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Vivement l'Ecole!

litterature

Coup de coeur... Jean Vilar... "Attention, ne caricaturez pas le peuple"...

28 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

DEUXIÈME REPRISE DE DANTON

Attention, ne caricaturez pas le peuple. Pas de charges. Le peuple 
est douloureux et 
s’il plaisante parfois, 
il ne s’amuse guère.

Que tout le monde veille, comme mercredi, au ton, 
à la vivacité, au rythme.

La pièce est dure 
et cruelle.

Attention à la deuxième représentation.

Merci encore.

Jean Vilar,

vendredi 13 novembre 1953.

JEUDI SOIR

Dans l’ensemble, tout va bien.

Mais cela manque de violence, 
de tempérament, de chaleur.

Ruy Blas est une pièce bien faite et intense. Je demande aux ministres d’être âpres, durs, rapaces.

Aux amoureux, d’aimer comme des fous.

Aux drôles, d’être tonitruants ou vifs.

Aux rôles d’autorité, d’être autoritaires, vifs, nets. Forts.

Il faut jouer, si ce mot a un sens, romantique.

Pas de pudeur.

Oui, pas de pudeur.

Jean Vilar, février 1954.

NOTE 
À TOUTES 
ET À TOUS

Hier un journal du soir, ce matin un autre journal annoncent que Gérard (1) 
sera remplacé 
au TNP par 
un comédien… 
par ailleurs 
de mes amis.

Si je suis effectivement en rapport avec Daniel Gélin pour jouer dans Erik XIV (2), le style dans lequel cette annonce est faite n’est pas celui du TNP. Il n’est pas le mien. Il n'est pas celui de Gélin. Je tenais à vous le dire et à vous assurer une fois de plus de mon respect à l'égard de la mémoire 
de Gérard.

(1) Gérard Philipe est mort 
le 25 novembre 1959.

(2) Erik XIV, de Strindberg, 
sera créé le 3 février 1960 
à Chaillot.

Jean Vilar,

Paris, samedi 
9 janvier 1960.

NOTE À TOUS

Peut-être voudrez-vous bien remarquer que j’ai supprimé de l’affiche nouvelle la ligne : Direction Jean Vilar. Ceci, afin de laisser aux trois lettres “TNP” le sens que j'ai toujours souhaité leur donner : travail de tout un ensemble (techniques, administrations et artistes) et non responsabilité d’un seul. À l’étranger, en province même, je ne parviens pas, hélas, à faire respecter l’honnêteté de l’affiche, malgré la clause précise inscrite dans nos contrats avec les directeurs.

Voir, par exemple, Rome, Naples et Poitiers.

Jean Vilar, 31 octobre  1955.

Chère X., Chère Y.,

Votre corset étant en piteux état, 
j’ai décidé de 
le renouveler, 
ne voulant porter atteinte de quelque manière que ce soit aux grâces dont 
la providence 
vous a parées.

Cependant je vous fais remarquer, en tout honneur, que notre doyenne tout en sachant maintenir 
ses charmes a su préserver le parfait état de son corset.

Veillez sur 
le matériel du TNP comme je surveille, en tant que patron, vos beautés, 
et tout ira bien.

À vous, parures 
de la troupe.

Jean Vilar,

26 février 1955.

Jean Vilar - Notes de service

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Coup de coeur... Emma Becker...

27 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

« Ce métier est peut-être celui où, ça n’étonnera personne, on voit sa virginité la plus rapidement déflorée. Je parle là de l’innocence qu’il y a à penser qu’il est facile de rester onze heures assise à attendre le client avec la promesse de recevoir un salaire mensuel avoisinant les cinq mille euros. Et, si l’on a comme moi un livre qui ne demande qu’à être écrit, et plus de la moitié de ces onze heures totalement libres, ça semble un marché tout à fait équitable. Dieu sait pourtant que durant ces deux semaines de labeur au Manège, ce n’est pas l’écriture qui m’occupe. Une certaine pudeur – un snobisme peut-être – me retient de sortir un cahier et d’écrire. La peur, aussi… Une crainte vague à l’idée que l’on me voie prendre des notes et que je me fasse pincer en plein délit d’investigation. »

Emma Becker - La maison

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Coup de coeur... Paul Morand (Contesté et incontestable)

26 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

- Que de minutes ont bien pu débiter ces cadrans depuis cent cinquante ans ! s’exclame Pierre. Pensez-y… quel ressort humain pourrait lutter contre les leurs ? Quelles diastoles, quelles systoles égaleront jamais leurs palettes et leurs cliquets !
- A votre manière vous êtes un philosophe, répondit Fromentine avec une niaiserie fûtée ; le philosophe du quart de seconde.
- Je ne suis pas un personnage philosophique, répliqua Pierre, sèchement ; je suis un personnage dramatique. Vous n’y comprenez rien.
- Parlez-moi encore de vous, soupira Fromentine en se remettant du rouge, c’est passionnant.

