litterature
Coup de coeur... Blaise Cendrars...
Vous me faîtes rire avec votre angoisse métaphysique, c'est la frousse qui vous étreint, la peur de la vie, la peur des hommes d'action, de l'action, du désordre. Désordre que les végétaux, les minéraux et les bêtes ; désordre que la multitude des races humaines ; désordre que la vie des hommes, la pensée, l'histoire, les batailles, les inventions, le commerce, les arts ; désordre que les théories, les passions, les systèmes. C'a toujours été comme ça. pourquoi voulez-vous y mettre de l'ordre ? Quel ordre? Que cherchez-vous ? Il n'y a pas de vérité. Il n' y a que l'action, l'action qui obéit à un million de mobiles différents, l'action éphémère, l'action qui subit toutes les contingences possibles et inimaginables, l'action antagoniste. La vie. La vie c'est le crime, la vol, la jalousie, la faim, le mensonge, le foutre, la bêtise, les maladies, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, des monceaux de cadavres.
Tu n'y peux rien, mon pauvre vieux, tu ne vas pas te mettre à pondre des livres, hein?
Blaise Cendrars - Moravagine
Coup de coeur... Victor Hugo... "cette touchante confiance des enfants qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais"
« Il regarda, et reconnut un sabot, un affreux sabot du bois le plus grossier, à demi brisé et tout couvert de cendre et de boue desséchée. C’était le sabot de Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais, avait mis, elle aussi, son sabot dans la cheminée. C’est une chose sublime et douce que l’espérance dans un enfant qui n’a jamais connu que le désespoir. Il n’y avait rien dans ce sabot.
L’étranger fouilla dans son gilet, se courba et mit dans le sabot de Cosette un louis d’or.
Puis il regagna sa chambre à pas de loup. »
Victor Hugo - Les Misérables
Coup de coeur... Lettres à Philippe Sollers - Dominique Rolin...
Lettres à Philippe Sollers 1981-2008 par Dominique Rolin - Philippe Sollers/Pileface
Paris Dimanche 12 juillet 1981 7 heures 30
Mon amour, Je me suis levée à 5 heures, j’ai mis en train mon Calaferte que j’interromps par fringale de t’écrire. Si je m’écoutais, je ne ferais que ça : je vis dans une véritable saoulerie d’amour, qu’approfondit le silence inouï de la ville. Me pencher à la fenêtre et regarder le sillon nu de ma rue, c’est comme si je perdais ma tête dans la pensée de toi, exaltante, battante, ravissante au sens étymologique du terme. Il n’y a pas une seconde qui ne soit ainsi comme une pierre précieuse montée sur or, absorbant les moindres nuances du jour et de la nuit. Ton spontamour1 d’hier était génial, comme je l’ai dit : tu as surgi comme un diamant dans le noir où me guettait l’angoisse fibreuse, inarrachable, qui se permet de prendre feu dès que je m’endors. Ma fenêtre est ouverte, il fait gris, très doux, et le ballet haut des hirondelles trace des fusées d’écriture sifflante du plus extraordinaire effet. C’est pour le moment l’unique témoignage de vie. Le rien du dehors est d’une vertigineuse bonté. Et cela colle à mon bonheur de toi.
Tennis : bonne idée, mais fais attention à la violence de ce sport qui pourrait te fatiguer le cœur, si tu vas trop loin. La dépense réclamée par ton Paradis est déjà énorme sur le plan du battement, le moteur est entièrement requis sans que tu t’en doutes. Ménage-le donc, ce merveilleux organe à chefs-d’œuvre. Je pense à ton Picasso, qui m’ébranle et me stimule . Tes textes me donnent la fièvre et je ne peux m’en guérir qu’en travaillant de mon côté, à mon niveau de tortue à belle carapace, d’allure lente et bornée. Ah si, il y a les cloches pour les premières messes ! Venise entre dans mes oreilles et se transforme en hirondelle intérieure, folle de t’aimer et d’être aimée de toi. À ce soir, mon splendamour chéri, maintenant tu es heureux d’être dans ton île, non ? et surtout en équilibre sur le mince ruban de terre où personne, en fait, ne peut s’arrêter. Je suis complètement enfouie sous tes omoplates. Je travaille dans ton dos, je t’aime. Ton PV
Voilà la pluie torrentielle !
