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Vivement l'Ecole!

litterature

Coup de coeur... Molière...

29 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Tartuffe, une pièce politique... -

TARTUFFE
L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles ;
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s'est peint.
D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n'être point coupable,
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur,
Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon cœur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande ;
Mais j'attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.

Molière - Tartuffe ou l'imposteur

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Coup de coeur... Thomas Bernhard...

28 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Nous vivons toujours dans l'erreur que, de même que nous avons évolué, peu importe dans quel sens, les autres évoluent aussi, mais c'est là une erreur, la plupart se sont arrêtés et n'ont absolument pas évolué, ni dans un sens ni dans l'autre, ils ne sont devenus ni meilleurs ni pires, ils sont seulement devenus vieux et, par là, inintéressants au plus haut point. Nous croyons que nous allons être surpris de l'évolution de quelqu'un que nous n'avons pas vu depuis longtemps, mais lorsque nous le revoyons, nous ne sommes tout de même surpris que de ce qu'il n'a absolument pas évolué, qu'il a seulement vingt ans de plus et qu'au lieu d'être bien bâti, il a à présent une grosse bedaine et de grosses bagues de mauvais goût à ses doigts boudinés qui jadis nous semblaient très beaux. Nous croyons que nous pourrons parler d'un tas de choses avec l'un ou l'autre et nous constatons qu'avec eux tous nous ne pouvons parler de rien du tout. Nous sommes là et nous nous demandons pourquoi, et nous ne trouvons rien à dire sinon qu'il fait un temps comme ci ou comme ça, que la crise politique est comme ci ou comme ça, que le socialisme montre à présent son vrai visage et ainsi de suite. Nous croyons que l'ami d'autrefois est aussi l'ami d'aujourd'hui, mais nous voyons aussitôt notre terrible erreur, très souvent carrément funeste. Avec cette femme-ci tu peux parler de peinture, avec celle-là de poésie, penses-tu, mais ensuite tu es obligé de reconnaître que tu t'es trompé, l'une n'en sait pas plus sur la peinture que l'autre sur la poésie, toutes deux n'ont en réserve que leur bavardage sur la cuisine, comment on fait la soupe de pommes de terre à Vienne et comment on la fait à Innsbruck et combien coûte une paire de chaussures à Merano et la même à Padoue. Tu pouvais si bien parler de mathématiques avec l'un, penses-tu, si bien d'architecture avec l'autre, mais tu constates que la mathématique de l'un, l'architectonique de l'autre se sont embourbées il y a vingt ans dans le marécage de l'adolescence. Tu ne trouves plus de repères, plus de points d'appui, et dès lors tu les choques sans qu'ils sachent pourquoi. Tout d'un coup tu n'es plus rien que celui qui choque, qui les choque continuellement.

Thomas Bernhard - Extinction

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Coup de coeur... Mathilde Janin...

27 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Il se posta au pied de l’imposante façade de pierres blondes trouée par deux dizaines de fenêtres noires. Deux dizaines de bouches édentées et massives prêtes à se refermer sur lui. Éric recula de quelques pas et ouvrit la bouche à son tour, le plus grand qu’il pouvait. Il voulait amadouer Aulnoye, lui dire qu’il l’avait entendu et qu’il ne chercherait pas à lutter. Il avait entrevu les diverses versions de lui évoluant aux quatre coins du domaine. L’adolescent taciturne et malingre, refusant malgré la terreur de courber l’échine. Le jeune instituteur austère, dont les gifles voleraient vers leur cible dans un bruissement sec. L’homme triomphal, légèrement bedonnant, dont l’aisance crâne rappellerait celle du père. Le vieux monsieur distingué, asséché par une vie de rage, contemplant avec satisfaction son héritage. Éric avait entrevu tout ce qu’il serait, tout ce que le château ferait de lui, et il l’acceptait. Il ouvrit la bouche pour imiter la façade, pour s’en faire le miroir. Il ouvrit la bouche pour s’offrir à Aulnoye, pour laisser la noirceur des fenêtres pénétrer sa gorge d’enfant. Sa gorge peuplée d’intuitions et d’inquiétudes sans noms. Il ouvrit la bouche comme pour crier – et aucun son ne sortit. 
Mathilde Janin - Soror
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Coup de coeur... Lautréamont...

26 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire retomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont - Les Chants de Maldoror

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Coup de coeur... Nicolas Fargues...

