marie-Hélène Bacqué - Professeure des universités, Etienne Balibar - Philosophe, Laurent Binet - Ecrivain, Carmen Castillo - Ecrivaine et cinéaste, Eva Darlan - Comédienne, écrivaine, Sonia Dayan-Herzbrun - Sociologue, Laurence De Cock - Historienne, Annie Ernaux - Prix Nobel de littérature, Geoffroy de Lagasnerie - Philosophe et sociologue, Cédric Durand - Economiste, Michaël Foessel - Philosophe, Isabelle Garo - Philosophe, Jacques Généreux - Economiste à Sciences Po, Sylvie Glissant - Psychanalyste, Chantal Jaquet - Philosophe, Leslie Kaplan - Ecrivain, Pierre Lemaitre - Romancier, Claire Lemercier - Historienne, CNRS, Edouard Louis - écrivain, Michael Löwy - Philosophe écosocialiste, Gérard Mordillat - Ecrivain, cinéaste, Toni Negri - Philosophe, Gérard Noiriel - Historien, Judith Revel - Philosophe, Michelle Riot-Sarcey - Historienne, Liliane Rovère - Actrice, Eric Vuillard - Ecrivain, Abdourahman Waberi - Ecrivain

Retrouvez la liste complète ici.

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A lire... "L'appel à la vigilance", par Edwy Plenel (+ vidéos)

11 Mars 2023 , Rédigé par Médiapart - Edwy Plenel Publié dans #Politique

Amazon.fr - L'Appel à la vigilance - Plenel, Edwy - Livres

 

EXTRAIT

Que nous est-il arrivé ?

Comment, au nom de la liberté de dire, la scène médiatique est-elle devenue le terrain de jeu d’opinions antidémocratiques ? Réponse dans « L’Appel à la vigilance. Face à l’extrême droite », en librairie jeudi 9 mars.

J’ai écrit cet essai en mémoire de l’historien et éditeur Maurice Olender, disparu le 27 octobre 2022, qui fut un proche ami et un fidèle soutien de Mediapart. Il paraît à l’avant-veille de l’hommage qui lui sera rendu à la Maison de l’Amérique Latine samedi 11 mars. Les émissions dans les médias et les rencontres en librairies sont indiquées sur le site des Éditions La Découverte. À Paris, je présenterai le livre mercredi 22 mars à 19 heures lors d’une rencontre-débat à l’auditorium de l’Institut du Monde Arabe.

En voici le chapitre introductif :

Que nous est-il arrivé ?

Au pays qui s’honore d’avoir déclaré les droits de l’homme, la haine de l’homme a désormais pignon sur rue et micro ouvert.

Amplifiées par la rumeur numérique des réseaux sociaux, il ne se passe pas une journée sans que la stigmatisation, la discrimination ou l’exclusion d’êtres humains à raison de leur origine, de leur religion ou de leur couleur de peau, ne trouvent matière à s’exprimer sans freins ni masques.

Fantasmés, en bloc et en masse, comme une communauté indistincte, dangereuse par essence, menaçante et envahissante, les musulmans sont la cible ordinaire et emblématique de ce racisme restauré et assumé. Mais ils n’en sont que le bouc-émissaire principal, première poupée gigogne dans laquelle s’emboîtent les autres sujets de ressentiment – Arabes, Africains, réfugiés, migrants et exilés –, tandis que rôde, toujours en embuscade, l’antisémitisme.

La nouveauté n’est pas l’existence de préjugés xénophobes ou d’opinions racistes, qui n’ont jamais totalement disparu, pas plus que les actes criminels qu’ils ont inspirés, notamment dans les années 1970. L’inédit, c’est leur légitimation dans l’espace et le débat publics, la circulation des idées et la diffusion des opinions, par le détour d’émissions de télévision et de radio, d’interventions médiatiques de figures intellectuelles, de prises de position de personnalités notables des milieux littéraires.

Faisant peser son hypothèque sur la vie politique française depuis maintenant quarante ans – les premiers succès électoraux de l’extrême droite remontent à 1983 –, le Front national hier, le Rassemblement national aujourd’hui peuvent d’autant plus se permettre d’arrondir les angles, de jouer les notables et de passer pour responsables, que d’autres font le travail à leur place, installant à demeure le climat et le terreau favorables au renouveau des idéologies de l’inégalité naturelle. Des idéologies qui, on ne le répètera jamais assez, font le tri des humains selon leur origine, leur croyance, leur apparence, leur sexe ou leur genre.

(...)