Lundi 13, 9 heures 30 : ta lettre de samedi n’est pas arrivée encore, et c’est normal. Pluie, froid, ma lampe intérieure (toi) donne son éclat, sa chaleur, je suis fantastiquement heureux. À ce soir, mon !
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Paris Lundi 13 juillet 1981 16 heures 30
Mon splendadoramour,
Chaque fois que je m’attable pour t’écrire, j’ai faim comme avant notre steack tartare du Undi. Pour un peu j’en saliverais de plaisir, même si ma lettre n’est pas à la hauteur de l’appétit. J’aimerais t’écrire des choses fantastiques, rares, fortes, et total je suis là à laisser couler mon pipi de souris bleu washable Parker sans intérêt… J’ai merveilleusement bien dormi sous le bruit d’une averse folle, à croire que le toit de la maison s’effondrait. Froid vif et gris ce matin, ça paraît s’arranger maintenant. Mais je suis dans mon rayon de Sollers, moi, j’ai toujours chaud, le silence est bon. Paris désert est beau, l’horrible espèce est belle à travers mon bonheur de toi, qui n’a jamais été aussi éclatant. Mon Calaferte avance, ainsi que la lecture d’un paquet de manuscrits. Je me refuse à penser déjà à l’après-gâteau, je crois que le flottement a des avantages et travaille pour moi sous l’insouciance, le vide, l’abrutissement. Le nouveau manuscrit commencera, comme tu me le disais, à Venise-à-deux. Les journées, mon merveilleux chéri, sont des overdoses de silence, tu ne connais pas ça, toi, dès que tu es ici ou là, tu deviens un centre, le moyeu d’une roue de paroles. Dans mon cas, le retrait est total, d’un mutisme à coups de marteau qui me fait jubiler. À part les trois minutes au téléphone avec toi : rien, les hirondelles seules très haut, des pas dans la rue, quelques échos de voix que l’air disperse, point à la ligne. Non, mon, je ne m’ennuie pas une seconde, au contraire, je suis en état de lévitation quasi divine, tu es le berceau total, incurvé comme il faut, et je m’y balance et tu es là constamment pour me pousser à vivre… « L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité… Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange. » mot. p. 923. Tome 21 . L’infini, mon amour, tu me le donnes à tout instant. 19 heures 30 : nous nous sommes parlé. Je suis heureux, le soir commence à brunir déjà, je vais lire encore un peu, puis me coucher en t’adorant.
Ta PF
P. S. Mardi, 8 heures du matin : merci, spontamour, et bonne journée !
Lettres à Philippe Sollers (1981-2008)
Coup de coeur... Montesquieu...
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes même faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait ; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan ». Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore, dans ma physionomie, quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement :
« Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »
Montesquieu - Lettres Persanes
Coup de coeur... Jean Rouaud...
Ça nous rassurerait de penser que le meilleur du monde serait une victoire permanente sur le mal, de voir le mal en éternel mauvais perdant, toujours terrassé comme un vulgaire dragon par le moindre geste d’amour, rageant de se faire avoir par une caresse légère du revers de la main, par une ligne pleine d’allant tracée du bout de l’index, par un petit pas sautillant sous une pluie rêveuse, par un regard qui se baisse devant la désirée, par une fleur offerte ou le sifflement impromptu repris d’un chant d’oiseau.
Jean Rouaud - La femme promise
Coup de coeur... Jean-Marie Blas de Roblès...