Paul Morand - L'homme pressé

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Coup de coeur... Jules Roy...

25 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Quel drôle d’homme ! C’était vrai qu’il souffrait, l’été, et ne se réveillait qu’au moment où un semblant d’hiver s’abattait sur la Mitidja. Mais quoi, toujours la pluie à ce moment-là, des bourrasques, des ouragans liquides, à part les rares fois où de la neige était tombée en fondant presque tout de suite, sauf sur les crêtes où elle demeura des jours et des jours, étincelante sous le soleil revenu. À Marie Aldabram l’hiver ne manquait pas à ce point. Marjol, c’était d’abord de ça qu’il avait faim. Le ciel englouti, les routes bloquées, les maisons recouvertes jusqu'au toit, la montagne poudrée, ouatée, fleurie, étouffée sous la neige, les bois figés dans le silence et la blancheur, les nuages bas roulant leur épaisseur de ténèbres, des bouts de vallées avec leurs haies ensevelies, des arêtes de rochers noirs, des plaques de gel avec leur gerçures et leurs yeux d’huile, des touffes de trèfle durci, des chevaux qu’on n’avait pas ramenés dans les fermes et qui s’ennuyaient dans les pâtures mortes, droits sur leurs membres velus, reniflant désespérément l’herbe enfouie, et à qui on tendait une croûte de pain. Mais surtout des traces. En temps normal, on pourrait croire la forêt déserte. Il suffisait d’une giboulée de neige pour marquer le passage de toutes les bêtes qui l’habitaient : des sabots de chevreuils, des pattes de renards, des griffes de mulots sortis de leurs galeries, des étoiles d’oiseaux, des batailles de freux au pied d’un noisetier, des sauts de lièvres ou d’écureuil. Il entendait le crissement de ses semelles sur la neige poudreuse, y enfonçait les mains, s’en barbouillait le visage, en mangeait, Un prince. Seul. Tout ça à soi. D'une crête, il regardait la neige souveraine, ce tombeau royal, cette escadre triomphale de voiliers en route vers l’éternité sur laquelle, à midi, passait la fanfare des cloches accompagnée d’une voix de bronze sourde, pareille à celle des canons. Des pensées et des audaces qu’on n’aurait jamais eues se débridaient au retour, quand on respirait au village l’odeur des femmes. Jamais d’hiver ici, que ces déferlements qu’un soir amenait de l’ouest et qui battaient la plaine, cette humidité qui vous faisait grelotter. Alors, il s’enfermait, allumait du feu dans la cheminée, regardait le bois flamber et tisonnait avaricieusement, car le bois d’ici brûlait vite, sans braises, sans cette diversité de flammes de là-bas, sans ces vapeurs, ces moirures et ces panaches des essences. Pourtant, là-bas, souviens-toi Marjol, l’hiver n’était pas tellement drôle. L’hiver, il tardait toujours à Marie Aldabram de se coucher près de son mari. Une chaleur rayonnait de cette grande carcasse étendue dans l’ombre, avec ses douleurs et ses éclairs féroces.

Jules Roy - Les chevaux du soleil

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Coup de coeur... Roberto Bolano...

24 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

C’est en Allemagne que se trouvait sa maison d’édition ou plutôt l’idée qu’il avait de la maison d’édition, une maison allemande, des éditions dont le siège se trouvait à Hambourg et dont les réseaux, sous la forme de commandes de livres, s’étendaient dans les vieilles librairies de toute l’Allemagne, des librairies dont il connaissait personnellement certains des libraires, et avec qui, lorsqu’il faisait une tournée d’affaires, il prenait le thé ou le café, assis dans un coin de la librairie, se plaignant constamment des temps difficiles, pleurnichant à cause du mépris du public envers les livres, accablant de reproches les intermédiaires et les marchands de papier, se lamentant à propos du futur d’un pays qui ne lisait pas, en un mot, passant un super bon moment tout en grignotant des biscuits ou des morceaux de Kuchen, jusqu’à ce que, finalement, M. Bubis se remette debout, donne une bonne poignée de main au libraire d’Iserlohn, par exemple, après quoi il s’en allait à Bochum rendre visite au vieux libraire de la ville, qui conservait comme des reliques, des reliques en vente certes, des livres à l’enseigne de Bubis publiés en 1930 ou 1927 et que, d’après la loi, la loi de la Forêt-Noire, bien sûr, il aurait dû brûler au plus tard en 1935, mais que le vieux libraire avait préféré cacher, par pur amour, ce que Bubis comprenait (et pas grand monde d’autre, y compris l’auteur du livre, n’aurait pu le comprendre), une action pour laquelle il le remerciait par un geste qui était au-delà ou en deçà de la littérature, un geste, pour le qualifier ainsi, de commerçants honnêtes, de commerçants en possession d’un secret qui remontait peut-être aux origines de l’Europe, un geste qui était une mythologie, ou qui ouvrait la porte à une mythologie dont les deux piliers principaux étaient le libraire et l’éditeur, non pas l’écrivain, au chemin capricieux ou sujet à de fantomatiques impondérables, mais le libraire, l’éditeur et un long chemin zigzaguant dessiné par un peintre de l’école flamande.

