philosophie
A lire... « Les Débuts. Par où recommencer ? » par Claire Marin...
EXTRAITS
On éprouve très tôt dans l'existence cette nostalgie des débuts. Mais on est aussi fébrile à l'idée d'un nouveau départ. Parce qu'ils exaltent le sentiment d'exister, ils suscitent espoir ou mélancolie. C'est la raison pour laquelle nous désirons tant les retrouver, les revivre autrement. C'est aussi celle pour laquelle nous désespérons à l'idée qu'il n'y ait plus dans nos vies de débuts. Analyser leur intensité permet de comprendre ce qu'elle dit de nos attentes, de notre temporalité psychique, affective. Nous n'avons pas l'âge que le temps imprime à nos corps, tant que nous continuons à espérer d'autres commencements. Ils manifestent le sentiment intime d'une irréductible jeunesse. Les débuts qu'on imagine encore traduisent notre rapport au possible et notre désir d'accueillir l'inattendu.
(...)
De toutes les histoires qui commencent, c'est la tienne qu'il m'importe de raconter. Parce qu'elle bouleverse la mienne comme personne ne l'a jamais fait. Certains nous traversent, nous égratignent, nous effleurent sans totalement nous défaire, mais toi qui débarques l'air de rien, de ta petite existence hésitante, à peine là. Ta petite vie renverse la nôtre. Tu es l'heureuse catastrophe. Ce tout début de ta vie décide de ce que sera désormais la mienne. Avec toi apparaît l'irréversible, avec une force qu'aucun événement n'avait endossée jusqu'à présent.
Je cherche avec difficulté le début de ta vie. À quel moment est-ce que cela commence, est-ce que tu commences, est-ce déjà toi dans l'idée, dans le désir de ton existence, ou n'est-ce pas encore trop indécis et flou pour être le début de ta vie à toi, ma fille ?
Le début pourrait être officiel. Tu nais un samedi d'été à 13 h 47. Pourtant, c'est un faux début, un faux départ pour ton histoire, parce que depuis trois semaines déjà ton existence est presque tangible, saisie plusieurs fois par jour par de multiples capteurs, sondée par des échographies. On te touche du doigt. On sait dans quelle position tu te mets, on écoute les battements de ton coeur, amplifiés par les machines. Il paraît démesuré, ton cœur gigantesque résonne dans les couloirs de la maternité. L'histoire a débuté depuis longtemps, on parle déjà beaucoup de toi, à cet étage et dans nos familles. Pourtant, tu n'es pas encore née.
Ta naissance n'est donc pas le début de ton histoire, qui se tient peut-être au creux des premières pulsations, bien avant ton premier cri de nouveau-né. Dans une petite lumière, un point qui scintille sur l'écran d'un moniteur, le premier signe, que l'on prend pour une adresse et qui dit, même si rien d'autre ne le laisse encore soupçonner, que tu es bien là, ou plutôt qu'une vie qui deviendra la tienne a déjà commencé. Un point scintille, un être commence, et le bouleversement nous saisit. Ce point minuscule libère une émotion neuve et violente, comme une passion amoureuse. La force de ta présence, même imperceptible, et la terreur de te perdre, cela commence déjà.
On dit parfois qu'on écrit des histoires pour en maîtriser la fin. Peut-être qu'on les écrits pour en découvrir le début.
Claire Marin - Les débuts - Par où recommencer ?
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Claire Marin : " L'amour est la seule chose qui contrecarre l'absurdité de l'existence "
La philosophe, qui mène une réflexion globale sur les épreuves de la vie, se penche dans son nouvel essai, " Les Débuts. Par où recommencer ? ", sur notre besoin de ressentir, de vibrer, en to...
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Claire Marin : "Les débuts : par où recommencer ?"
Qu'est-ce qu'un début dans la vie ? Pourquoi recommence-t-on et jusqu'à quand ? Des questions et bien d'autres qui demandent réflexion. La philosophe Claire Marin s'interroge aussi dans son essa...
Un amour, une émeute, un poème - Un fragment du bonheur au travers de 28 voix adolescentes
Entre les mains d'Estée Sébastien Berlendis
Qu'est-ce que la vie heureuse ? Les élèves de la classe de philosophie de Sébastien Berlendis livrent un souvenir d'un événement qui s’est invité dans leur existence au point de la bouleverser. Le philosophe Alain Badiou séquence trois événements : un amour, une émeute, un poème...