Edwy Plenel

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Retraites : chez les profs, à la recherche de la formule gagnante entre «grève reconductible» et tempo syndical

11 Mars 2023 , Rédigé par Libération Publié dans #Education, #Politique

Réforme des retraites : la moitié des enseignants du primaire seront en  grève mardi selon un syndicat, 25% selon le ministère

Fortement mobilisés le 7 mars, avec des taux de grévistes de 60 % selon les syndicats, les enseignants hésitent cependant à se lancer dans un mouvement dur au long cours, loin de leurs pratiques traditionnelles.

Il n’avait rien vu venir. Après les vacances scolaires, Benjamin Grandener, cosecrétaire du Snuipp-FSU dans le Rhône, ne s’attendait pas à comptabiliser 60 % de professeurs des écoles grévistes dans le département mardi. Encore moins à voir défiler des centaines de profs autour de lui. La preuve, l’enseignant n’avait même pas prévu de camion pour le cortège de la manifestation lyonnaise. «Je pensais que le redémarrage serait plus difficile mais il n’y a pas eu d’érosion, ce qui montre une forme de combativité étonnante», remarque-t-il.

Pour cette sixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, les deux principaux syndicats du primaire et du secondaire ont aussi annoncé, à l’échelle nationale, des taux de grévistes d’au moins 60 %. Si le ministère de l’Education nationale le juge deux fois moins important, cela reste le deuxième plus gros chiffre depuis le 19 janvier. «C’est une mobilisation assez exceptionnelle qui montre un profond mécontentement des enseignants, relève Laurent Frajerman, spécialiste des politiques éducatives, chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) à l’université Paris-Cité. Mais cela ne débouche pas pour autant sur un durcissement de leur mouvement.»

«Une folie pure d’enseigner si tard»

Les profs suivent massivement le tempo fixé par l’intersyndicale nationale, sans pour autant participer aux assemblées générales ni se lancer dans des grèves reconductibles. «Ils se retrouvent parfaitement dans ce rythme et l’idée n’est pas de casser ce qui fonctionne bien», justifie Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU. Elle l’admet, «il faut tenir financièrement, ce qui n’est pas évident pour les profs qui attendent toujours d’être revalorisés». Ici et là sur le territoire, des enseignants ont tout de même lancé des grèves reconductibles. Cela concerne surtout des établissements historiquement mobilisés. C’est par exemple le cas du lycée Pablo-Picasso à Avion (Pas-de-Calais), un petit établissement de la banlieue lilloise où près de 40 % des enseignants sont en grève reconductible depuis mardi et sans date limite, sans avoir encore constitué de caisse de grève. «On veut tenir parce qu’on pense que le combat est nécessaire et que c’est une folie pure d’enseigner aussi tard, explique Grégory Frackowiak, professeur d’histoire-géo et syndiqué Snes-FSU.

«Ces grèves reconductibles permettent de mener des actions localisées avec distributions de tracts, tournées d’établissements pour convaincre les collègues ou blocages interprofessionnels», note Elodie Boussarie, du syndicat Sud-éducation dans les Bouches-du-Rhône. Il y a des astuces pour tenir sur la durée. Pour contourner l’arrêt Omont, qui permet aux administrations de retirer la paie du week-end des fonctionnaires en grève les vendredis et lundis, les quinze professeurs grévistes de l’école La Busserine, dans les quartiers Nord de Marseille, comptent enseigner le lundi : «On mène une grève reconductible intelligente pour augmenter le rapport de force», insiste Sébastien Fournier, professeur des écoles.

«Sprint final envisageable»

Même idée au lycée Laure-Gatet à Périgueux, en Dordogne, où les professeurs lancent une grève tournante dès la semaine prochaine, les mardis et jeudis. «Une dizaine de profs ont déjà dit oui et on table sur vingt de plus avec la mise en place d’une caisse de grève parce que, contrairement au privé, on n’a pas le droit de faire juste une heure de grève. On perd forcément notre journée», pointe Sophie Bernard-Hamon, professeur d’arts plastiques et syndiquée Snes-FSU. Avec ses collègues, elle a aussi décidé de faire grève les 20 et 21 mars, jours des épreuves de spécialité du bac pour dénoncer la réforme Blanquer «qui impose des épreuves bien trop tôt dans l’année, nous obligeant à bâcler les programmes».

Globalement, les syndicats le reconnaissent : difficile de prédire la suite du mouvement. «La grève reconductible ne correspond pas à la culture des enseignants, réticents à faire trop longtemps grève, notamment pour leurs élèves, remarque Laurent Frajerman. Mais l’idée d’un sprint final reste toujours envisageable, parce que tout se joue maintenant.»

