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Vivement l'Ecole!

litterature

Coup de coeur... Thomas Bernhard...

22 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Amazon.fr - La Platrière - Bernhard, Thomas - Livres

« Vous le savez, j’écris un traité dont je vous ai souvent parlé. C’est toujours ce traité qui m’absorbe », aurait-il dit, « une folie, vous savez, une folie à laquelle toute ma vie est suspendue, vous savez, – a-t-il dit, d’après Wieser – la folie intellectuelle a ceci de particulier qu’on y accroche sa vie, il faut se consumer pour elle à l’exclusion du reste. Quelque chose sur l’ouïe », aurait dit Konrad à l’architecte – et l’architecte le confirme. « Car, vous savez, aurait dit Konrad à l’architecte, on a déjà beaucoup écrit sur le cerveau, mais presque rien sur l’ouïe, en tout cas rien de valable ». « Il s’occupait de l’ouïe depuis déjà une vingtaine d’années », aurait dit Konrad à l’architecte. « D’abord, je me suis épuisé lentement, peu à peu avec une intensité grandissante, dans mes tentatives, puis j’ai fait un résumé, puis encore un, là-dessus encore un résumé, et ainsi de suite, aurait dit Konrad à l’architecte ; puis j’ai recommencé mes tentatives, j’ai encore complété et refait un résumé, encore un résumé, encore un résumé, et ainsi de suite. J’ai toujours expérimenté, une série d’expériences succédant à une autre (aurait dit Konrad à l’architecte, d’après ce que dit Wieser). Tout s’est toujours effondré pour moi quand j’étais au summum de la concentration, tout s’est de nouveau effondré pour moi. » « Mais maintenant, il avait en tête, lui Konrad, son traité sur l’Ouïe tout achevé, tous les détails rendus à la fois, le matériau le plus énorme que vous puissiez imaginer » (aurait-il dit à l’architecte), tout cela se rapportant à l’ouïe. « Au summum, tout s’effondre à nouveau pour moi », aurait répété Konrad. « On pense : tout de suite et à l’instant même, voilà que tout s’écroule ; mais quand on a tout accumulé si longtemps dans sa tête, pendant tant d’années, si complètement, il ne s’agit plus, – du moins, on est fondé à le croire – que d’attendre l’instant propice pour jeter sur le papier tout ce qu’on a parachevé dans sa tête. » A Fro aussi, à ma connaissance. « D’ailleurs, aurait-il dit à l’architecte, l’instant vient tous les jours. Il n’est pas de jour sans cet instant où je crois pouvoir commencer, achever mon Essai » ; mais toujours (aurait-il dit à l’architecte) à peine assis à son bureau, on le dérangeait, et je le répète, c’était tantôt le boulanger, tantôt le ramoneur, tantôt Wieser, tantôt Fro, tantôt lui l’architecte, tantôt Höller, tantôt sa femme, tantôt l’inspecteur forestier, tantôt le bruit, ainsi de suite. Comment ne pas descendre quand quelqu’un frappe à la porte de la Plâtrière ? Comment ne pas ouvrir, ou ignorer les coups de marteau ? Il ne pouvait, aurait-il dit à l’architecte, laisser quelqu’un tambouriner interminablement à la porte sans descendre, sans ouvrir, ne serait-ce que parce que ce bruit, au bout de fort peu de temps, le rendait fou. « Les gens (aurait dit Konrad à l’architecte, selon Wieser) ne cessent de frapper à la porte : tout en sachant qu’ils me dérangent. Ils m’arrêtent dans mon travail, ils détruisent dans tous les cas mon Essai, ils détruisent tout pour moi. » Alors seulement, lorsqu’il était levé, avait quitté son travail pour descendre ouvrir, les gens s’arrêtaient de frapper. « Et c’est toujours pour les choses les plus absurdes qu’on me dérange en plein travail, aurait dit Konrad, ce sont les choses les plus absurdes qui démolissent mon Essai. »

​​​​​​​Thomas Bernhard - La Plâtrière 

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Coup de coeur... Martin Amis...