J’étais resté jusque-là, et je pense l’être aujourd’hui encore, ce qu’on appelle un apathéiste : ni athée, ni mécréant, ni même agnostique, mais quelqu’un qui se contrefiche de l’existence ou de l’absence des dieux, parce que cette interrogation est d’ordre métaphysique, irréfutable par nature, inexprimable, au sens où l’entend Wittgenstein à la fin du Tractatus, et ne mérite donc pas l’effort d’une discussion, fût-elle philosophique. Un humaniste, en somme, dont rien ne saurait modifier l’éthique de libre arbitre et de tolérance qu’il estime nécessaire pour habiter ce monde ; ni la preuve éternelle du néant, ni même un soudaine et convaincante théophanie.
Jean-Marie Blas de Roblès - Ce qu'ici-bas nous sommes
Coup de coeur... Laurent Mauvignier...
Il la regarde dormir, elle porte juste un tee-shirt trop grand, gris, dans lequel son corps semble flotter, et pourtant ses seins apparaissent plus lourds que lorsqu’ils tiennent dans un soutien-gorge. Il les lorgne sans gêne, sans embarras, leur forme, les courbes, leur poids ; il aimerait les prendre dans ses mains, les soupeser, les caresser même si c’est seulement à travers le tissu, comme il reluque sans gêne non plus le décolleté trop plongeant et la peau dont quelques rides dessinent des lignes qu’il suit, et le cou, le visage de profil de sa femme, sa beauté qui s’ignore à l’heure où elle se repose, au moment où elle dort, lui laissant à lui seul le privilège non pas de la posséder mais de la contempler, s’étonnant encore de pouvoir jouir du privilège d’admirer cette femme et de la voir tournoyer autour de lui, vivre, rire et dormir ; et tant pis s’il y a toujours cette blessure qui se réveille à cette heure-ci, dont il arrive à tromper la douleur par l’acharnement au travail, par tous les soucis qui l’accablent et dans lesquels il veut bien se noyer pour oublier que sa femme, avec son souffle, sa bouche - ses lèvres -, la forme de son nez, les rides au coin des yeux et cette odeur qui n’est qu’à elle et dont la chambre, les draps, la maison elle-même semblent être comme une émanation, ne le laisse plus souvent la toucher, lui qui crève de la honte que ça lui donne de la désirer, sachant que, une fois par mois peut-être, elle laisse son corps trapu, de gras et de muscles lourds, rose et pâle, livide comme celui d’un cadavre, d’une peau rêche, odorante, aigre, son corps qu’il regarde avec dégoût, avec honte, se satisfaire en elle, le laissant s’ébattre comme il voit qu’elle le fait, en fermant les yeux et en retenant son souffle, il le sait - en attendant qu’il accomplisse sa besogne le plus vite possible, comme s’il fallait bien lui concéder au moins ça.
Laurent Mauvignier - Histoires de la nuit
Coup de coeur... Sophie Calle...
C'était il y a vingt-cinq ans, en 1962, un après-midi de septembre. Dans une maison de vacances sur le bassin d'Arcachon. Je portais une chemisette en nylon blanc, des boxer-shorts bleu marine. J'avais triché au Nain Jaune, et c'était écrit, à la main, sur un morceau de carton que ma mère m'avait accroché dans le dos.
(...)
La souffrance a duré cinq heures et quinze minutes. C'est tout. J'avais vingt-trois ans. J'étais enceinte de mon premier enfant. La scène s'est déroulée à la clinique Saint-Roch, à Montpellier. Le 6 août 1966. Entre douze heures et dix-sept heures quinze. La sage-femme a posé son stéthoscope sur mon ventre et m'a dit qu'elle n'entendait pas les battements de son cœur. Elle était formelle : "Il est mort-né, nous allons provoquer les contractions." Cinq heures et quinze minutes à me tordre de douleur, à ne penser qu'à ce bébé qui allait sortir tout raide. Je me disais : "S'il ne vit pas, je me tue." La chambre était jaune. Il faisait très beau, très chaud. Je portais une chemise de nuit de ma grand-mère. Je ne pensais qu'à nos deux morts. L'accoucheuse était une grosse femme avec des cheveux blancs, un visage rouge, des pommettes hautes, un petit nez en trompette, la cinquantaine. A dix-sept heures quinze, heure de la délivrance, il a poussé un cri. J'ai foudroyé d'un regard assassin le stéthoscope. J'ai pleuré de joie. Elle a dit : "Calmez-vous."
