
«Je n’ai jamais cherché à faire partie de la littérature française», a déclaré Jean Genet en 1964 (il est né en 1910 et mort en 1986). Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe citent cette phrase à la première page de leur introduction au Pléiade Romans et poèmes (qui contient Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose, Pompes funèbres, Querelle de Brest, l’ensemble des Poèmes, Journal du voleur, l’Enfant criminel, Fragments… et des documents «en marge» de ces textes). «En un peu moins de dix ans, de 1942 à 1951, Genet passa d’une cellule de la Santé aux salons des Editions Gallimard», écrivent-ils. La première parution non clandestine d’un texte de Genet est un extrait de Notre-Dame-des-Fleurs dans la revue l’Arbalète de Marc Barbezat, le 14 mars 1944, où il côtoie des «textes de Jean-Paul Sartre, de Paul Claudel et de Michel Leiris», indique Albert Dichy dans sa chronologie (jusqu’en 1954) qui accompagne cette édition. 1951 est l’année où Gallimard publie le premier tome des Œuvres complètes de Genet, à savoir le deuxième (avec en particulier Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la Rose), le premier étant uniquement composé de Saint Genet, comédien et martyr que Sartre n’a pas encore terminé et qui ne paraît qu’en 1952. Genet donnera à ce texte un rôle néfaste dans son long silence romanesque et Un captif amoureux, dont la publication fut posthume d’un chouïa (il parut le mois suivant la mort de Genet), n’est pas retenu dans le Pléiade en raison du décalage temporel et de son caractère non-fictionnel. Quoi qu’il ait voulu, l’ancien prisonnier est très vite enfermé dans «la littérature française».
C’est Emile Zola qu’évoquent d’abord Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, voyant dans les Rougon-Macquart un projet de description de la société quasiment inverse de celui de Genet se cantonnant dans le monde «de la prostitution et du crime». Et ce Pléiade a à voir avec un autre volume de la collection qu’on n’associe pas spontanément à Genet : le Théâtre de Racine tel que l’édita Georges Forestier en 1999. Contrairement à la règle voulant qu’on soit fidèle à la dernière version parue du vivant de l’auteur, il en revenait au contraire aux premières, arguant que le christianisme de plus en plus vivace de Racine l’éloignait du théâtre impie et de la fougue de sa jeunesse. Surtout, les textes des premières éditions de Racine étaient introuvables, au contraire de ceux des dernières. Il en est de même pour Genet (sans que le christianisme y ait sa part).
Si Querelle de Brest et Pompes funèbres sont finalement reparus dans un texte conforme à celui de l’édition originale, tel ne fut pas le cas de Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose ou Journal du voleur. Pour l’édition de ses romans dans les Œuvres complètes, «Genet aura soin d’y couper de nombreux passages, d’abord pour en atténuer le caractère pornographique il est vrai, mais aussi, consciemment ou non, pour en dynamiser le propos». C’est donc ici le texte des premières éditions qui est fourni, avec indication des variantes. Dans Journal du voleur, dans une phrase qui se termine sur l’évocation de la mère éventuelle du narrateur, on lisait : «Le tube de vaseline, dont la destination vous est assez connue, aura…» On lit ici : «Le tube de vaseline, dont la destination était de graisser ma queue ou celle de mes amants, aura…» «Faut-il une autre raison à ce parti pris éditorial ? On la trouverait dans les archives de la maison Gallimard, où des lettres de lecteurs s’étonnent de ne point retrouver au tome II des Œuvres complètes des phrases qu’on lit dans la préface de Jean-Paul Sartre qui cite Genet d’après les éditions clandestines», écrivent aussi Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe. Ce sont ces versions aussi qu’avait lues Jean Cocteau dont la générosité influera à la fois sur la libération du prisonnier et la publication de l’écrivain.
Morlingue et sorlingue
Louis-Ferdinand Céline est également un auteur parfois rapproché de Genet quoique tout les oppose stylistiquement. «Vous me reprochez d’écrire en bon français ?» ironise-t-il en 1982 dans un entretien avec Bertrand Poirot-Delpech recueilli dans l’Ennemi déclaré (Gallimard, 1991) avant de continuer : «Ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait le dire dans sa langue, pas dans la langue étrangère qu’aurait été l’argot». Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe rappellent que Genet, à en croire Paul Morihien, son premier éditeur cité par Edmund White dans Jean Genet (Gallimard, 1993), «parlait mal l’argot» et s’amusent à écrire en note à propos de la phrase de Querelle de Brest «tu m’as dominé à cause que t’as un morlingue» : «Genet confond à l’évidence morlingue ( «porte-monnaie») et sorlingue ( «couteau»).»
C’est le rapport au fascisme qui relie pour certains Genet et Céline. «Mon art consistant à exploiter le mal, puisque je suis poète, on ne peut s’étonner que je m’occupe de ces choses, des conflits par quoi se caractérise la plus pathétique des époques. […] D’utiliser la merde et de vous la faire bouffer», lit-on dans Pompes funèbres, réutilisant ce «vous» radical qu’on avait en vain voulu lui faire changer en «nous» dans l’incipit de Notre-Dame-des-Fleurs (et donc de ses Œuvres complètes) : «Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures». Mais Pompes funèbres est un roman. L’Enfant criminel est un texte de 1949 destiné à la radio, «choquant à bien des égards», écrivent Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, puisqu’il rapproche les centres de détention pour adolescents qu’a connus le jeune Genet (et où la plus grande sévérité aurait été l’ambition des détenus afin qu’il leur soit mieux rendu hommage) des camps nazis. Ils publient «en marge» de ce texte une page de 1948, «Première version de la comparaison avec les camps hitlériens». Un gardien l’avait interdit de vin un dimanche ? «Comment ne voit-il pas [le journaliste à qui Genet raconte la scène, ndlr] que les “horreurs” nazies ont leur germe dans cette décision du gâfe de me priver de vin ?» Lire Genet, c’est ne pas prendre cette question de haut.
Mathieu Lindon
Jean Genet Romans et poèmes
Edition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy.
Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1638pp., 65€ jusqu’au 30 septembre, 72€ ensuite.