21 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Amazon.fr - Expérience - Amis,Martin, Maurin,Frédéric - Livres

Dans ma jeunesse, mon père m'a donné un tuyau sur ce qu'on boit à midi et l'ombre que ça jette sur ce qu'on boit au dîner. Prends tout ce que tu as bu au déjeuner (disait-il), multiplie les doses par deux et songe que tu as tout avalé d'un trait à six heures moins cinq. Je me suis rappelé ce principe lorsque, une heure plus tard, Kingsley [son père] a terminé son verre de grappa et qu'il s'est dressé d'un air interrogateur. Il avait pris en bonne part ma plaidoirie pout Mandela en se contentant de frétiller sur sa chaise et de répéter : " Tu comprends pas. Tu comprends pas. TU COMPRENDS PAS. ". Jusqu'à ce qu'il finisse par se boucher les oreilles de ses deux mains et par fixer son assiette, ce que je ne lui avais jamais vu faire. Je me suis tu. Il a marqué une pause avant de reprendre :

"Changeons de sujet."

Martin Amis - Experience

 

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Coup de coeur... Solange Bied-Charreton...

20 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

L'acceptation, Solange Bied-Charreton | Stock

Il est venu avec moi se servir un verre de mousseux et grignoter des petits gâteaux d’apéro mous. Laurence nous a regardés, ou plus précisément elle m’a regardée, et son regard semblait me poser une question : « Tu le connais, c’est qui ? » L’écrivaine était maintenant attablée et on lui avait apporté un verre d’eau pétillante. Elle récoltait à présent les fruits pécuniaires de son chagrin. Une file d’attente distendue se formait devant elle, s’étendant jusqu’aux caisses. Sur le pas de la porte, le libraire échangeait des considérations avec deux types qui fumaient. Il disait que les attaques de Paris avaient porté un coup fatal au commerce, et forcément à l’économie du livre, que cela aurait aussi un impact sur les ventes de décembre, que les emplettes de Noël ne permettraient même pas de redresser la barre. Comme chaque année, une guirlande d’étoiles argentées zigzaguait dans la rue de Belleville qui plongeait alors de toutes ses lumières vers la tour Eiffel. L’un des interlocuteurs se racla la gorge avant de sortir une banalité sur les « événements ». Il fallait aussi aller de l’avant, penser que 2016 ne pourrait qu’être meilleure. Sur la question des attentats, je distinguais deux catégories de personnes. D’un côté, celles qui disaient vouloir revenir à l’essentiel, les proches ou le sens de la vie, se consacrer à des causes importantes dès à présent, exactement comme si elles allaient elles-mêmes y passer la semaine suivante. De l’autre, les gens qui soutenaient qu’on n’allait pas non plus s’empêcher de vivre, qu’il fallait au contraire en profiter pour s’enivrer, se perdre. Deux attitudes qui exhalaient la même peur de mourir.

Solange Bied-Charreton - L'Acceptation

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Coup de coeur... Arto Paasilinna...

19 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

La Forêt des Renards pendus de Arto Paasilinna | Livre | état bon  9782070401109 | eBay

« Des Américains, des Allemands, des Norvégiens ou des Italiens se trouveront peut-être prisonniers derrière ces murs, ou alors des Russes, des Kirghizes, des Toungouzes… Il y a bien des possibilités. On pourra enfermer ici des déserteurs ou des prisonniers de guerre. Là, derrière l’écurie, on exécutera les traîtres. La cour martiale siègera dans le petit bout de la cabane et empilera les condamnations à mort. Ou peut-être qu’on fourrera ici des maraudeurs, des pillards, des mutilés volontaires, ou des fous. Quand les combats sont longs, sanglants et pénibles, le nombre de fous augmente. Dans les guerres sans merci, on peut avoir l’équivalent d’une section de malades mentaux par bataillon. Il pourrait même y en avoir plus, mais les plus congelés se font généralement tuer. »

Avec son crayon de charpentier, le major esquissait fiévreusement des cartes sur le flanc blanc du rondin.

Arto Paasilinna - La Forêt des renards pendus

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Coup de coeur... Gilbert Cesbron...

18 Mai 2023 Publié dans #Littérature

Notre prison est un royaume Gilbert Cesbron - SensCritique

De cette cime d'arbre où il jouait à la vigie, à l'aviateur, à l'ascension de l'Himalaya (Oh, François ! À ton âge), il regarda le marron qui venait de s'écraser dans l'allée. On distinguait dans la coque éclatée le précieux tissu blanc, culotte de maréchal d'Empire, et le fruit verni, ciré, tout neuf. « La Rentrée... Plus une minute à perdre ! A terre ! »

Ses pieds connaissaient bien les branches de descente, l'appui solide qu'offrait chacune et cet espace entre elles qui, de vacances en vacances, lui paraissait plus petit. C'était son arbre. Suspendu à bout de bras à la plus basse branche, on fermait les yeux, on s'imaginait au-dessus d'un abîme, on lâchait prise... Mais, cette année, plus besoin d'ouvrir les mains : les pieds touchaient déjà terre. Une date dans l'histoire des vacances !