Une Expérience signée Sébastien Berlendis, réalisée par Jean-Philippe Navarre
Sébastien Berlendis est professeur de philosophie dans un lycée de la banlieue lyonnaise. Avec ses élèves de terminale, ils partagent un cours consacré à la notion de bonheur. Ils sont avec le philosophe Alain Badiou qui entend redéfinir la vie heureuse ou le bonheur réel comme il le dit. Pour Alain Badiou, le bonheur réel est très éloigné des satisfactions ordinaires et confortables, très éloigné d’une vie placée sous le seul angle du calcul. Le bonheur est, selon lui, tributaire de rencontres hasardeuses, de rencontres qui font événement. Et elles font événement car elles nous déroutent, nous font sortir du cours ordinaire des choses, ou du train du monde. Pour illustrer son propos, Alain Badiou retient trois événements, trois rencontres : "un amour, une émeute, un poème".
Les élèves sont marqués par ces trois mots, et Sébastien Berlendis a alors très vite le désir de leur demander quel événement -amoureux, politique, social ou artistique- s’est invité dans leur existence au point de la bouleverser.
Ce documentaire fait entendre leur parole souvent enregistrée à la lisière de la forêt qui borde le lycée. Il y est question d’émeutes au sens propre du terme, de bouleversements plus intimes et souvent amoureux. Billie Eilish côtoiera Le grand bleu, Robert Frank les Fragments d’un discours amoureux. On entendra les beaux noms de Stella Plage, de Belle-Ile-en-Mer, du piano et du chant grégorien. 28 voix, 28 fragments dessineront un portrait sensible de l’adolescence.
Générique
Avec les élèves de la classe de terminale : Aleksandre Barras, Zoée Vanneuville, Nicolas Lefebvre, Baptiste Payerne, Jules Souvignet, Lou Carrel, Matisse Guillot, Alice Merlin, Juliette Martin, Irmine Cadieu, Myriam Couallier, Constance Bret, Léna Schaditzki, Christophe Parmentier, Zion Borius, Antoine Vandemarlière, Estée Subtil, Hugo Martayan, Théo Buisson, Lukas Ruffenach, Gabriel Séverin, Malo Badoil, Ylan Foret, Antoine Cilas, Jean-Baptiste Vrel, Méva Andriamandroso, Mathieu Gonzalez et Emma Mantoux
Cette Expérience n’aurait pu exister sans les mots et l'engagement de ses élèves
Mixage : Julie Garraud
Réalisation : Jean-Philippe Navarre
Une création sonore de Sébastien Berlendis
Remerciements
Un grand merci à David Godard et Marie-Hélène Dionnet, ainsi qu'à Alain Badiou et Martin Duru.
Merci également à chacun des élèves de terminale.
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Un amour, une émeute, un poème - Un fragment du bonheur au travers de 28 voix adolescentes
Qu'est-ce que la vie heureuse ? Les élèves de la classe de philosophie de Sébastien Berlendis livrent un souvenir d'un événement qui s'est invité dans leur existence au point de la bouleverse...
Coup de coeur... Walter Benjamin...
Jetant un regard rétrospectif sur sa vie, il se pourrait qu’un homme se rende compte que presque toutes les relations approfondies qu’il a connues avaient trait à des personnes dont tout le monde admettait le « caractère destructeur ». Un jour, par hasard peut-être, il ferait cette découverte, et plus le choc qu’elle lui causerait serait violent, plus il aurait de chances de parvenir à dresser un portrait du caractère destructeur.
Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine.
Le caractère destructeur est jeune et enjoué. Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effaçons par là les traces de notre âge, et nous réjouit, parce que déblayer signifie pour le destructeur résoudre parfaitement son propre état, voire en extraire la racine carrée. À plus forte raison, on parvient à une telle image apollinienne du destructeur lorsqu’on s’aperçoit à quel point le monde se trouve simplifié dès lors qu’on le considère comme digne de destruction. Tout ce qui existe se trouve ainsi harmonieusement entouré d’un immense ruban. C’est là une vue qui procure au caractère destructeur un spectacle de la plus profonde harmonie.