Cécile Bourgneuf

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« Manu, tu nous mets 64, on te Mai 68 ! » : ce que les slogans disent de notre histoire sociale

24 Février 2023 , Rédigé par The Conversation Publié dans #Education, #Politique, #Societe, #Sociologie

« Manu, tu nous mets 64, on te Mai 68 ! » : ce que les slogans disent de notre histoire sociale
Manifestation du 31 janvier 2023. Beaucoup de références à Mai 68 dans les cortèges. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND
Erik Neveu, Université de Rennes 1 - Université de Rennes

Les dernières manifestations et grèves dénonçant le projet de réforme des retraites du gouvernement ont donné lieu à d’importantes mobilisations : si les formes ont été relativement convenues et attendues, encadrées par une intersyndicale redynamisée, on a vu aussi apparaître de nombreuses références à Mai 68 dans les cortèges.

Un phénomène qui peut surprendre tant la référence à 68 et plus encore aux « soixante-huitards » a souvent été objet d’ironie voire de lassitude dans les décennies passées. Une illustration de cette sensibilité critique se trouve dans les travaux du sociologue Jean-Pierre Le Goff. Souvent sollicité par les médias à ce propos, il évoque un « héritage impossible ».

Son analyse repose sur deux critiques centrales. D’un côté ce qu’on peut appeler « le 68 politique » avec la floraison des groupes gauchistes, qui n’aurait produit que dogmatisme, psalmodies sectaires et propositions politiques aussi radicales qu’inquiétantes. Certes, un mot d’ordre comme « dictature du prolétariat » sonne vétuste ou alarmant. Et la célébration d’une classe ouvrière qui n’aurait guère changé depuis les « Trente glorieuses » – telle qu’elle a existé et pesé avant la désindustrialisation de la France semble bien décalée par rapport à la nouvelle génération de travailleurs précaires ou uberisés.

Allant plus loin, Le Goff prend aussi pour cible ce qu’on peut nommer le « gauchisme culturel ». Ce dernier prône et met en pratique une remise en cause des mœurs et rapports hiérarchiques traditionnels, qui a pu participer de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont nommé « la critique artiste ». Il s’agit moins de cibler le capitalisme comme exploiteur que comme aliénant, anesthésiant toute force créative par son obsession de la rationalité et des hiérarchies.

Luc Boltanski et Eve Chiapello, Mediapart.

Une vaste anomie sociale ?

Toujours selon Le Goff, l’esprit de Mai 68 aurait instillé le chaos dans les couples et les familles, disqualifié tout rapport d’autorité, et promu une culture narcissique de l’épanouissement individuel sapant la possibilité même de faire société. Soit, une vaste anomie sociale. Le terme désigne une situation dans laquelle les individus sont déboussolés faute de règles claires sur ce qui est propre à un statut, un rôle social, sur ce qu’on peut raisonnablement attendre de l’existence.

Or, si les thèses de Le Goff apparaissent comme une ponctuation de trente ans de lectures critiques de Mai 68 elles s’inscrivent aussi dans une vision mémorielle dominante de Mai 68. Cette dernière se concentre principalement sur le Mai parisien, la composante étudiante-gauchiste du mouvement et sa dimension idéologique, en occultant la mémoire ouvrière et populaire, celle des huit millions de grévistes.

Mai 1968, une révolution sociétale ? (INA).

La figure négative du « soixante-huitard »

On peut ajouter qu’à partir des années 1990 a émergé dans les médias, par le biais des récits de fiction et des discours politiques une figure très négative du « soixante-huitard ».

Ce dernier aurait vite jeté par-dessus bord ses proclamations radicales, fait carrière avec cynisme sans hésiter à piétiner ses concurrents, fort bien réussi dans les univers de la presse, de l’université, de la culture, de la publicité. Daniel Cohn-Bendit, Romain Goupil ou hier André Glucksmann ont été pointé du doigt comme illustrations de telles évolutions. Car le « soixante-huitard » serait aussi un incurable donneur de leçons, s’autorisant de ses reniements pour prêcher aux nouvelles générations la vanité des révolutions et les vertus d’une posture libérale-libertaire.

On retrouvait une part de ces thématiques dans les discours de Nicolas Sarkozy ainsi que dans de nombreux articles de presse.

dossier de Technikart (n°47, 2000) se moquant de la figure du soixante-huitard. E.Neveu, Author provided

En témoigne le livre Maos (2006) de Morgan Sportes dans lequel d’anciens maoïstes devenus sommités du tout Paris culturel crachent leur mépris des classes populaires. Dans un autre registre, l’ancien leader de la « gauche prolétarienne » Serge July, devenu rédac-chef de Libération a lui fait office de punching-ball pour bien des critiques.