Il faisait tiède au sortir de l'arbre obscur, et François frissonna de bien-être comme un chat. « La Rentrée... Quel dommage ! » Deux minutes plus tôt, il pensait le contraire : que les vacances se fanaient, que Pascal Delange lui manquait et qu'au fond on ne riait bien qu'en classe... « Ce cochon de Pascal, il tout de même pu m'écrire ! Les autres, je m'en moque ; mais Pascal... Pas même une carte ! »

Gilbert Cesbron - Notre prison est un royaume

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Coup de coeur... Eliette Abécassis...

17 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Un couple

 

— Puis-je prendre place à côté de vous ?

 

Le vieil homme fixe le banc où est assise la femme qui se tient droite, l’air sérieux, une main posée sur sa canne ; le regard perdu vers l’horizon.

 

Elle se tourne pour l’observer : il est beau avec ses cheveux poivre et sel, abondants pour son âge, coiffés en arrière. Son sourire éclaire son visage anguleux, émacié, sa peau est parsemée de petites taches et ses yeux sont d’un bleu intense ; celui de droite a une expression sérieuse et grave, celui de gauche est joyeux.

— Je vous en prie, Monsieur, asseyez-vous.

 

Il la salue d’un petit mouvement de tête, considère ses pommettes hautes, sa bouche colorée de rouge, sa peau fine et parcheminée, ses mains ridées, aux veines apparentes. Elle lui sourit avec bienveillance.

Les cheveux coiffés en une savante mise en plis comme si elle sortait de chez le coiffeur, elle porte un pantalon léger et un twin-set en laine beige. Elle tente de se tenir droite, et de redresser son dos qui se voûte. Frêle, mince et vacillante, on dirait qu’elle va ployer comme un roseau.

 

Ils sont au jardin du Luxembourg : c’est là qu’elle aime venir, toujours au même endroit, à droite quand on fait face au bassin, à côté des rangées de chaises vertes.

 

À nouveau, elle regarde droit devant elle, l’air concentré. Son visage marqué par le temps, strié de rides profondes, reprend son expression sérieuse, comme si elle attendait quelque chose, ou quelqu’un.

Seule, elle est sortie de chez elle, a remonté la rue Lhomond, descendu la rue d’Ulm jusqu’au Panthéon, puis elle a emprunté la fastueuse rue Soufflot jusqu’au jardin du Luxembourg ; avant de s’asseoir sur le banc où elle aime se reposer et rêver, devant le bassin où voguent les bateaux miniatures, téléguidés par les enfants. C’est ici qu’elle somnole, réfléchit et se plonge dans ses souvenirs. Dans sa jeunesse, elle empruntait la grande allée pour se rendre à la Sorbonne où elle étudiait, aux réunions féministes dans les cafés du Quartier latin et le soir aux clubs de jazz à Saint-Germain.

 

Eliette Abécassis - Un Couple

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Coup de coeur... Bernard Giraudeau...

16 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Cher Amour - broché - Bernard Giraudeau - Achat Livre | fnac

Je vous écris ces mots pour que les maux s'évanouissent. Ma main vous caresse et s'encre parfois. Faites que je puisse accoster un jour en laissant l'amarre comme une écharpe, un adieu. Je vis dans une bourrasque, balayant toute musique pour des micas éphémères, éparpillés dans l'infini des miroirs. J'espère que vous n'êtes pas un concept pour éviter la solitude.

Bernard Giraudeau - Cher amour

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Coup de coeur... André Pieyre de Mandiargues...

15 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Mascarets eBook : Pieyre de Mandiargues, André: Amazon.fr: Boutique Kindle

 

Il se trouva que ma tante fut invitée à une chasse à courre, dans la région de la basse Seine, et Julie, qui avait de la pitié pour les bêtes, refusa de l'accompagner, préférant rester seule au château. Je proposai une longue promenade au bord de la mer ce jour-là, et lui dis que j'irais la chercher le matin à huit heures, que nous prendrions nos bicyclettes pour aller à Denderville, et puis que nous irions à pied, par la plage, jusqu'à la gorge de Cuval, et que nous mangerions en route à condition qu'elle préparât la sacoche, comme à l'ordinaire. Elle mettait à faire les sandwichs autant d'application que d'imagination, et je lui laissais toujours ce soin.

