
Alors que le ministre de l’Education comptait faire de ce sujet un marqueur de sa politique, il n’a communiqué ce jeudi 11 mai que sur deux éléments, en catimini, bien loin du plan espéré. La question du privé, cruciale, n’a pas été abordée.
Ce devait être son grand jour. Celui des annonces sur son plan mixité sociale à l’école, enjeu crucial en France, comme l’ont clairement mis en lumière les indices de position sociale des établissements scolaires. Publiées à l’automne par le ministère de l’Education nationale, ces données montrent des disparités sociales flagrantes entre établissements scolaires du public, mais aussi entre ceux du public et ceux du privé, qui concentrent les élèves les plus favorisés.
Pap Ndiaye voulait en faire un marqueur de sa politique. «Une école plus efficace et plus juste pour les enfants de milieux défavorisés : c’est l’héritage que je veux laisser», avait déclaré le ministre de l’Education nationale devant la presse en novembre. Il pensait alors même faire des annonces quelques semaines plus tard sur le sujet. Mais elles n’ont cessé d’être repoussées, en raison du mouvement social autour de la réforme des retraites, justifiait son ministère. Six mois plus tard, enfin, la rue de Grenelle promettait encore des déclarations après les vacances de printemps. Ce devait donc être ce jeudi 11 mai. Devant la presse ? Non, ce sera finalement devant les recteurs et les directions académiques. En catimini, pas d’annonces en grande pompe, donc. Vous aurez dans la foulée un communiqué et un dossier de presse, assurait encore la veille son cabinet. Cette discrétion autour des annonces après des mois de teasing n’augurait déjà rien de révolutionnaire. Encore moins en apprenant que le ministre n’allait finalement même pas aborder la question du privé, qui aspire pourtant une large partie d’élèves de milieux favorisés, au détriment du public, alors qu’il est financé aux trois quarts par l’Etat et les collectivités, sans droit de regard sur son recrutement. Le protocole d’accord avec l’enseignement catholique, poids lourd du secteur, ne sera signé que dans quelques jours, a priori.
«Il ne s’agit que de mesures homéopathiques»
Pap Ndiaye a bien parlé aux recteurs ce jeudi matin pour introduire davantage de mixité sociale dans les établissements publics qui scolarisent 80% des élèves. Dans les starting-blocks, les journalistes spécialistes de l’éducation attendaient donc avec impatience les éléments du dossier de presse, qui n’arrivera jamais. A coup de relance, le cabinet finira par envoyer un simple texto : «Le ministre reviendra sur tout cela dans les prochains jours lors de la signature du protocole avec le privé.» Lunaire. Et de communiquer seulement sur deux éléments très parlants. D’abord, le ministre a fixé comme objectifs «d’accroître la mixité sociale dans les établissements publics en réduisant les différences de recrutement social entre établissements de 20% d’ici à 2027». Abscons. Sans compter que Pap Ndiaye avait au départ annoncé vouloir leur fixer des objectifs applicables dès la rentrée 2023.
Les discussions, qui ont pourtant duré déjà longtemps, vont même reprendre, au niveau local cette fois. Nouvelle sectorisation, fermetures d’établissements trop ségrégués, secteurs multicollèges (consistant à mélanger les compositions sociales opposées de deux établissements voisins), ouvertures de filières d’excellence… Pap Ndiaye a rappelé les différents leviers à leur disposition pour plus de mixité et leur a demandé de créer «une instance académique de dialogue, de concertation et de pilotage de la mixité sociale et scolaire» en réunissant tous les acteurs indispensables pour que la mayonnaise prenne : les collectivités territoriales, les représentants des établissements et des parents d’élèves. Ils devront ainsi «partager les constats et préparer les actions adaptées à chaque territoire».
Interrogés par Libération, de nombreux connaisseurs du dossier restent sans voix en apprenant la nouvelle avant de juger «sidérant», «effarant» ou même «triste» la conclusion de ce plan en faveur de la mixité sociale, qui n’en est pas un. Car tous le reconnaissent, Pap Ndiaye ne manquait pourtant pas de volonté sur ce dossier. «Ses recherches sur la question noire l’ont amené à être sensibilisé sur la question de la ségrégation sociale et ethnique, remarque Pierre Merle, sociologue spécialiste des questions des politiques éducatives. Le ministre a cette préoccupation sociale dans un gouvernement qui ne l’a pas. Son plan a donc peu de chance d’aboutir et il ne s’agit que de mesures homéopathiques.»
«Guerre sociale menée contre les milieux défavorisés»
Emmanuel Macron, pourtant toujours prompt à parler d’éducation, qu’il érige comme l’une des priorités de son quinquennat, n’a effectivement jamais dit le moindre mot sur la mixité sociale. La Première ministre, Elisabeth Borne, non plus. «Pap Ndiaye a été stoppé en plein vol, résume un fin connaisseur du système. Il fait ce qu’il peut sur un sujet qu’il porte tout seul et il ne peut donc pas beaucoup parce qu’il y a visiblement des freins puissants à une politique volontariste de mixité sociale et scolaire, avec des gens qui se soucient peu de l’hétérogénéité des classes.» Pour Pierre Merle, ces annonces montrent toute «l’impuissance du ministre vis-à-vis d’une question taboue pour la droite, avec un gouvernement pour qui la question de la mixité ne fait pas partie de son système de pensée fondé sur la seule idée du mérite individuel des élèves, comme si notre système était juste et qu’il n’y avait nullement besoin de le réformer».
La question du privé, mise en avant de façon courageuse par le ministre, n’a pas arrangé les choses. Les Républicains se sont rapidement emparés de ce sujet hautement inflammable, jugeant qu’il s’agissait là d’une «nouvelle guerre scolaire». Pap Ndiaye n’imposera pourtant finalement rien à l’enseignement catholique, si ce n’est des objectifs chiffrés pour accueillir davantage d’élèves boursiers, sans quotas. «Le sommet de l’Etat semble vouloir trouver une suite à un quinquennat mal engagé en gardant la possibilité de rallier les voix des Républicains, estime Rémy-Charles Sirvent, secrétaire national du SE-Unsa et secrétaire général du Comité national d’action laïque. Or, ce qu’ils appellent une guerre scolaire est pour nous une guerre sociale menée contre les enfants et les familles de milieux défavorisés.» Et Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, de s’interroger sur la possibilité de voir un jour naître une véritable politique publique de mixité sociale : «Combien de temps va-t-on continuer à avoir des élites de droite et de gauche n’ayant jamais fréquenté d’enfants du peuple durant leur scolarité, et qui prétendent ensuite gouverner ce même peuple ?»
Cécile Bourgneuf