Le retour du refoulé

Le quarantième anniversaire de Mai a vu s’opérer un virage. Il repose largement sur l’investissement des historiens, sociologues et politistes longtemps restés à distance d’un objet trop brûlant.

Le travail sur archives, les collectes de récits de vie, l’enquête systématique, ont permis de questionner des pans entiers de la mémoire officielle. Ces chercheurs ont ainsi revalorisé l’époque comme celle d’une séquence d’insubordination ouvrière et de conflits du travail.

Wonder, Mai 68.

Ils ont montré qu’à mesure qu’on s’éloignait des dirigeants, spécialement de ceux consacrés par les médias, le recrutement des groupes gauchistes était largement populaire et petit-bourgeois, non élitiste. Ils ont plus encore permis de constater – à partir du suivi d’effectifs qui chiffrent désormais par milliers de militants – que ni gauchistes, ni féministes de ces années n’avaient abandonné toute forme d’engagement ou abdiqués du désir de changer la vie.

La plupart ont au contraire massivement poursuivi des activités militantes dans le syndicalisme, les causes écologiques, la solidarité avec les migrants, l’économie sociale et solidaire, les structures d’éducation populaire, les mouvements comme ATTAC… Ce faisant ces « soixante-huitards » ont côtoyé d’autres générations plus jeunes et sans se borner au rôle d’ancien combattant radoteur, mais en jouant au contraire un rôle de passeurs de savoirs.

De manière contre-intuitive ces travaux ont aussi montré que, si ceux qui avaient acquis des diplômes universitaires ont profité des dynamiques de mobilité sociale ascendante, les militants des années 68 n’avaient pas connu de réussites sociales remarquables. Au contraire, à qualification égales, de par leurs engagements, beaucoup ont exprimé leur répugnance à exercer des fonctions d’autorité quitte à entraver les carrières qu’ils avaient pu envisager.

Un héritage retrouvé

Que tant de pancartes en manifestations reprennent des slogans phares de 68 peut traduire un sens de la formule. Il est aussi possible d’y voir l’expression d’une réhabilitation. Cette dernière questionne aussi la manière dont une mémoire officielle « prend » ou non, quand elle circule via des supports (essais, magazines d’information, journaux) dont on oublie trop souvent que leur lecture est socialement clivante car faible en milieux populaires.

Les slogans dans les manifestations (ici à Paris le 31 janvier 2023) contre le projet de réforme des retraites s’inspirent consciemment ou non d’un héritage collectif issu de Mai 38
Les slogans dans les manifestations (ici à Paris le 31 janvier 2023) contre le projet de réforme des retraites s’inspirent consciemment ou non d’un héritage collectif issu de Mai 38. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Il faut donc penser à d’autres vecteurs de circulation d’une autre mémoire, celle des millions d’anonymes qui ont participé à la mobilisation de 68 : propos et souvenirs « privés » ou semi-publics tenus lors de fêtes de famille, de pots de départ en retraite, de réunions syndicales ou associatives.

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Il faut regarder les manuels d’histoire du secondaire rédigés par des auteurs soucieux de faits et non d’audacieuses interprétations, aller du coté des cultures alternatives (romans noirs, rock). Si l’on prend la peine de consulter les sondages faits tant en 2008 qu’en 2018, on verra que l’image de Mai comme moment d’émancipation sociale et de libération des mœurs est très majoritairement positive, et ce d’abord dans les milieux populaires.

Résurgences et renouveaux

Pour rester en partie éclairants, slogans, livres et théories d’il y a un demi-siècle ne donnent pas les clés du présent. Mieux vaut raisonner en termes de résurgences et renouveaux. On peut faire l’hypothèse d’une résurgence de la « vocation d’hétérodoxie » soixante-huitarde, théorisée par Boris Gobille, et qui questionnait toutes les formes instituées de la division sociale du travail et du pouvoir.

On le voit aujourd’hui sur les rapports hommes femmes, la critique de la suffisance des « experts », la revendication de la reconnaissance de celles et ceux des « première et seconde lignes », le refus d’inégalités sans précédent de richesses.

Le renouveau lui s’exprime à travers le sentiment diffus que des formes de conflictualité plus généralisées, plus intenses seraient le seul moyen de vaincre. Comme le soulignait sur ce site Romain Huet, se font jour doutes ou lassitudes quant aux formes routinisées de la protestation.