Roberto Bolano - 2666

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Coup de coeur... Gustave Flaubert...

23 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.

Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; il expliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion.

— Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.

En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, comme quelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement. Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.

Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.

— L’Aveugle s’écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s’envola !

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.

Flaubert - Madame Bovary - Extrait de la troisième partie, chapitre VIII

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Coup de coeur... .Claudie Hunzinger..

22 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Mais je n'imaginais absolument pas que le roman de nature qui commençait à m'habiter allait prendre le visage de la société elle-même, moi qui avais voulu lui fausser compagnie ; et que j'allais me retrouver dans un imbroglio consternant, avec partis opposés, propagande dans les journaux et jusque dans les écoles, et révélation finale sur le charnier du monde ; et que toute sa malfaisance, comme un catalyseur, allait mettre en question mon amitié avec Leo. Je ne savais pas que j allais me retrouver face à l'insoluble, moi qui m'étais retranchée dans ma parcelle de beauté et de refus, dans la radicalité de la solitude, sa simplicité, sa facilité ; moi qui avais relevé le défi de gagner ma vie à l'écart. Qui étais sortie du monde. Mais c'est quand on en est sorti qu'on s'aperçoit que le reste du monde a la peste. Ça crève les yeux. Le reste du monde et nous aussi, voilà ce que j'apprendrai. Nous aussi, nous avons la peste même si nous prétendons à l'innocence.

Non, je ne savais pas que j'allais me retrouver face à la mine, au gâchis, aux dégâts. Et que tout ce que j'avais fui allait me revenir en plein dans la poitrine, en plein cœur, je ne le savais pas, allait me revenir comme un nuage chargé de neige et de derniers temps, chargé des préludes de la fin, durant les mois qui allaient suivre.

Claudie Hunzinger - Les grands cerfs

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Coup de coeur... Philippe Claudel...

21 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Je tourne les pages dans l'odeur de papier ancien, de l'encre nouvelle, de jaquettes tapissées d'une poussière dont les grains affolés se bousculent sous les paupières des lampes, de l'humidité aussi d'ouvrages lourds et peu souvent ouverts qui paraissent en souffrir et suppurer des larmes minuscules. Sans doute est-ce là, dans cette bibliothèque surannée, au profond du silence, parmi les visages absents de mes camarades et leurs corps ennuyés, enivré par le remugle - puisque c'est la le nom de l'odeur des vieux livres comme je l'appris bien plus tard -, que j'entre dans un pays, celui de la fiction et de ses mille sentiers, que je n'ai depuis jamais vraiment quitté. Je suis comme les livres. Je suis dans les livres. C'est le lieu où j'habite, lecteur et artisan, et qui me définit le mieux.

(...)

On grelotte un peu, et on sourit, tandis que, bien à l'abri de l'orage, on inspire le fumet que le massacre délivre, humus de marais, tourbe, sève, sucre des corolles des lys dont les pétales en pleurs sont comme des haillons, poils de bêtes aux abois et qui meuglent en coeur au loin, soupe de terre relevée par le frisson des lavandes vertes mais dont l'orage a excité la nature, résine venue d'on ne sait où, et le vent enfin levé, revanchard, brasse tout cela avec les dernières gouttes de pluie tout en poussant vers l'est, encore paisible à cette heure, le fatras des nuages crevés et les coups de tonnerre.

(...)

Parfois, se coucher au beau milieu des foins, pour se reposer, pour embrasser qui on aime, au milieu de l'odeur de la belle agonie, des senteurs de graine, de la poussière en laquelle se sont réduites déjà certaines graminées fragiles comme la lyse appelée aussi amourette, et qui se colle à notre sueur. S'étendre et dormir dans l'immense literie végétale, souple et irritante, en attendant de la plier, de la charger et d'en bourrer jusqu'à la gueule greniers et granges.