Le caractère destructeur est toujours d’attaque. Indirectement du moins, c’est la nature qui lui prescrit son rythme ; car il doit la devancer. Faute de quoi, elle se chargera elle-même de la destruction.
Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit. D’abord, un instant au moins, l’espace vide, la place où l’objet se trouvait, où la victime vivait. On trouvera bien quelqu’un qui en aura besoin sans chercher à l’occuper.
Le caractère destructeur fait son travail et n’évite que la création. De même que le créateur cherche la solitude, le destructeur doit continuellement s’entourer de gens, témoins de son efficacité.
Le caractère destructeur est un signal. De même qu’un repère trigonométrique est exposé à tout vent, il est exposé à tous les racontars. Vouloir l’en protéger n’a pas de sens.
Le caractère destructeur ne souhaite nullement être compris. À ses yeux, tout effort allant dans ce sens est superficiel. Le malentendu ne peut l’atteindre. Au contraire, il le provoque, comme l’ont provoqué les oracles, ces institutions destructrices établies par l’État. Le phénomène le plus petit-bourgeois qui soit, le commérage, ne surgit que parce que les gens ne souhaitent pas être mal compris. Le caractère destructeur accepte le malentendu ; il n’encourage pas le commérage.
Le caractère destructeur est l’ennemi de l’homme en étui. Ce dernier cherche le confort, dont la coquille est la quintessence. L’intérieur de la coquille est la trace tapissée de velours qu’il a imprimée sur le monde. Le caractère destructeur efface même les traces de la destruction.
Le caractère destructeur rejoint le front des traditionnalistes. Certains transmettent les choses en les rendant intangibles et en les conservant ; d’autres transmettent les situations en les rendant maniables et en les liquidant. Ce sont ces derniers que l’on appelle les destructeurs.
Le caractère destructeur possède la conscience de l’homme historique, son impulsion fondamentale est une méfiance insurmontable à l’égard du cours des choses, et l’empressement à constater à chaque instant que tout peut mal tourner. De ce fait, le caractère destructeur est la fiabilité même.
Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il voit encore un chemin. Mais comme il en voit partout, il lui faut partout les déblayer. Pas toujours par la force brutale, parfois par une force plus noble. Voyant partout des chemins, il est lui-même toujours à la croisée des chemins. Aucun instant ne peut connaître le suivant. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse.
Le caractère destructeur n’a pas le sentiment que la vie vaut d’être vécue, mais que le suicide ne vaut pas la peine d’être commis.
Walter Benjamin - Publication initiale dans le Frankfurter Zeitung du 20 novembre 1931 (Traduction Rainer Rochlitz)
Coup de coeur... Gilles Deleuze et Félix Guattari ...
Nous ne disposons encore que d’une hypothèse très large : des phrases ou d’un équivalent, la philosophie tire des concepts (qui ne se confondent pas avec des idées générales ou abstraites), tandis que la science tire des prospects (propositions qui ne se confondent pas avec des jugements), et l’art tire des percepts et affects (qui ne se confondent pas davantage avec des perceptions ou sentiments). Chaque fois, le langage est soumis à des épreuves et des usages incomparables, mais qui ne définissent pas la différence des disciplines sans constituer aussi leurs croisements perpétuels.
Gilles Deleuze et Félix Guattari - Qu'est-ce que la philosophie ?
Mots et démocratie : table ronde ce mercredi 12 avril avec Cécile Alduy et Nicolas Poirier
Cet évènement fait partie de La Langue Française à l'honneur, Les jeudis de l'actualité
De l'impact du choix des mots dans les discours et les nouvelles, sur le politique. Et vice versa. Table ronde avec la sémiologue Cécile Alduy et le philosophe Nicolas Poirier.
"Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde"
Cette citation apocryphe est-elle une des clés de ce qui met en péril la démocratie ? Nous vous proposons d'en discuter avec Cécile Alduy et Nicolas Poirier.
Dans La langue de Zemmour, Cécile Alduy explique qu'après avoir fait une analyse statistique des mots et expressions utilisés, qui fait apparaître une majorité de termes issus du champ lexical de la violence, elle a relevé dans leur contexte les distorsions de sens qu'il leur applique pour transmettre sa vision du monde.