Sophie Calle - Douleur exquise
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Douleur exquise - Centre Pompidou
Aller au contenu principal Sophie Calle (1953, France) Douleur exquise L'œuvre de Sophie Calle se fonde sur la constitution d'archives autour de son histoire. Douleur exquise fait le récit, à la...
Coup de coeur... Iliana Holguin Theodorescu...
Un jour d'août 2018, le désert de la Guajira, Colombie et la mer caraïbe qui l'entoure furent témoins d'un dialogue entre un Amérindien du peuple wayùu nommé Twenty et moi; la mer Caraïbe mais aussi l'océan Pacifique savent cela, que parfois, sur leurs côtes, les humains s'appellent Twenty ou Fourty parce qu'ils trouvent l'anglais si cool, et d'autres fois Usnavy, d'après les noms des bateaux de l'US Navy qui passent au large.
Alors qu'il venait de me proposer de coucher avec lui, faisant valoir que je pourrais ensuite me targuer d'avoir eu un Wayùu dans mon lit, je tentai ingénument de lui expliquer pourquoi ce genre de propositions me semblait, sans même parler de machisme, importunes.
Je me lance: " Imagine que tu es en vacances dans un pays dont les habitants n'ont jamais vu un homme à la peau mate, aux cheveux et aux yeux obscurs ailleurs que dans un film. Imagine que toutes les femmes , blanches, blondes et aux yeux clairs de ce pays n'ont, alors même qu'elles prétendent vouloir te connaître, t'aider et te faire découvrir leur culture, qu'un seul dessein, celui de négocier tes charmes, de s'en emparer et d'en tirer du plaisir. Imagine qu'elles ne pensent qu'à ça et que toi tu les écoutes, l'une après l'autre, s'inscrire dans cette longue liste de tes prétendantes qui se fichent de tes pensées et sentiments et pour lesquelles tu n'es qu'un corps désirable, qu'à chaque fois tu espères que ce sera différent, qu'à chaque fois tu te trompes, qu'à chaque fois tu as peur."
A cela, le Wayùu me répondit qu'il adorerait se trouver dans cette situation, et l'entendant se réjouir, le désert, la mer et moi soupirâmes, résignés, un peu moins idéalistes que la veille au soir.
Le lendemain, la femme wayùu qui me louait cinq mètres carrés de plage pour que j'y plante ma tente confirma: "Pour eux, tu n'es rien d'autre que de la chair fraîche." "Carne fresca".
Iliana Holguin Theodorescu - Aller avec la chance
Coup de coeur... Milan Kundera...
"Je sais que tu as toujours été un type droit et que tu en es fier. Mais pose toi une question : Pourquoi dire la vérité ? Qu'est-ce qui nous y oblige ? Et pourquoi faut-il considérer la sincérité comme une vertu ? Suppose que tu rencontres un fou qui affirme qu'il est un poisson et que nous sommes tous des poissons. Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer que tu n'as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? Eh bien, dis-moi !" Son frère se taisait, et Édouard poursuivit : "Si tu ne lui disais que la vérité, que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à avoir une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même fou. C'est exactement la même chose avec le monde qui nous entoure. Si tu t'obstinais à lui dire la vérité en face, ça voudrait dire que tu le prends au sérieux. Et prendre au sérieux quelque chose d'aussi peu sérieux, c'est perdre soi-même tout son sérieux. Moi, je dois mentir pour ne pas prendre au sérieux des fous et ne pas devenir moi-même fou."
Milan Kundera - Risibles amours