(...)

Les portes des étables sont pour moi comme celles des églises; elles ouvrent sur un mystère et un silence à peine troublé de souffles et de mouvements lents, d'haleines chaudes, de poésie d'encens ici, de rumination repue là. Un recueillement. Dans l'ombre se joue l'Eucharistie. Parfum de crèche bien sûr, où l'aigrelet fumet du nouveau-né s'adoucit de l'haleine de l'âne et de celle du boeuf bienveillants.

(...)

C’est la pluie qui, après avoir fait disparaître le coteau sous un écran strié, court comme une marée dans les airs, engloutit les boqueteaux ,boit les champs, se coule vers notre maison, ruisselle déjà dans les jardins du fond. Des gouttes isolées donnent les premières notes, mates, près du poulailler, et c’est le gros de la troupe, armée oblique et drue des soudards qui sabrent sans vergogne les pétales des dernières tulipes, déchirent les feuilles encore fragile des cerisiers, humilient les pivoines en les forçant à courber leurs têtes crémeuses avant de les écraser au sol, grêlent la terre des millions de cratères gros comme l’ongle du pouce. Massacre élémentaire. Pilonnage. Cataracte. L’eau fraîchit l’air et le sabre. C’est le mufle d’un monstre qui souffle à plein visage sa trop chaude haleine des tropiques. Des fleuves minuscules charrient leurs eaux brunes dans les allées; et des mers vaporeuses se forment au pieds des framboisiers….

Philippe Claudel - Parfums

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Coup de coeur... Joseph Conrad...

20 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Le vapeur peinait lentement à longer le bord d'une noire et incompréhensible frénésie. L'homme préhistorique nous maudissait, nous implorait, nous accueillait – qui pouvait le dire ? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d'esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d'une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus , parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir.
 
« La terre semblait plus terrestre. Nous avons coutume de regarder la forme enchaînée d'un monstre vaincu, mais là – on regardait la créature monstrueuse et libre. Ce n'était pas de ce monde , et les hommes étaient - Non, ils n'étaient pas inhumains. Voilà, voyez-vous, c'était le pire de tout – ce soupçon qu'ils n'étaient pas inhumains. Cela vous pénétrait lentement. Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horrible grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était la pensée de leur humanité – pareille à la nôtre - la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideux; Oui, c'était assez hideux. Mais si on se trouvait assez homme, on reconnaissait en soi tout juste la trace la plus légère d'un écho à la terrible franchise de ce bruit, un obscur soupçon qu'il avait un sens qu'on pouvait – si éloigné qu'on fût de la nuit des premiers âges – comprendre. Et pourquoi pas ? L'esprit de l'homme est capable de tout – parce que tout y est, aussi bien tout le passé que tout l'avenir. Qu'y avait-il là, après tout ? - Joie, crainte, tristesse, dévouement , courage, colère – qui peut dire ? - mais vérité, oui - vérité dépouillée de sa draperie de temps. Que le sot soit bouche bée et frissonne – l'homme sait, et peut regarder sans ciller. Mais il faut qu'il soit homme, au moins autant que ceux-là sur la rive. Il faut qu'il rencontre cette vérité-là avec la sienne, - avec sa force intérieure. Les principes ne collent pas. Les acquis ? Vêtements, jolis oripeaux, - oripeaux qui s'envoleraient à la première bonne secousse. Non : il faut une croyance réfléchie. Un appel qui me vise dans ce chahut démoniaque – oui ? Fort bien. J'entends. J'admets, mais j'ai une voix, moi aussi, et pour le bien comme pour le mal elle est une parole qui ne peut être réduite au silence. Naturellement, le sot - c'est affaire de peur panique aussi bien que de beaux sentiments – est toujours sauf. Qui grogne par là ? Vous vous demandez pourquoi je n'ai pas gagné la rive pour être du cri et de la danse ? Eh bien non, je ne l'ai pas fait. Beaux sentiments, dîtes-vous ? Au diable les beaux sentiments ! Je n'avais pas le temps. Il fallait que je tripote céruse et bandes de couvertures de laine pour aider à bander ces conduites qui fuyaient – je vous dis. Il fallait que je surveille la barre, et que je déjoue les obstacles, et que je fasse marcher mon pot de fer-blanc vaille que vaille. Il y avait dans tout ça assez de vérité de surface pour sauver un homme plus sage. Et entre temps il fallait que je m'occupe du sauvage qui était chauffeur. C'était un spécimen amélioré : il savait mettre à feu une chaudière verticale. Il était là, au-dessous de moi, et, ma parole, le regarder était aussi édifiant que de voir un chien, en une caricature de pantalons et chapeau à plumes, qui marche sur ses pattes de derrière.
 