Nicolas Poirier est philosophe. Enseignant et chercheur rattaché au Sophiapol/Paris-Nanterre, il a publié Castoriadis. L’imaginaire radical (Puf, 2004), L’ontologie politique de Castoriadis (Payot, 2011) et Canetti. Les métamorphoses contre la puissance (Michalon, 2017). Il contribue régulièrement à la revue Un Philosophe
Son dernier ouvrage Exil et création de soi est paru en 2022 chez Classiques Garnier.
Bibliothèque Benoîte Groult
25 Rue du Commandant René Mouchotte, Paris 14e
A partir de 19h
GRATUIT
https://www.billetweb.fr/mots-et-democratie
Réservation conseillée
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Mots et démocratie : table ronde
"Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde" Cette citation apocryphe est-elle une des clés de ce qui met en péril la démocratie ? Nous vous proposons d'en discuter avec Cécile Al...
La philosophie comme conquête féministe
À propos de : Annabelle Bonnet, La barbe ne fait pas le philosophe (1880-1949), CNRS Éditions
EXTRAIT
Sous la Troisième République, citoyenneté et philosophie se conjuguaient au masculin. Pourtant, des pionnières réussirent à obtenir des diplômes universitaires et à accéder aux postes de responsabilité qui leur étaient interdits.
Lorsqu’en 1969 je présidais le comité de boycott de l’agrégation de philosophie (à l’époque j’en étais fière, je le suis moins aujourd’hui), j’ignorais, je l’avoue, ce qu’il avait fallu d’obstination, d’audace et de combats pour que les femmes accèdent à ce concours ainsi qu’à l’enseignement de la philosophie.
Ces décennies de combats, Annabelle Bonnet les retrace dans un passionnant ouvrage très documenté, de lecture aisée, et qui mêle agréablement histoires individuelles, revendications collectives et analyses pertinentes de ce que la chercheuse appelle « l’ère pré-Simone de Beauvoir dans la République » (p. 9). Une lecture à conseiller à tout le monde, mais en particulier à celles et ceux qui identifient la République à l’émancipation des femmes, comme s’il y avait entre les deux une automaticité de cause à effet.
Savoir, pouvoir et différence des sexes
Deux dates encadrent le récit : 1880 et 1949. 1949, année de la parution du livre de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, qui connut un succès éditorial immédiat. 1880, année intéressante pour une double raison : c’est le 21 décembre 1880 qu’est votée, après deux ans de discussions, la loi dite Camille Sée qui ouvre l’enseignement secondaire public aux filles ; mais 1880 est aussi le moment où la philosophie est instituée en couronnement des études secondaires.
Couronnement oui, mais pas pour les filles, car pour elles, point d’enseignement de la philosophie, celle-ci étant « instituée comme le savoir pour former un citoyen éclairé, or les femmes ne sauraient être reconnues comme des citoyennes à part entière » (p. 11). Citoyenneté et philosophie se conjuguent donc au masculin, comme le suffrage improprement qualifié d’« universel ». Ajoutons que la philosophie est aussi un moyen d’accéder à des postes à haute responsabilité et qu’il n’est pas question de les laisser à des femmes.
Se conjugue ainsi un triple enjeu : celui du savoir, celui du pouvoir, celui de la différence des sexes. La République ne développe pas l’enseignement secondaire des filles dans une perspective d’émancipation, mais pour qu’elles accomplissent mieux ce qui est leur rôle et leur destin : être de bonnes épouses et de bonnes mères. Tout au plus leur octroie-t-on, avec cet objectif, un enseignement de « morale ».
(...)
Martine Storti
Suite et fin en cliquant ci-dessous
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La Vie des idées est un magazine international d'analyse et d'information sur le débat d'idées.
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Coup de coeur... Stefan Zweig...
Ce n'est pas tant ce penchant pour la violence que l'homme porte en soi qu'il faut rendre responsable de tous les grands conflits qui se sont produits au sein de l'humanité, mais plutôt l'idéologie qui le déchaîne et le pousse contre une partie de l'humanité. C'est d'abord le fanatisme, ce bâtard né de l'esprit et de la brutalité qui veut imposer à l'univers tout entier la dictature d'une idée (la sienne bien entendu) en ne tolérant aucune forme de pensée, aucune autre manière de vivre que celle qu'il a choisie, le fanatisme qui divise la famille humaine en amis et en ennemis, en partisans et en adversaires, en héros et en assassins, en fidèles et en hérétiques; n'admettant que sa vérité, ne reconnaissant que son système, il lui faut recourir à la violence afin d'étouffer tous les autres au sein de cette diversité des choses voulues par Dieu.
