Leur temps passé devant l’écran varie, et chacun tente de l’estimer avec précision. Environ deux heures pour Emile ; une heure trente pour Basile ; au moins deux heures trente pour Louis… Des chiffres a priori très sous-évalués (lire page suivante). Mais ils en conviennent finalement tous, ils regardent «tout le temps» leur téléphone. Emile, Louis, Solène, Basile, Anas, Helena… Ils sont majoritairement lycéens, en première ou en seconde, réunis par Libération pour parler de leur relation au numérique. «Ça peut paraître long, mais ça comptabilise tout, y compris la musique que tu cherches», se défend Louis, qui reconnaît faire défiler pendant des heures les vidéos de skate. Emile avoue que le soir, lorsqu’il lit un livre, il s’endort bien plus facilement que s’il utilisait son téléphone. «Devant un écran, tu peux t’endormir, rigole-t-il, mais il faut vraiment être très, très fatigué.»
«Drogues». Côté réseaux sociaux, ils utilisent Instagram et Snapchat. YouTube pour les docus, mais Twitter, «c’est la génération d’au-dessus, les 21 ans…» Leur consommation est quasi-frénétique. Basile : «C’est traître, tu fais un truc avec ta famille, tu l’interromps dès que tu as une notification. Une vidéo envoyée par exemple. Et tu la regardes, même si c’est nul.» Le moment où ils utilisent le plus leur portable ? Quand ils rentrent de cours. Pour se vider la tête, comme leurs aînés il y a trente ans devant Dorothée et ses mangas. Cette génération-là utilise le portable depuis la quatrième (les 12-13 ans, eux, ont eu leur premier smartphone en dernière année de primaire). Les garçons reconnaissent être «accros» mais pensent que les filles le sont encore plus qu’eux. «Elles se racontent des trucs, genre tout le temps», estime Basile. Alors qu’eux, bien sûr, s’ils ont quelque chose à se raconter, ils se le disent «en vrai».
Elles aiment bien se «faire des remarques», envoyer des «images», des «flammes», comme des «j’aime», poursuit un garçon. «Ça fait un truc dans ton cerveau, ces flammes, c’est un peu comme les drogues (1)», explique Emile. «Quand tu commences à en avoir, tu ne fais pas exprès, tu veux améliorer ton score. Tout le monde se laisse prendre au jeu.» «C’est de l’héroïne en écran, conclut Basile. Ça vous rend idiot et dépendant.» «C’est sûr, ce serait mieux d’être addict aux livres», admet Anas.
Ils en conviennent tous : «On y passe beaucoup de temps». Et comme nombre d’alcooliques ou de fumeurs invétérés, ils ont pris plein de bonnes résolutions. Ainsi Louis : «Quand tu as un truc important à faire, ton tel, il faut le mettre en mode avion ; moi je m’y mets maintenant.» Basile, lui, affirme avoir «diminué un peu», être moins sur Insta, et surtout «avoir changé son utilisation». «J’essaie de faire des choses plus concrètes : regarder un documentaire ou un film sur Netflix. Pour moi, c’est comme lire.» Louis tente une analyse. «Le tel en soi, il y a des trucs positifs. Par exemple, il y a des gens qui ne peuvent pas se payer un livre, alors que sur le web, tu trouves ton film, c’est plus démocratique, plus accessible.» Pour Anas, la génération qui n’a connu qu’Internet est «plus bête». «Quand tu vois des filles marcher en parlant à leur écran, tu as envie de leur mettre des pêches», complète, macho, Emile. «La bonne story pour se faire voir, c’est ridicule», tente Basile. Les influenceurs pour eux, c’est la plaie. «Les filles veulent faire comme elles, avoir le plus de likes, être aussi belles que la meuf qui a plein de vues.» Solène ne le nie pas. Mais pense que si les garçons sont moins accros, c’est surtout parce «qu’ils se confient moins».
Zone 51. Pour tous, l’information, c’est avant tout les «storys» de leurs amis. Pour le meilleur et le plus futile ? «Tu te prends dans la gueule le grec que ton pote a mangé à midi», soupire Louis. L’actualité ? Anas admet volontiers ne pas aller la chercher sur Libération ou le Monde, mais trouver des news sur les réseaux sociaux. Ses derniers centres d’intérêt : la querelle des deux rappeurs Booba et Karis, 6ix9ine, autre rappeur qui «balance ses potes», ou la zone 51, ce «territoire militaire protégé aux Etats-Unis». Et «la forêt qui a brûlé» en Amazonie… Ils n’ont pas l’impression de se faire «balader» par les fake news. «On les sent venir», dit l’un d’eux, qui se marre à leur simple évocation : «Il a retrouvé la vue grâce au pape !» «Ce bébé est béni, regardez il vole !» «Je suis dans un élevage de poulets et ils sont tous morts !» Pour éviter les fake news, ils vont sur des comptes «certifiés», comme celui d’Hugo Clément de Konbini. Ils ont entendu parler des «complotistes», comme «ceux qui ne croient pas au 11 Septembre».
Helena, 16 ans, pensionnaire en seconde près de Tours, est aussi une passionnée de skate. Elle a le réflexe de toujours vérifier ce qui circule, d’aller chercher les informations sur des sites «plus sérieux». Comme les autres, elle conçoit être «trop connectée» ; alors le week-end, il lui arrive d’aller d’un seul coup voir toutes ses amies «en vrai».
Solène, la plus âgée du groupe (elle a 19 ans et est en prépa), passe cinq heures par jour sur son téléphone, et au moins sept le week-end. Pour les études, elle se rend sur Facebook et Messenger. Elle cherche les mots-clés et regarde les sources après. Elle affirme savoir «couper» quand elle travaille mais avoue qu’elle serait «perdue» sans son téléphone. Même si, en vacances cet été sans réseau, miracle, elle a lu des livres, fait des jeux de société, rencontré de nouvelles personnes…
Alors, une vie sans écran ? «Les gens seraient perdus, mais après, ils apprendraient à communiquer avec les autres, ils se regarderaient dans la rue, ce serait plutôt bénéfique…» Et de philosopher sur ce temps que les moins de 20 ans n’ont pu connaître : «Avant, nos parents, sans le téléphone, ils devaient un peu galérer mais ils se voyaient plus souvent. Et c’était pas plus mal.»
(1) Lorsqu’un smiley flamme apparaît à côté d’un de vos contacts, cela veut dire que vous et votre ami avez échangé au moins un Snap par jour pendant trois jours. Le chiffre augmente lorsque vous continuez à échanger. Mais dès qu’une journée est manquée, les flammes disparaissent.