25 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Un saut au présentoir des conditionnements méditerranéens pré-cuisinés, un autre aux modèles fromagers cent pour cent non bactériels, visite des crudités chlorées en sachets à soudure latérale, ponction à même les bacs de quelques fruits de saison inoxydables puis un ultime crochet par la section des médaillés de la technologie viticole, juste avant le passage obligé par les terminaux de cuisson des pâtes à pain à levure express: moins de huit minutes plus tard, je patientais perpendiculairement à l'interminable ligne de caisses, laquelle pouvait, sans trop d'imagination, évoquer un front adverse de fantassins épars et inamovibles.

Nicolas Fargues - La ligne de courtoisie

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Philippe Sollers : "Le bonheur est un acte de courage"

25 Avril 2021 , Rédigé par France Inter Publié dans #Littérature

Désir - Philippe Sollers - Folio - Site Folio

"Le rideau déchiré" d'Alfred Hitchcock, Lacan, Nietzsche, Lautréamont, écrire, Juliette Gréco et Serge Gainsbourg, Nicolas Poussin... Retrouvez tous les remèdes de notre invité !

Philippe Sollers

Après la sortie de Une curieuse solitude en 1958, un premier roman salué par la critique, Philippe Sollers anime de 1960 à 1982 la revue d'avant-garde Tel Quel

Depuis 1983, il dirige la revue et la collection L'Infini aux éditions Gallimard.

Auteur de textes critiques et de littérature expérimentale dans les années 1970, l’œuvre de Philippe Sollers évolue. Il a publié depuis les années 80, de nombreux romans, essais et monographies.

Il est ainsi devenu une figure majeure de la littérature française.

Influencé par la culture chinoise, Philippe Sollers se passionne pour la calligraphie et le taoïsme.

Ses dernières parutions sont :

Légende - Éditions Gallimard - Mars 2021

Agent secret - Éditions Mercure de France - Coll. Traits et portraits - Mars 2021

Désir - Éditions Folio - Mars 2021

Les remèdes de Philippe Sollers

  • La citation de Jacques Lacan : « Il n’y a rien à espérer du désespoir. »
  • Une idée philosophique : Le gai savoir de Nietzsche (1882)
  • Son activité préférée : Écrire
  • Poésies de Lautréamont (1870)
  • La Javanaise - Juliette Gréco (1963)
  • La Marseillaise / Aux armes etc. - Serge Gainsbourg (1979)
  • Le rideau déchiré d’Alfred Hitchcock (1966)
  • Le tableau : Apollon amoureux de Daphné de Poussin (1664)
  • Un dîner avec un excellent Bordeaux, un Margaux. N’importe où.
  • « Le paradis terrestre est où je suis », Voltaire (1736)

La gourmandise d'Eva Bester

Semmelweis de Louis-Ferdinand Céline (thèse de médecine rédigée en 1924)

La programmation musicale

  • Keep moving - Jungle (2021)
  • Kora - Ballake Sissoko et Camille (2021)
  • La Marseillaise / Aux armes etc. - Serge Gainsbourg (1979)

 

 

Les invités: Philippe Sollers, romancier

 

EXTRAIT - Désir

Les abus de faiblesse ne se comptent plus. En réalité, les femmes ont été harcelées, agressées et violées depuis la plus haute Antiquité, mais pourquoi parlent-elles maintenant ? Effondrement du patriarcat ? Mise en place de la reproduction technique ? Découverte plus que tardive de la différence sexuelle ? Sans doute, sans doute. En tout cas, un monde nouveau surgit, celui du contre-désir. Le désir était brutal et absurde, le contre-désir ramène la sécurité. Les hommes étaient ridicules de poursuivre les femmes de leurs fantasmes. Ça va continuer, mais le truc est crevé.

Regardez l’homme du contre-désir : il est très agité, son seul pôle est l’emploi qu’il occupe. Il veut monter de plus en plus haut dans l’ascenseur social, sa tête est pleine de chiffres, c’est un manager for ever. La femme de contre-désir est pareille, meilleure encore en termes de marketing. Si ces deux-là s’accouplent, d’une manière ou d’une autre, c’est juste pour vérifier la répulsion que son partenaire lui inspire. Elle l’ennuie, il la choque. Ils se parlent le moins possible, et toujours d’argent. Leurs enfants sont idiots et insatiables. Il faut sans cesse leur acheter autre chose, changer les téléphones portables et les ordinateurs, les emmener en vacances, les empêcher de consulter des sites porno, débrancher la télévision devant laquelle ils s’abrutissent pendant des heures, tenter de contrôler leurs contacts sur le net. Horreur : ils communiquent en prenant des pseudos, en jouant à être adultes, alors qu’ils ne sont même pas des ados.