Stefan Zweig - Erasme, grandeur et décadence d'une idée
Antoine Lilti, les Lumières en débat...
Brillant et mesuré, l’historien, qui vient d’entrer au Collège de France, montre que la pensée du mouvement du XVIIIe siècle fut sans cesse discutée et qu’il faut envisager son héritage comme «un espace de débats plutôt que comme une doctrine cohérente»
«Mon père est médecin et ma mère, enseignante. Mais attendez, vous ne refaites pas le portrait de mon frère, là ?» Il est vrai que les articles consacrés au réalisateur Thomas Lilti, le frère d’Antoine et auteur du film Hippocrate (2014), commencent souvent par rappeler la profession de ses parents et le milieu dont il est issu, la classe moyenne supérieure et cultivée. L’historien Antoine Lilti apparaît d’ailleurs dans un autre film de son frère, Première Année. Il y interprète un enseignant qui fait face à un amphithéâtre plein d’étudiants en médecine bruyants et surexcités. Les 420 personnes qui, chaque semaine, assistent au Collège de France au vrai cours d’Antoine Lilti sont plus discrètes. Le quinquagénaire spécialiste des Lumières a donné sa leçon inaugurale le 8 décembre : «Pour l’impétrant, c’est intimidant. Les autres professeurs du Collège sont assis au premier rang, les professeurs émérites viennent si le sujet les intéresse, les collègues sont là, le public aussi, je n’étais pas habitué à la taille ni à l’acoustique de l’amphithéâtre. C’est un rituel de passage qui dure une heure.»
Quand une chaire se libère au Collège de France, des candidats proposent un intitulé d’enseignement et de recherche, puis ils font campagne, comme il le faut pour entrer à l’Académie française. Le cours de Lilti, Histoire des Lumières, XVIIIe-XXIe siècle, est «un intitulé classique sans l’être complètement puisque la chronologie qu’il indique ne va pas de soi. A l’université, il faudrait s’en tenir au XVIIIe siècle. Je suis moderniste, mais ici, mon enseignement va jusqu’au débat actuel autour des Lumières». Son dernier livre (l’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, 2019) s’intéressait déjà à l’actualité critique de cet objet historique.
«Ni philosophe ni militant»
Les Lumières, Lilti les définit ainsi : un «idéal d’émancipation par le savoir qui repose sur l’autonomie des individus et sur leur capacité à décider de ce qui est juste». Depuis vingt ans, elles sont au centre de débats, prises en tenaille entre des mouvements populistes qui critiquent les institutions savantes et l’élitisme, et la pensée postcoloniale qui les accusent d’avoir fait le lit de la colonisation et d’être européanocentrées. Les travaux d’Antoine Lilti montrent que tout au long de l’histoire du XXe siècle, elles furent discutées de façon contradictoire et plus ou moins frontalement. Certains s’en réclamèrent au moment de la décolonisation, d’autres les accusèrent d’être responsables du totalitarisme. Lilti veut «retracer à l’intérieur de l’histoire intellectuelle contemporaine la façon dont la référence aux Lumières a en permanence agi, travaillé». Lors de sa leçon inaugurale, il a dit : «Retenons ceci : nous devons envisager les Lumières comme un espace de débats et de controverses, bien davantage que comme une doctrine cohérente. Trop souvent, on a voulu y voir le programme de la modernité. […] En réalité, les Lumières sont plutôt l’effort entrepris pour penser les ambivalences des sociétés modernes.»
Par sa sérénité et sa modestie, Antoine Lilti tranche avec beaucoup d’enseignants et historiens actuels qui prennent des positions radicales, croisent le fer sur les réseaux sociaux, cultivent la nostalgie de l’époque dont ils sont les spécialistes, versent dans la mythologie et la révolution de salon. Antoine Lilti : «Je ne suis ni philosophe ni militant. En tant qu’historien, je montre que les Lumières sont ambivalentes et que leur critique a commencé dès leur apparition. Certains étaient conscients dès le début des tensions qui travaillaient cet objet historique. J’espère donner une idée de la complexité des héritages historiques pour permettre aux gens de prendre position. Les postcoloniaux apportent quelque chose qu’il faut entendre pour sortir de la fétichisation des Lumières et réfléchir aux apories qu’elles charrient, mais il existe un versant radical et caricatural de la critique postcoloniale. Le résultat est un débat de sourds entre ceux qui réfutent toute critique et ceux qui, à force d’attaquer les Lumières, jettent avec l’eau du bain l’horizon d’universalisme, l’idée d’unité de la nature humaine et de tolérance. Toute essentialisation des idées court le même danger.»