Nous arrivâmes à Denderville un peu après neuf heures, car nous étions partis avec un léger retard (que j'avais calculé). Après avoir enchaîné nos bicyclettes à côté de la cabane des douaniers, nous descendîmes sur les galets, et puis sur le sable humide où l'on marchait commodément devant les vagues. Trois enfants jouaient derrière nous ; une femme assise, près de l'escalier de béton, tricotait ; bientôt nous fûmes absolument seuls. J'allais devant, pour ne pas regarder Julie que je voulais oublier pour être ému davantage quand je la retrouverais, et ainsi nous allions très vite. Mais la mer montait rapidement aussi, car la nouvelle lune avait paru trois jours auparavant et c'était l'époque de la grande marée, la plus grande avant celles de septembre et d'octobre. Quand les vagues eurent déferlé sur le sable et que l'une d'elles, plus violente, eut mouillé nos pieds, je me rapprochai de la falaise que les galets à cet endroit ne bordaient plus, et nous poursuivîmes notre marche sur une sorte de plateau de craie où il fallait être attentif aux mousses vertes qui le rendaient glissant.

– Si nous continuons, dit Julie, nous allons être pris par la mer. Nous n'arriverons jamais à Cuval avant la marée haute.

– C'est de ta faute, lui dis-je, tu aurais dû être prête plus tôt. Mais il est trop tard et nous avons fait trop de chemin pour retourner en arrière. Nous allons marcher jusqu'au grand éboulis qui est devant nous et où les plus hautes marées n'atteignent pas, et nous resterons là jusqu'à ce que la mer ait baissé de nouveau. Alors nous pourrons aller à Cuval et rentrer par le haut de la falaise, ou bien revenir sur nos pas, si nous sommes fatigués.

 

André Pieyre de Mandiargues - Mascarets

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Coup de coeur... Blaise Cendrars...

14 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

L'Or La merveilleuse histoire du général Johann August Suter - Poche - Blaise  Cendrars, Francis Lacassin - Achat Livre ou ebook | fnac

 

Le port.

 

Le port de New York.

1834.

C'est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde. Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune; ceux qui ont tout risqué sur une seule carte; ceux qu'une passion romantique a bouleversés. Les premiers socialistes allemands, les premiers mystiques russes. Les idéologues que les polices d'Europe traquent; ceux que la réaction chasse. Les petits artisans, premières victimes de la grosse industrie en formation. Les phalanstériens français, les carbonari, les derniers disciples de Saint-Martin, le philosophe inconnu, et des Écossais. Des esprits généreux, des têtes fêlées. Des brigand de Calabre, des patriotes hellènes. Les paysans d'Irlande et de Scandinavie. Des individus et des peuples victimes des guerres napoléoniennes et sacrifiés par les congrès diplomatiques. Les carlistes, les Polonais, les partisans de 1830 et les derniers libéraux qui quittent leur patrie pour rallier la grande République, ouvriers soldats, marchands, banquiers de tous les pays, même sud-américains, complices de Bolivar. Depuis la Révolution française, depuis la déclaration de l'Indépendance (vingt-sept ans avant l'élection de Lincoln à la présidence), en pleine croissance, en plein épanouissement, jamais New York n'a vu ses quais aussi continuellement envahis. Les émigrants débarquent jour et nuit, et dans chaque bateau, dans chaque cargaison humaine, il y a au moins un représentant de la race des aventuriers.

 

Blaise Cendrars - L'Or

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Coup de coeur... Dennis Lehane...

13 Mai 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

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La panne de courant se produit un peu avant l'aube et tous les habitants de la cité Commonwealth se réveillent en nage. Dans l'appartement des Fennessy, les ventilateurs de fenêtre sont restés bloqués et des gouttes de sueur perlent sur le frigo. Mary Pat jette un coup d'oeil dans la chambre de sa fille Jules, la trouve couchée sur les draps, les yeux fermés, la bouche entrouverte, projetant de petites expirations dans son oreiller moite. Mary Pat continue dans le couloir jusqu'à la cuisine et allume sa première cigarette de la journée. Elle regarde par la fenêtre, au-dessus de l'évier, et sent l'odeur de la chaleur qui se dégage des briques de l'encadrement.

