J’ai eu de la chance. J’ai eu le bon viol. Alors parfois, j’ai pu dire.
Une fois, même, j’ai pu porter plainte. Et aujourd’hui je suppose qu’il m’est plus facile d’écrire : le bon viol, vous pourrez peut-être le lire.
Le bon viol, c’est celui avec le Loup-Garou sorti de nulle part. Celui avec le parking, à la tombée de la nuit. Celui avec le couteau qui luit – même si c’était un cutter. Celui avec les coups de poing dans la gueule. Suffisamment bien envoyés pour n’en laisser aucune trace, à part un tout petit bleu derrière l’oreille. Il paraît que ceux qui battent vraiment bien leurs femmes savent faire, frapper sans laisser de traces. Lui, il a su.
Dix ans plus tard, mes dents ont fini par bouger. Celles du bas. On a dû me les raboter. En fait, il me l’avait tellement éclatée, la mâchoire, que des petites fissures invisibles avaient commencé à se créer sous la gencive. Mais à l’époque, on ne voyait rien.
Ça les a bien fait chier, les flics. Le commissaire a dit : « Dommage, elle est même pas défigurée. » C’est une habitude à prendre, dès le dépôt de plainte, quand vous êtes victime de viol : on parle de vous en disant « elle », comme si vous n’étiez pas là. En même temps, vous n’êtes plus tout à fait là… « Elle » n’était même pas défigurée, donc. Alors « elle », pour le coup, n’était pas la bonne victime : même si « elle » avait eu le bon viol, ça risquait d’être compliqué à plaider.
La bonne victime, c’est celle que vous pouvez imaginer sans effort. Celle qui porte les stigmates de l’infamie sur le visage – ou le V de viol sur le cul. La bonne victime est forcément exsangue, forcément à terre, brisée absolument-définitivement, en mille petits morceaux de chair éparpillés sur l’asphalte d’un parking, le carrelage d’une cuisine, la poussière d’un terrain vague. La bonne victime est écrasée par le poids de la honte, noyée dans ses propres larmes, dont on ne sait exactement si elles sont faites de souffrance ou de culpabilité, mais dont on espère tout de même que ce soit un peu des deux, tant qu’à faire. Parce que, quitte à donner dans le crapoteux-dégueu, faut que ça déverse, que ça coule. Faut que ça transpire, faut que ça suinte le viol. Faut qu’elle en chie pour qu’on la plaigne. Alors faut que ça se voie.
Donc si « elle » avait été une bonne victime, « elle » aurait dû avoir la décence minimale de porter encore « des traces de sperme et des traces de sang sur le visage, au moment où elle s’est présentée à vous ». Les guillemets, c’est pour la plaidoirie de mon avocat. Ça pique un peu, mais j’aime bien.
J’aime bien aussi que ça ne se voie pas sur ma figure.
Ça m’a perdue et ça m’a sauvée, mais dès l’instant où il est sorti de ma voiture, j’ai voulu nettoyer.
Les sièges, le tableau de bord, et moi. Profondément, frénétiquement, furieusement, obsédée que j’étais par l’envie de récupérer ma vie d’avant, renouer le fil, recoller les bouts de moi…
Pas question de voir ses doigts quand je me regarde dans le miroir. Je voulais que vous vous disiez : « On dirait pas. » Je voulais que vous me trouviez encore jolie dehors, quand cette chose si laide s’était incrustée dedans. Alors ça ne s’est jamais vu sur ma figure. Poker Face.
Ça a été ma victoire sur moi, ma revanche sur lui, mon arme et mon armure dans ce monde qui ne veut pas de nous, acolytes malgré nous, compagnes du hasard malencontreux, camarades du mauvais endroit au mauvais moment, sœurs d’infortune, suspectes à peine le Mot Affreux prononcé (je vous aide : il a quatre lettres), suspectes d’avoir survécu, suspectes de complicité, émanations involontaires de cette Bête Immonde qui vous fait si peur, cette chose tapie dans l’ombre qui menace de frapper vos sœurs, vos mères, vos amies, vos amantes, cette vermine qui sommeille, potentiellement, en chacun de vos frères, vos pères, vos amoureux du bac à sable – j’ai dit « potentiellement ». Pouf, pouf, on se calme…
Et on se souvient juste que, pendant des siècles, on a puni les femmes violées autant que les violeurs. Qu’on les lapide ou qu’on les brûle, aujourd’hui encore, à certains endroits du monde – chez nos voisins, à vol d’oiseau. Évidemment, de cette histoire millénaire, il reste des traces. Alors merci, mais ce sera sans moi – le fer rouge, vous pouvez vous le mettre où je pense.