L’assurance sans arrogance
Patrick Boucheron, professeur lui aussi au Collège de France, connaît Lilti depuis longtemps. Il apprécie sa réserve : «L’héritage des Lumières, c’est l’inquiétude face à l’abus de pouvoir possible de la parole publique et face à la peur de la dégradation de l’espace public en espace publicitaire. Antoine Lilti porte en lui cette inquiétude. Il n’est absolument pas tiède, seulement il sait qu’un historien n’est pas là pour jeter de l’huile sur le feu mais pour apaiser les imaginaires. Ecoutez sa leçon inaugurale : elle n’était pas lisse du tout, elle était tendue, engagée en faveur de l’ambiguïté, ce legs des Lumières.» Pour un livre collectif, Générations historiennes, XIXe-XXIe siècle (CNRS éditions, 2019), dans lequel plusieurs écrivains sont appelés à réfléchir à leur inscription dans leur génération, Antoine Lilti a rédigé un article remarquable. Il situe l’origine de sa distance critique (ou de sa conscience du caractère périssable et réversible des engagements) dans les années 90. Elles furent celles de son adolescence – il avait 17 ans en 1989 – et celles d’un monde imprévisible : le mur de Berlin tombait puis l’URSS n’existait plus ; la purification ethnique en Bosnie ravivait des passions nationalistes que l’on croyait éteintes : «Comment, après cela, aurait-on pu encore souscrire au thème de “l’histoire immobile”, popularisé quinze ans plus tôt par Emmanuel Le Roy Ladurie ?»
Lecteur admiratif de la Plaisanterie de Kundera, Lilti pense avoir hérité de ce tourbillon d’événements «un regard distancé et ironique sur l’histoire». Brillantissime, il a l’assurance sans arrogance de ceux qui sont à l’aise sur leurs assises. Patrick Boucheron : «Antoine n’est pas attiré par l’odeur de la poudre et des médias. N’oubliez pas que dans son livre sur les figures publiques au XVIIIe siècle [l’Invention de la célébrité, 1750-1850, Fayard, 2014], il souligne la solitude de l’homme célèbre. Il a beaucoup travaillé sur Rousseau mais son héros, c’est Diderot, l’homme de l’ambivalence et de l’ironie.»
Familier du Collège de France
Antoine Lilti n’a pas toujours été passionné par les Lumières ni par l’histoire : «Je n’avais pas de vocation d’historien, je ne dévorais pas Duby et Braudel à 14 ans, je ne savais même pas qui ils étaient.» Scolarisé à Versailles dans l’excellent lycée Hoche, il passe un bac scientifique puis, au lycée Janson-de-Sailly (XVIe arrondissement), prépare le concours de l’Ecole normale supérieure (ENS) dans la section B /L. Le «bon élève irrégulier» se révèle en classe prépa. Il intègre l’ENS sans avoir particulièrement envie d’enseigner. L’histoire contemporaine l’intéresse, il fait une maîtrise sur le PSU et la gauche dans les années 60 sous la direction d’Antoine Prost : «Mais j’étais intellectuellement insatisfait.» Ce qu’il aime, c’est l’histoire culturelle qu’incarnent Roger Chartier, Daniel Roche, récemment disparu, et bien sûr Robert Darnton. Il découvre les travaux de l’historien américain en préparant l’agrégation : sa vocation est née. Il comprend de surcroît que travailler sur le XVIIIe siècle permettra de croiser l’histoire, la littérature et les sciences sociales, «le triangle».