C'est seulement au moment où elle essaie de faire du café qu'elle se rend compte qu'elle ne peut pas. Elle pourrait mettre de l'eau à chauffer sur la cuisinière, qui fonctionne au gaz, mais la compagnie en a eu assez de ses excuses et elle a coupé l'alimentation la semaine dernière. Pour éponger ses arriérés, Mary Pat a effectué deux journées à l'entrepôt de chaussures où elle occupe un second emploi, mais il va lui falloir en faire trois de plus, puis se déplacer jusqu'au bureau de facturation, avant de pouvoir de nouveau mettre de l'eau à bouillir ou faire rôtir un poulet.

Elle va dans la salle de séjour, la poubelle à la main, et y balance toutes les canettes de bière qui traînent. Elle vide les cendriers de la table basse et de la desserte, puis un autre qu'elle trouve sur la télé. C'est à cet instant qu'elle aperçoit son reflet sur l'écran, et elle ne parvient pas à faire coïncider la créature qu'elle voit avec l'image d'elle-même qu'elle conserve dans son esprit - une image qui n'a que peu de ressemblance avec cette masse de cheveux moites et emmêlés et ce menton qui pendouille, le tout vêtu d'un débardeur et d'un short. Même dans le gris terne de l'écran, elle distingue, sur le côté extérieur de ses cuisses, des veines bleues qui, sans qu'elle sache vraiment pourquoi, ne lui semblent pas possibles, pas déjà. Non, pas déjà. Elle n'a que quarante-deux ans - bon, d'accord, quand elle en avait douze, elle avait l'impression que c'était un âge où on a déjà un pied dans la salle d'attente du Bon Dieu, mais maintenant qu'elle les a, elle ne se sent pas différente d'avant. Elle a douze ans, elle a vingt-et-un ans, elle a trente-trois ans, elle a tous les âges en même temps. Mais elle ne vieillit pas. Pas dans son cœur. Pas dans sa tête.

Tandis qu'elle scrute son visage sur la télé, essuyant les mèches humides sur son front, on sonne à la porte.

À la suite d'une série d'intrusions dans des appartements, deux ans plus tôt, au cours de l'été 1972, l'Office du logement a mis la main à la poche pour faire installer des judas aux portes. Mary Pat colle l'œil au sien et voit Brian Shea dans le couloir vert menthe, les bras chargés de lattes de bois. Comme la plupart des gars qui travaillent pour Marty Butler, Brian est plus propre sur lui qu'un diacre. Dans la bande de Butler, les cheveux longs ou la moustache de bandit, on ne connaît pas. Les favoris bien fournis, les pantalons pattes d'éléphant et les semelles compensées non plus. Et bien sûr, les motifs cachemire et ces vêtements tie-dye sont exclus. Brian Shea s'habille comme on le faisait dix ans plus tôt : T-shirt blanc sous un Baracuta bleu marine. (Le blouson Baracuta - bleu marine, brun clair, ou occasionnellement marron - est un incontournable pour les types de Butler ; ils le portent même par des journées comme celle-ci, quand le mercure approche les 27 °C à neuf heures du matin. Ils l'échangent en hiver contre des pardessus ou des manteaux trois-quarts en cuir avec une épaisse doublure en laine, mais dès l'arrivée du printemps, ils ressortent tous leur Baracuta du placard le même jour.) Les joues de Brian sont rasées de près, ses cheveux blonds coupés court en brosse, et il porte un chino blanc cassé, ainsi que des bottines noires éraflées avec une fermeture Éclair sur le côté. Brian a des yeux couleur Ajax Vitres. Ils pétillent et luisent tandis qu'il regarde Mary Pat avec un air de légère arrogance, comme s'il devinait les choses qu'elle s'imagine garder secrètes. Et ce sont des choses qui l'amusent.

- Mary Pat, dit-il. Comment ça va ?

Elle se voit avec ses cheveux aplatis, dégoulinant sur sa tête comme des spaghettis figés dans la graisse. Elle sent la moindre tache sur sa peau.

- On n'a plus de courant, Brian. Comment ça va ?
- Marty s'en occupe, dit-il. Il a passé quelques coups de fil.

Elle jette un regard aux minces lattes de bois qu'il a dans les bras.

- Je peux t'aider avec ces trucs ?
- Je dis pas non. (Il les tourne dans ses bras pour les poser debout près de la porte.) C'est pour les pancartes.