Alors, de loin, ça ne s’est pas vu. Alors j’ai eu (un peu) la paix. Mais c’est aussi pour ça qu’il a été acquitté. Pour ça, et parce qu’il payait ses impôts correctement. Et comme il entraînait EN PLUS l’équipe des minimes, et que PAR AILLEURS il était père de famille, il ne POUVAIT PAS être un violeur – les majuscules, c’est pour ses deux guignols d’avocats, dont la subtilité était inversement proportionnelle aux décibels.
Un bon contribuable, blanc et footeux, ça rentre pas dans la case. Point. Si je n’étais pas la bonne victime, il n’était pas le bon violeur non plus.
Pour ça, il aurait dû être étranger. Préférablement « de type maghrébin », si j’en crois le nombre de fois où on m’a posé la question.
L’homme qui viole ne peut pas être un « comme nous ». Il doit être un élément exogène au groupe, sinon c’est le groupe lui-même qui pue le viol, coupable, a minima, de complicité passive.
Il faut que ça ait quelque chose d’exceptionnel, voire de surnaturel. Sinon, ça pourrait arriver tout le temps – pour info, ça arrive très exactement toutes les sept minutes en France.
Il est un animal qui rôde à l’extérieur de la cité et qui, parfois, la nuit, toujours la nuit, forcément la nuit, assoiffé du sang des vierges, y effectue une descente – et tant pis pour celles qui traînent sur les parkings passé 22 heures. Quelles connes.
Vous en avez parlé pendant six plombes, avant de l’acquitter, le bon contribuable. Le vote était serré, je l’ai su plus tard. Mais vous l’avez acquitté quand même.
Le lendemain, vous l’avez pris en photo. Et vous lui avez demandé comment il se
sentait. Il vous a dit : « On m’a volé trois ans de ma vie », « Plus rien ne sera jamais comme avant », « Je vais tenter de me reconstruire » – eh, mec, ça te dérange pas de me gauler aussi mes mots ? Bref.
Cette interview, c’était dans les pages intérieures de La Provence. Je sais même pas pourquoi j’ai ouvert ce canard. La une aurait dû me suffire.
En photo, il souriait de toutes ses dents – moins une, il a un chicot – avec son avocat, bras dessus, bras dessous. Une belle équipe de winners… Ce jour-là – et ce jour-là seulement –, j’ai eu envie de me jeter sous un train. On était en gare d’Avignon. C’était le lendemain du verdict.
Trois ans après le viol.
Le jour où « ma vie avec » allait devoir commencer. Sans mon consentement. Mais avec le viol. Avec l’acquittement.
Sans intérêt (au singulier), mais avec des dommages (au pluriel). Avec ma colère. Ma tristesse. Mon sombre. Mon vide. Mon corps dont je ne sais plus bien quoi faire à ce moment là. Ma tête et ses trous, mon ventre et ses trouilles, pour un bon moment. Avec mes béquilles. Celles que j’ai à l’intérieur, et qui m’aident à marcher.
Au début, on a du mal. Chaque pas coûte. Mais il faut s’éloigner de ce parking, vite, le laisser loin derrière, vite, vite; surtout, gagner les lumières de la ville, surtout, voir des bouches qui sourient sans mordre, vite, voir des yeux qui ne brûlent pas, des mains qui ne frappent pas. Vite, vite, un être humain, ici, là, quelque part. Vite. Passer de l’eau sur sa figure, faire couler la lacrymo et le rimmel mélangés… Nettoyer. Avancer.
Claudiquer, marcher, et puis courir. Jusqu’au jour où on court si vite avec nos béquilles qu’on les oublie. J’ai eu de la chance, j’ai pu les oublier.
Giulia Foïs - Je suis une sur deux