Daniel Roche lui attribue un sujet de thèse sur les salons. Lilti prend plaisir à la recherche, aux lectures qui en entraînent d’autres, aux discussions avec le groupe de doctorants à l’occasion des séminaires. Puisque Daniel Roche enseigne au Collège de France, Antoine Lilti se familiarise alors avec les lieux : «Jamais à cette époque je n’ai imaginé y enseigner.» La thèse est devenue un livre : le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle (Fayard, 2005). Ancien directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il continue de diriger des thèses, ce qui néanmoins n’est pas obligatoire au Collège de France : «Mais c’est tout ce que j’aime, la direction de thèses.» Laurent Cuvelier, maître de conférences, fut l’un de ses doctorants : «Il reformule les intitulés de recherche de façon à les rendre plus intéressants et limpides. Il sait aussi créer un espace collectif pour que les doctorants se sentent moins seuls et se parlent entre eux.» Il est enfin soucieux, remarque toujours Laurent Cuvelier, de la vie professionnelle future de ses étudiants.
«Pluraliser les Lumières»
Son prochain livre, Antoine Lilti l’écrira à partir du cours qu’il donne cette année sur les grandes explorations du Pacifique au XVIIIe siècle. Elles furent aussi l’occasion d’une découverte de l’Europe par les Tahitiens. L’amphithéâtre du Collège de France peut accueillir 420 auditeurs et pour le moment, la salle est pleine chaque semaine : «Contrairement à ce que je faisais à l’EHESS, ici, je laisse très peu de place à l’improvisation.» Adapter le cours au public qui vient l’écouter une heure par semaine comme à ceux qui le podcastent est une autre gageure : «Dans chaque séance, je tisse un mélange de récit, d’histoire factuelle et de parties plus méthodologiques et historiographiques destinées aux étudiants ou aux collègues.» Aux treize heures de cours annuelles s’ajoutent treize heures de séminaire qu’Antoine Lilti a choisi de donner sous forme de colloques. Ils se tiendront les 1er et 2 juin et le thème en sera «Lumières multiples : une histoire globale et comparée», c’est-à-dire les Lumières hors d’Europe : «Ce sera un moment de travail collectif et d’échanges, notamment avec des collègues étrangers et des spécialistes des différentes aires culturelles. Notre objectif est de pluraliser les Lumières.»
Père de deux filles, marié à une historienne de l’art, Antoine Lilti garde l’esprit de compétition pour le foot, qu’il pratique depuis toujours. Il y joue chaque semaine avec des amis : «Je soutiens les Girondins de Bordeaux, par nostalgie pour mon adolescence. Actuellement, pour eux, ce n’est pas glorieux.»
Virginie Bloch-Lainé
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Antoine Lilti, les Lumières en débat
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Mort, justice, liberté : comment parler philosophie aux enfants - Avec Edwige Chirouter
Mort, vie, justice, liberté... Ce n'est pas parce qu'on a 4 ans qu'on ne se pose pas de grandes questions existentielles, bien au contraire. Et si on profitait de la curiosité naturelle des enfants pour leur apprendre à réfléchir par eux-mêmes ? C'est l'objectif des ateliers de philosophie.
"Pourquoi l’oiseau il ne bouge plus ? Il est où papy ? C’est quoi la mort ?" Si vous avez un enfant dans votre entourage, vous serez probablement confronté un jour à ce genre de questions. Et pour Edwige Chirouter, professeur de philosophie et de sciences de l'éducation à l'université de Nantes, celles-ci peuvent être la base de l'apprentissage de la philosophie, malheureusement réservé aux seuls adolescents qui poursuivent leur cursus scolaire jusqu'à la classe de terminale.
Des questions inévitables
Pour la philosophe Edwige Chirouter, "Les enfants se posent des questions à partir du moment où ils sont dans l’étonnement devant le monde. Une expérience dont parle déjà Aristote et qui, selon lui, distingue les hommes des animaux. Ce qui nous distingue fondamentalement c’est notre capacité à nous étonner. C’est l’âge des “Pourquoi ?”, c’est l’âge des ”Comment ?”. On vit dans un monde où il y a eu la pandémie, puis la guerre, les enfants ne sont pas épargnés par ces questions-là. Et à partir du moment où ils y sont confrontés, il faut les écouter et les accompagner."
Non seulement elles sont inévitables, mais faire de ces questions, parfois gênantes, un tabou est contre-productif car "ce qui est important avec les enfants, rappelle la professeure, c’est de reconnaître l’angoisse. De dire : "Bien sûr, tu es un être humain, tu as conscience de la mort. Cette question t’angoisse et c’est normal : elle angoisse tout le monde.” C’est aussi leur faire accepter notre vulnérabilité. Mais pour cela, il faut les accompagner : lire des histoires, discuter, etc."