Autre parfum des années 68 que le constat persistant d’une « société bloquée » que proposait alors feu le sociologue Michel Crozier. Si on peut ne partager ni tout le diagnostic, ni les préconisations de cet auteur, il n’était pas sans lucidité sur l’extraordinaire incapacité des élites sociales françaises à écouter, dialoguer, envisager d’autres savoirs.

Vouloir en finir énergiquement avec ce blocage n’est ni romantisme de la révolution, ni vain radicalisme, mais conscience de plus en plus partagée de ce que le système politique français semble être devenu l’un des plus centralisés, hermétique aux tentatives de contre-pouvoirs institutionnels (référendums, syndicats). Il est donc aussi le plus propre à stimuler les désirs d’insurrection et la possibilité de violences.The Conversation

Erik Neveu, Sociologue, Université de Rennes 1 - Université de Rennes

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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En politique, le «bon sens» tourne toujours à droite

22 Février 2023 , Rédigé par Liberation Publié dans #Politique, #Vocabulaire

Les 8 règles essentielles du bon sens | by Matthieu Giovanetti | Essentiel  | Medium

Le passage de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans relèverait du «bon sens», a affirmé Emmanuel Macron lors de son périple matinal à Rungis, mardi. Ce faisant, il reprend un vieux poncif de la pensée conservatrice.

Revoilà donc l’horrible «bon sens» qui suggère qu’il y a un ordre naturel des choses, un sens commun. C’est une locution qui demande à l’esprit critique de ne pas se donner la peine de se manifester, l’un des termes typiques de la pensée réactionnaire qui nie le débat et propose de s’en remettre à une sorte de sagesse populaire, une logique imparable. Il y aurait un mauvais et un bon sens. Le sens du mensonge et celui de la vérité. Un CQFD ou un Tina («There is no alternative», «Il n’y a pas d’alternative»), tel que le répétait Margaret Thatcher.

Ce vocable dépolitise puisque l’évidence ne se discute pas, ne se choisit pas. Descartes le disait déjà dans le Discours de la méthode : «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu.» Le «sens», pourtant, peut avoir plusieurs sens… Ce peut être une direction ou une signification. La bonne signification ne voudrait pas dire qu’il n’y a pour autant qu’une solution. Mais ici, ce terme est utilisé pour discréditer l’idée de prescrire une autre solution (comme il le faisait pourtant lors de son premier mandat).

Vieux préjugés

Ce voyage à Rungis pouvait prendre deux significations différentes. Emmanuel Macron pouvait signifier, en substance, «je vais aux aurores là ou des femmes et des hommes travaillent dur et tôt pour reconnaître leur labeur et expliquer ainsi que leur pénibilité sera reconnue». Les métiers de bouche et de commerces sont aussi ceux où l’on commence à travailler très jeune. Il pouvait y trouver l’occasion de rassurer ceux qui ont tant d’années de boulot dans les pattes. L’autre signification de ce déplacement pouvait aussi être : «Je suis avec la France qui se lève tôt, ainsi je la valorise et je valorise la valeur travail.» Comprenez : «Ceux qui manifestent et font la grève sont des feignants qui n’aiment pas le travail.»

C’est ce dernier message qui aura été retenu. La filiation sarkozienne a prévalu. Il s’agit d’aller chercher la vérité politique dans l’expérience populaire. Emmanuel Macron est du côté du «bon sens» bergsonien. Henri Bergson s’était intéressé à ce terme si français et intraduisible. Il y voyait un outil de prise de décision plutôt personnelle et rapide, un «pli de l’esprit», un «subtil pressentiment du vrai et du faux» basé sur l’expérience de chacun, ou encore le «tact de la vérité pratique». Il ne s’agit donc pas d’un outil pour la politique, qui se fait après mûre réflexion, expertise et débats.

«Le bon sens est à la vie pratique ce que le génie est à la science et aux arts», dit Bergson. On pourrait ajouter à la politique. Il en va du bon sens comme du préjugé. Or le préjugé, comme le bon sens, le sens commun, sont revendiqués par les penseurs réactionnaires. Voyez ce que dit Edmund Burke, philosophe contre-révolutionnaire en 1790 dans Réflexions sur la Révolution de France : «Je suis assez courageux pour avouer que nous sommes généralement les hommes de la nature ; qu’au lieu de secouer tous nos vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup ; et pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu’ils sont des préjugés ; que plus ils ont régné, plus leur influence a été générale, plus nous les aimons.»

Thomas Legrand

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