Joseph Conrad - Au cœur des ténèbres
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Coup de coeur... Bernard Dimey...

19 Mai 2020 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

J'ai vu danser les paons de nuit
Sur les arpèges du silence
Où vient se perdre mon ennui.
Mais au premier souffle de brise
Le son de ta voix me revient
Et le songe soudain se brise,
De notre amour ne reste rien.
                            ______________________________
 
Voici bientôt vingt ans, peut être davantage,
Que je fais le guignol à n'importe quel prix
Entre le delirium, la sagesse et la rage.
Revenez donc me voir quand vous aurez compris
Et ne condamnez rien avant d'avoir mon âge.
                          _______________________________

 

Je ne dirai pas tout

Je ne dirai pas tout.
J’aurai passé ma vie à me décortiquer, à me déshabiller,
à donner en spectacle à n’importe quel prix ce que j’avais de plus précieux, de plus original,
plus vivant que moi-même,
au prix de quels efforts,
je ne le dirai pas.

Je ne dirai pas tout.

On passe au beau milieu de ses contemporains et la figuration n’est pas intelligente.
Ils ont tous un cerveau fendu par le milieu
dont toute une moitié se transforme en silex.

Je vais jour après jour, envers et contre tout, vers mon point de départ,
cercueil aussi tranquille, aussi doux qu’un berceau.

Le besoin de parler ne m’a pas réussi,
les hommes sont cruels et crèvent de tendresse,
les femmes sont fidèles aux amours de hasard,
tout le talent du monde est à vendre à bas prix
et qui l’achètera ne saura plus qu’en faire.

L’animal a raison qui sait tuer pour vivre…
Les animaux sont purs, ils n’ont pas inventé la morale au rabais, les forces de police
ni la peur du néant, ni le Bon Dieu chez soi,
ni l’argent ni l’envie
ni l’atroce manie de rendre la justice.

Les poissons de la mer n’ont pas d’infirmités.
Là, chacun se dévore et s’arrache et s’étripe
et le meilleur des mondes est encore celui-là,
sans paroles perdues, sans efforts de cervelle,
mensonges cultivés, mis au point, sans techniques…

L’antilope sait bien qu’un lion la mangera, elle reste gracieuse.
La savane est superbe, elle y prend son plaisir
et moi de jour en jour
Je suis comme un crapaud, de plus en plus petit,
écrasé, aplati malheureux sous une planche de jardin.
Le soleil me fait peur… Vous regards d’imbécile ont eu raison de moi.

Je ne dirai pas tout.
J’ai compris trop de choses,
mais de comprendre ou pas nul n’en devient plus riche.
La vie comme un brasier finira par gagner,
attendu que la cendre est au bout de la route
et que tous les squelettes ont l’air d’être parents.

Je croyais autrefois, à l’âge des étoiles et des sources et du rire et des premiers espoirs
être né pour tout dire,
n’être là que pour ça.

Intoxiqué très tôt par le besoin d’écrire,
je me suis avancé, parmi vous, pas à pas,
et l’on m’a regardé comme un énergumène,
comme un polichinelle au sifflet bien coupé
qui savait amuser son monde…

À la rigueur…
le faire un peu sourire, le faire un peu pleurer,
j’aurais pu devenir assez vite un virtuose mais le goût m’est passé de parler dans le vent.

Je ne dirai pas tout,
j’ai le sang plein d’alcool, d’un alcool de colère,
et je vais achever ma vie dans un bocal comme un poisson chinois
peut-être un coelacanthe…

J’aurai, j’en suis certain, de l’intérêt plus tard,
vous aurez des machines à faire parler les morts,

Je vous raconterai mes crimes et ma légende
et je vous offrirai des mensonges parfaits
que vous mettrez en vers, en musique, en images,
mais vous aurez beau faire,
je ne dirai pas tout !

Je suis le descendant du vautour et du poulpe,
mes ancêtres, autrefois, survolaient vos jardins
et sillonnaient vos mers.

Je ne dirai pas tout… Tant de peine perdue !

On peut avoir à dix-huit ans l’impérieux besoin d’aller prêcher dans le désert
devant un auditoire de fantômes illettrés, de beaux analphabètes ou de milliardaire courtois
ni plus ou moins idiots qu’un ouvrier d’usine…

Mais l’âge m’est passé des sermons de ce genre.
Je ne dirai pas tout !

Or tout me reste à dire.

Bernard Dimey - Je ne dirai pas tout
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