Philippe Sollers - Désir

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Jean Genet en Pléiade, remontée à la source des éditions clandestines

24 Avril 2021 , Rédigé par Liberation Publié dans #Littérature

Sur le fil | Carnet d'Art

«Je n’ai jamais cherché à faire partie de la littérature française», a déclaré Jean Genet en 1964 (il est né en 1910 et mort en 1986). Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe citent cette phrase à la première page de leur introduction au Pléiade Romans et poèmes (qui contient Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose, Pompes funèbres, Querelle de Brest, l’ensemble des Poèmes, Journal du voleur, l’Enfant criminel, Fragments… et des documents «en marge» de ces textes). «En un peu moins de dix ans, de 1942 à 1951, Genet passa d’une cellule de la Santé aux salons des Editions Gallimard», écrivent-ils. La première parution non clandestine d’un texte de Genet est un extrait de Notre-Dame-des-Fleurs dans la revue l’Arbalète de Marc Barbezat, le 14 mars 1944, où il côtoie des «textes de Jean-Paul Sartre, de Paul Claudel et de Michel Leiris», indique Albert Dichy dans sa chronologie (jusqu’en 1954) qui accompagne cette édition. 1951 est l’année où Gallimard publie le premier tome des Œuvres complètes de Genet, à savoir le deuxième (avec en particulier Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la Rose), le premier étant uniquement composé de Saint Genet, comédien et martyr que Sartre n’a pas encore terminé et qui ne paraît qu’en 1952. Genet donnera à ce texte un rôle néfaste dans son long silence romanesque et Un captif amoureux, dont la publication fut posthume d’un chouïa (il parut le mois suivant la mort de Genet), n’est pas retenu dans le Pléiade en raison du décalage temporel et de son caractère non-fictionnel. Quoi qu’il ait voulu, l’ancien prisonnier est très vite enfermé dans «la littérature française».

C’est Emile Zola qu’évoquent d’abord Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, voyant dans les Rougon-Macquart un projet de description de la société quasiment inverse de celui de Genet se cantonnant dans le monde «de la prostitution et du crime». Et ce Pléiade a à voir avec un autre volume de la collection qu’on n’associe pas spontanément à Genet : le Théâtre de Racine tel que l’édita Georges Forestier en 1999. Contrairement à la règle voulant qu’on soit fidèle à la dernière version parue du vivant de l’auteur, il en revenait au contraire aux premières, arguant que le christianisme de plus en plus vivace de Racine l’éloignait du théâtre impie et de la fougue de sa jeunesse. Surtout, les textes des premières éditions de Racine étaient introuvables, au contraire de ceux des dernières. Il en est de même pour Genet (sans que le christianisme y ait sa part).

Si Querelle de Brest et Pompes funèbres sont finalement reparus dans un texte conforme à celui de l’édition originale, tel ne fut pas le cas de Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose ou Journal du voleur. Pour l’édition de ses romans dans les Œuvres complètes, «Genet aura soin d’y couper de nombreux passages, d’abord pour en atténuer le caractère pornographique il est vrai, mais aussi, consciemment ou non, pour en dynamiser le propos». C’est donc ici le texte des premières éditions qui est fourni, avec indication des variantes. Dans Journal du voleur, dans une phrase qui se termine sur l’évocation de la mère éventuelle du narrateur, on lisait : «Le tube de vaseline, dont la destination vous est assez connue, aura…» On lit ici : «Le tube de vaseline, dont la destination était de graisser ma queue ou celle de mes amants, aura…» «Faut-il une autre raison à ce parti pris éditorial ? On la trouverait dans les archives de la maison Gallimard, où des lettres de lecteurs s’étonnent de ne point retrouver au tome II des Œuvres complètes des phrases qu’on lit dans la préface de Jean-Paul Sartre qui cite Genet d’après les éditions clandestines», écrivent aussi Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe. Ce sont ces versions aussi qu’avait lues Jean Cocteau dont la générosité influera à la fois sur la libération du prisonnier et la publication de l’écrivain.

Morlingue et sorlingue

Louis-Ferdinand Céline est également un auteur parfois rapproché de Genet quoique tout les oppose stylistiquement. «Vous me reprochez d’écrire en bon français ?» ironise-t-il en 1982 dans un entretien avec Bertrand Poirot-Delpech recueilli dans l’Ennemi déclaré (Gallimard, 1991) avant de continuer : «Ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait le dire dans sa langue, pas dans la langue étrangère qu’aurait été l’argot». Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe rappellent que Genet, à en croire Paul Morihien, son premier éditeur cité par Edmund White dans Jean Genet (Gallimard, 1993), «parlait mal l’argot» et s’amusent à écrire en note à propos de la phrase de Querelle de Brest «tu m’as dominé à cause que t’as un morlingue» : «Genet confond à l’évidence morlingue ( «porte-monnaie») et sorlingue ( «couteau»).»