Elle se rappelle vaguement avoir renversé de la bière sur son débardeur hier soir et elle se demande si l'odeur de la Miller High Life éventée frappe les narines de Brian Shea.

- Quelles pancartes ?
- Pour la manif. Tim G va pas tarder à les apporter.

Elle place les lattes dans le porte-parapluie juste derrière le seuil de sa porte. Elles partagent l'espace avec un unique parapluie dont une baleine est cassée.

- Et cette manif a lieu ?
- Vendredi. On fait ça à City Hall Plaza. On va faire du bruit, Mary Pat. Exactement comme on l'a promis. On va avoir besoin de tout le monde dans le quartier.
- Bien sûr, répond-elle. J'y serai.

Il lui tend un paquet de tracts.

- On demande aux gens de distribuer ça avant midi aujourd'hui. Tu comprends... avant qu'il fasse une chaleur de tous les diables. (Il se sert du tranchant de sa main pour essuyer la sueur qui dégouline sur sa joue bien lisse.) Mais c'est peut-être déjà trop tard pour ça.

Elle prend les tracts. Jette un coup d'œil à celui qui est sur le dessus de la pile :

BOSTON EN ÉTAT DE SIÈGE !!!!!!
REJOIGNEZ TOUS LES PARENTS INQUIETS
ET LES MEMBRES DE LA COMMUNAUTÉ DE SOUTH BOSTON
POUR EXIGER LA FIN DE CETTE DICTATURE JUDICIAIRE.
VENDREDI 30 AOÛT À CITY HALL PLAZA.À MIDI PRÉCIS !
NON AU BUSING ! JAMAIS !
RÉSISTONS !
BOYCOTTONS !

- On demande à tout le monde de couvrir des quartiers bien définis. On aimerait que tu couvres... (Brian plonge une main dans son Baracuta et en ressort une liste sur laquelle il fait courir son doigt.) Euh.... que tu couvres Mercer Street, entre la 8° et Dor-chester Street. Et Telegraph Street, jusqu'au parc. Et puis, ouais, toutes les maisons situées sur le pourtour du parc.
- Ça fait un tas de portes.
- C'est pour la Cause, Mary Pat.

Chaque fois que les types de Butler s'amènent la main tendue, ce qu'ils vous proposent d'acheter, en fait, c'est leur protection. Mais ils ne le disent jamais comme ça. Ils vous enrobent ça dans un motif plus noble : c'est pour l'IRA, pour les enfants qui meurent de faim dans un pays à la con ou un autre, pour les familles des anciens combattants. Il est même possible qu'une partie de l'argent finisse par arriver jusqu'à eux. Mais la cause anti-busing, en tout cas jusqu'à présent, semble être parfaitement réglo. On a l'impression que c'est la Cause. Ne serait-ce que pour la seule raison qu'ils n'ont pas demandé le moindre cent aux résidents de Commonwealth. Que du porte-à-porte et de la distribution.

- Je donnerai un coup de main avec plaisir, dit Mary Pat à Brian. Vous vous cassez tellement le cul.

Brian accueille la remarque en levant les yeux au ciel d'un air las.

- Tout le monde se casse le cul dans le coin. Quand j'en aurai fini avec tout ça, j'aurai plus de quoi m'asseoir. (Il porte le doigt à une casquette imaginaire pour la saluer avant de repartir dans le couloir vert.) Ça m'a fait plaisir de te voir, Mary Pat. J'espère que le courant va pas tarder à revenir.
- Attends, l'appelle-t-elle. Juste une seconde, Brian Il se retourne vers elle.
- Qu'est-ce qui va se passer après la manif ? Qu'est-ce qui va se passer si jamais, je sais pas, moi, si ça change rien.

Il lève les deux mains.

- J'imagine qu'on verra à ce moment-là.

Pourquoi vous ne le descendez pas, ce juge, putain ? pense-t-elle. Vous êtes la bande de Butler, nom de Dieu. On vous paie pour une "protection". Alors protégez-nous maintenant. Protégez nos gosses. Arrêtez ça.

Mais elle dit seulement :

- Merci, Brian. Bonjour à Donna.
- J'y manquerai pas. (Encore un doigt à sa casquette imaginaire.) Bonjour à Kenny.

Son visage lisse se fige une seconde au moment où il se rappelle les derniers commérages du quartier. Il lui lance un regard avec ses yeux de velours.

- Je veux dire, je voulais dire...

Elle le tire d'affaire avec un simple :

- J'y manquerai pas.

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