Le livre ou comment créer la distance nécessaire
C’est une des clés indispensables pour parler philosophie avec des enfants : utiliser un support pour mettre de la distance.
"Je pense qu’il faut toujours avoir une médiation culturelle, insiste Edwige Chirouter. Les questions philosophiques comme "qu’est-ce qu’une vie juste ?" ou "est-ce qu’il faut toujours obéir à la loi ?" peuvent résonner fortement avec notre intimité. Et quand ça résonne trop, on ne raisonne pas de façon sereine. Il faut une certaine distance affective. Mais il ne faut pas non plus que la question philosophique soit trop abstraite, qu’elle ne concerne pas l'enfant. Il faut trouver une juste mesure entre une question trop intime et une question trop abstraite. Et pour cela, pour moi, il n'y a rien de mieux que la littérature !
Ces questions liées à la mort irriguent la littérature contemporaine, mais aussi de nombreuses légendes et contes pour enfants comme La Petite Fille aux allumettes d'Andersen par exemple. Ces contes, mythes et autres comptines offrent aux enfants une expérience de pensée.
Car appréhender la question de la mort à travers un livre, c’est aussi prendre la distance nécessaire pour aborder des problématiques plus larges : par exemple, est-ce que la mort peut être quelque chose de positif ? Dans La visite de la petite mort de Kitty Crowther (École des loisirs, 2004), elle est vécue par exemple comme un soulagement par le personnage.
Pour Edwige Chirouter : "Notre condition de mortel est plutôt une chance, parce que quand on a conscience de la mort, on est obligé de se poser la question de ce qu’il y a avant. Et ce qu’il y a avant de mourir, c’est la vie. Donc, la question de la mort nous oblige à nous demander ce qu'est une vie bonne, ce qu'est le bonheur. Et cela oblige à faire des choix pour être en accord avec ce que je vais entendre par avoir une vie bonne ou une vie heureuse."
La philosophie, ce scandale de l'éducation
C’est pour cela que l’enseignement de la philosophie est si important dans l’apprentissage des enfants. C’est même, depuis 2016, une nouvelle chaire de l’Unesco, dont Edwige Chirouter fait partie, avec pour objectif de promouvoir cet enseignement.
"En France, dans notre système éducatif, souligne la philosophe, on a une représentation de la philosophie à la fois tardive - en dernière année du lycée - et élitiste parce qu'elle n'est enseignée que dans les filières générales et technologiques mais pas dans l'enseignement professionnel. Ce qui est un vrai scandale ! C'est une forme d’indignité, voire d’insulte institutionnelle faite aux enfants des classes populaires qui n’auraient pas droit à cet exercice de la pensée. Donc, l’idée, c’est de commencer dès la grande section de maternelle pour permettre à tous et à toutes d’apprendre la philosophie qui par ailleurs est une discipline difficile. Ce n’est pas parce que c’est facile qu’on pourrait en faire avec les enfants, c’est justement parce que c’est difficile qu’il faut commencer tôt. Il y a un vrai enjeu démocratique dans le fait de donner un accès précoce à la philosophie, c’est-à-dire à l’esprit critique, à la pensée complexe, à la vulnérabilité. Cela permet de lutter contre deux écueils de notre temps : celui du relativisme qui voudrait que l'on peut dire tout et n’importe quoi, et celui du dogmatisme qui voudrait au contraire qu'il n'y ait qu’une seule réponse possible à un problème donné."
D’où l’importance pour éviter ces écueils de la mise en place d’ateliers collectifs et faits par un autre adulte que le parent pour s’éveiller à d’autres pensées.
Alors à quand la mise en place d’ateliers de philosophie en grande section de maternelle ?
Par Elsa Mourgues
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Mort, justice, liberté : comment parler philosophie aux enfants
Mort, vie, justice, liberté... Ce n'est pas parce qu'on a 4 ans qu'on ne se pose pas de grandes questions existentielles, bien au contraire. Et si on profitait de la curiosité naturelle des enfants
https://www.radiofrance.fr/franceculture/philosophie-comment-parler-de-la-mort-aux-enfants-9400032