C’est le rapport au fascisme qui relie pour certains Genet et Céline. «Mon art consistant à exploiter le mal, puisque je suis poète, on ne peut s’étonner que je m’occupe de ces choses, des conflits par quoi se caractérise la plus pathétique des époques. […] D’utiliser la merde et de vous la faire bouffer», lit-on dans Pompes funèbres, réutilisant ce «vous» radical qu’on avait en vain voulu lui faire changer en «nous» dans l’incipit de Notre-Dame-des-Fleurs (et donc de ses Œuvres complètes) : «Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures». Mais Pompes funèbres est un roman. L’Enfant criminel est un texte de 1949 destiné à la radio, «choquant à bien des égards», écrivent Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, puisqu’il rapproche les centres de détention pour adolescents qu’a connus le jeune Genet (et où la plus grande sévérité aurait été l’ambition des détenus afin qu’il leur soit mieux rendu hommage) des camps nazis. Ils publient «en marge» de ce texte une page de 1948, «Première version de la comparaison avec les camps hitlériens». Un gardien l’avait interdit de vin un dimanche ? «Comment ne voit-il pas [le journaliste à qui Genet raconte la scène, ndlr] que les “horreurs” nazies ont leur germe dans cette décision du gâfe de me priver de vin ?» Lire Genet, c’est ne pas prendre cette question de haut.

Mathieu Lindon

Jean Genet Romans et poèmes

Edition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy.

Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1638pp., 65€ jusqu’au 30 septembre, 72€ ensuite.

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Coup de coeur... Mathilde Forget...

24 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

De mon plein gré, de Mathilde Forget | Éditions Grasset

Je me suis livrée à la police moi-même. J’essaye d’enlever la crasse coincée sous mes ongles mais c’est compliqué. Il en reste toujours un peu. Il me faudrait une fine lame comme la pointe de mes ciseaux en acier, ceux rangés avec ma brosse à dents sur l’évier de ma salle de bains. Mes ongles sont suffisamment longs pour se salir mais trop courts pour m’aider à racler cette terre. Il faudrait que je me lave les mains. Je veux me laver les mains. Non, ce n’est pas ça. L’idée ne vient pas de moi. En ce moment, je ne pense pas à ma saleté comme à un problème. Ça m’occupe, c’est tout. Mais en entrant dans le bureau, l’un d’eux s’est adressé à moi.

Vous pouvez aller vous débarbouiller

si vous voulez.

Sur le moment, j’ai poliment refusé. Puis, je n’ai pensé qu’à ça. Sans la fine lame de mes ciseaux, la crasse ne fait que se déplacer, d’un ongle à l’autre. Celui qui nettoie se retrouve à son tour noirci. Je n’ai jamais utilisé de coupe-ongles, le fait que le morceau sectionné soit projeté je ne sais où me pose problème. Je pourrais utiliser l’angle plastifié de mon permis de conduire qui se trouve dans mon portefeuille mais il n’est plus dans ma veste. Mes poches sont vides. En observant cette crasse marron clair sous mes ongles, je repense à la phrase.

Vous pouvez aller vous débarbouiller

si vous voulez.

Et en associant les deux, c’est devenu une obsession pour moi, de l’eau, du savon, et la mousse de leur rencontre. Car s’ils me l’avaient proposé, c’est que je devais en avoir besoin. Je dois en avoir besoin. J’en ai besoin. C’est vrai, c’est assez dégueulasse toute cette merde au bout de mes doigts. Il faut que ça parte. Je redresse la tête et avale un peu de salive pour réveiller mes cordes vocales engourdies et je leur demande si je peux aller me laver les mains. En souriant, et calmement, ils me répondent que ce n’est plus le moment. J’aurais dû réagir plus tôt et accepter leur proposition. J’ai été trop lente. Je regrette. Mais le temps que ma tête se baisse à nouveau pour fixer mes pieds, je n’y pense plus. L’envie me passe, peut-être parce qu’elle ne venait pas de moi au départ. Ce n’était pas viscéral. Au fond, certainement, je m’étais sentie sale seulement parce qu’ils l’avaient supposé. Ils supposent, donc je suis.

Je me suis livrée à la police moi-même. C’est Jeanne qui a fini par me le dire. J’avais oublié. J’imaginais probablement qu’ils étaient venus me chercher, chez moi, me sortant par le colback, menottes aux poignets. Mais ce dimanche matin, aux alentours de 8 h 30, en réalité, je me suis rendue toute seule au commissariat. De mon plein gré.

 

Mathilde Forget - De mon plein gré

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Coup de coeur... Nicolas Edme Restif de La Bretonne...

23 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Les nuits de Paris - Babelio

Quand on est dans le malheur, on a l'âme ouverte et sensible: on appuie sur les situations, on voudrait pouvoir les fixer? D'où vient cela? Est ce qu'on aime à souffrir? Non sans doute... Pendant que j'étais privé de la vue de la Marquise et de la société de Hameauneuf, j'étais bien malheureux! Au lieu de chercher a me distraire, je fixais la douleur; je craignais d' en avoir échappé l instant; je le gravais dans la pierre! Loin de suivre mes courses ordinaires, j'étais accablé, sans énergie: mes sorties se bornaient à l'ile St Louis , dont je faisait le tour. Je me rappelai ce que m'avait dit l'homme de la 210e Nuit sur ses dates et je me sentis naturellement porté à faire comme lui. Toutes les fois que je m'étais arrêté sur le parapet, à réfléchir une idée douloureuse, ma main traçait la date, et l'idée qui venait de m'affecter. Je m'éloignais ensuite, enveloppé dans l'obscurité de la nuit, dont le silence et la solitude avaient une horreur qui me plaisait.

Nicolas Edme Restif de La Bretonne - Les nuits de Paris

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Coup de coeur... Delphine Horvilleur...

22 Avril 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Vivre avec nos morts

AZRAËL

« La vie et la mort dans la main »

Juste avant le début d’une cérémonie au cimetière, mon téléphone sonne.

Je décroche : « Impossible de te parler maintenant. Je te rappelle juste après l’enterrement… »

La scène s’est si souvent répétée que mes amis ont fini par la tourner en dérision. Souvent, lorsqu’ils m’appellent, ils me demandent en plaisantant qui est mort aujourd’hui, et comment va la vie au cimetière. Ma fréquentation assidue de ce lieu où bien des gens ne vont jamais ou presque me vaut régulièrement de passer un interrogatoire : « Ça ne te fait rien d’approcher de si près la mort ? N’est-ce pas trop dur d’être si souvent aux côtés des endeuillés ? »

Depuis des années, j’esquive, en alternant les réponses de façon aléatoire : « Non, non, ça va, on s’habitue » – « Si, si, c’est terrible, le temps n’y change rien » – « En fait, ça dépend des jours et des situations » – « Bonne question, je vous remercie de me l’avoir posée »…

En vérité, je n’en sais rien. J’ignore l’effet que la mort a sur les vivants qui l’approchent ou l’accompagnent. Je serais incapable de dire l’influence qu’elle a sur moi, ne sachant pas quelle femme j’aurais été si j’avais pris soin de m’en tenir éloignée.

 

En revanche, je sais qu’avec le temps, j’ai adopté quelques rites ou habitudes que certains appelleraient des gestes conjuratoires ou des troubles obsessionnels compulsifs, qui m’aident de façon très arbitraire à limiter sa place dans mon existence.

De retour du cimetière, j’ai par exemple pour tradition de ne jamais rentrer directement chez moi. Après une inhumation, je m’impose toujours un détour par un café, un magasin, peu importe. Je crée un sas symbolique entre la mort et ma maison. Pas question de la ramener chez moi. Il me faut à tout prix la semer, la laisser ailleurs, près d’une tasse de café, dans un musée ou une cabine d’essayage, et m’assurer ainsi qu’elle perde ma trace et ne trouve surtout pas mon adresse.

 

Dans la tradition juive, mille récits racontent que la mort peut vous suivre, mais qu’il existe des moyens de l’envoyer promener, et faire en sorte qu’elle n’arrive pas à vous pister. De nombreuses légendes la mettent en scène, sous les traits d’un ange, qui visite nos maisons et se promène dans nos villes.

Ce personnage a même un nom, Azraël, l’ange de la mort. On raconte qu’une épée à la main, il rôderait dans les parages de ceux qu’il est venu frapper. Ce ne sont que des récits superstitieux mais ils donnent lieu à des pratiques originales. Par exemple, dans de nombreuses familles juives, lorsque quelqu’un tombe malade, on lui attribue un autre prénom. Son identité est changée, afin d’induire en erreur l’être surnaturel qui aurait la mauvaise idée de venir le chercher. Imaginez que l’ange de la mort sonne à votre porte pour réclamer la vie d’un certain Moshé, vous pourrez alors tranquillement lui répondre : « Désolé, aucun Moshé n’habite ici. Vous êtes chez Salomon. » Et l’ange, penaud, pourra s’excuser de vous avoir dérangé, faire demi-tour et s’éloigner.

 

Delphine Horvilleur - Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation

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