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Vivement l'Ecole!

litterature

Coup de coeur... Quelques extraits de romans "épidémiques"...

21 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Le point sur la pandémie de COVID-19 dans le monde | COVID-19 | Actualités  | Le Quotidien - Chicoutimi

La lune éclaire le sable et la lagune. Le vent a lavé le ciel noir. Il fait presque froid. Je marche pieds nus sur mon sentier, sans faire de bruit. Je suis vêtu seulement d’un pantalon et d’une chemise sans col, et l’air de la nuit me fait frissonner délicieusement. J’ai le cœur qui bat comme un collégien qui a fait le mur. Tandis que j’attendais que tout le monde soit endormi, j’écoutais les coups de mon cœur, il me semblait qu’ils résonnaient dans tout le bâtiment de la Quarantaine, jusque dans le sol, qu’ils se mêlaient à la vibration régulière qui marque le passage du temps. Depuis le débarquement, ma montre s’est arrêtée. Sans doute l’eau de mer, le sable noir, ou le talc qui affleure, qui vole dans les rafales de vent. Je l’ai mise de côté, je ne sais plus où, je l’ai oubliée, peut-être dans la trousse de médecin de Jacques, avec mes boutons de manchette et le petit crayon en or de l’arrière-grand-père Eliacin. Maintenant, j’ai une autre mesure du temps, qui est le va-et-vient des marées, le passage des oiseaux, les changements dans le ciel et dans la lagune, les battements de mon cœur. 

J. M. G. Le Clézio, La Quarantaine

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L’ennui et la peur commencèrent bientôt à dérégler les mœurs de ces bonnes gens, et il y eut un grand nombre d’adultères, dont personne d’ailleurs ne sembla se soucier beaucoup, sauf le boucher Romuald, qui enrageait d’être cocu, mais que Pancrace consola par les considérations philosophiques d’une si grande beauté que le boucher, ayant fait cadeau de sa femme au boulanger, se mit en ménage avec la petite servante de l’épicier. Elle en fut bien aise, car elle craignait, depuis le début de la contagion, de mourir pucelle… Ces mœurs attristèrent le vertueux notaire, et d’autant plus cruellement qu’il en fut victime lui-même, car il se surprit un beau soir en pleine fornication avec la femme du poissonnier qui n’était ni jeune ni belle, mais capiteuse et entreprenante. Maître Pancrace le consola, en lui expliquant que la crainte de la mort exaltait toujours le sens génésique, comme si un être qui se croit perdu faisait un grand effort pour la reproduction de sa personne, afin de triompher de la mort… 

Marcel Pagnol, Les Pestiférés 

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Le soleil était éclatant. La moindre eau sale se mit à fumer. Les journées étaient torrides, les nuits froides. Il y eut un cas de choléra foudroyant. Le malade fut emporté en moins de deux heures. [...] Les convulsions, l’agonie, devancées par une cyanose et un froid de la chair épouvantable firent le vide autour de lui. Même ceux qui lui portaient secours reculaient. Son faciès était éminemment cholérique. C’était un tableau vivant qui exprimait la mort et ses méandres. L’attaque avait été si rapide qu’il y subsista pendant un instant encore les marques d’une stupeur étonnée, très enfantine mais la mort dut lui proposer tout de suite des jeux si effarants que ses joues se décharnèrent à vue d’œil, ses lèvres se retroussèrent sur ses dents pour un rire infini ; enfin il poussa un cri qui fit fuir tout le monde. 

Jean Giono, Le Hussard sur le toit 

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Nos concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’étaient adaptés, comme on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Du reste, le docteur Rieux, par exemple, considérait que c’était cela le malheur, justement, et que l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même. Auparavant, les séparés n’étaient pas réellement malheureux, il y avait dans leur souffrance une illumination qui venait de s’éteindre. A présent, on les voyait au coin des rues, dans les cafés ou chez leurs amis, placides et distraits, et l’oeil si ennuyé que, grâce à eux, toute la ville ressemblait à une salle d’attente. Pour ceux qui avaient un métier, ils le faisaient à l’allure même de la peste, méticuleusement et sans éclat. Tout le monde était modeste. Pour la première fois, les séparés n’avaient pas de répugnance à parler de l’absent, à prendre le langage de tous, à examiner leur séparation sous le même angle que les statistiques de l’épidémie. Alors que, jusque-là, ils avaient soustrait farouchement leur souffrance au malheur collectif, ils acceptaient maintenant la confusion. Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. A la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants. 

Albert Camus, La Peste 

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Pourquoi attendre ? était devenu une sorte de mantra. [...] Les médias associaient la guerre, la peur de la grippe, ce climat aussi chaud qu’inquiétant, au comportement des adolescents et des adultes. Des bars étaient bondés au milieu de la journée. Les liaisons entre collègues de travail étaient monnaie courante. Grossesses imprévues et grossesses programmées. Il y avait, semblait-il, une femme enceinte à chaque coin de rue et un bébé dans sa poussette sur chaque trottoir. Les garçons qui n’étaient pas incorporés dans l’armée après le lycée se marginalisaient pour devenir poètes. On rapportait qu’à Las Vegas il était si fréquent que des joueurs restent devant leur machine à sous jusqu’à tomber d’épuisement que des ambulances attendaient, moteur en marche, derrière les casinos. Les chapelles célébrant les mariages vingt-quatre heures sur vingt-quatre ne désemplissaient pas. Il se consommait autant de champagne que les magasins de spiritueux avaient adopté le principe d’une seule bouteille par client afin d’éviter les réactions violentes de ceux qui trouvaient les rayonnages vides. Mais Jiselle ne pensait pas à cette actualité quand elle répondit à Mark que, oui, elle consentait à devenir sa femme. 

Laura Kasischke, En un monde parfait

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- Tous ses amis sont terrifiés, dit Mr Michaels. Ils sont terrifiés à l’idée qu’il la leur a passée et que maintenant ils vont avoir la polio aussi. Leurs parents sont dans tous leurs états. Personne ne sait quoi faire. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on aurait dû faire ? Je me creuse la cervelle. [...] Y a-t-il un garçon qui ait pris plus grand soin de sa chambre et de ses affaires et de lui-même qu’Alan ? Tout ce qu’il faisait, il le faisait bien du premier coup. Et toujours content. Toujours prêt à plaisanter. Alors pourquoi est-il mort ? Y a-t-il une justice là-dedans ?      
- Il n’y en a aucune, dit Mr Cantor.      
- Vous faites tout bien et tout bien et encore tout bien, depuis toujours. Vous vous efforcez d’être quelqu’un de réfléchi, de raisonnable, de vous montrer conciliant, et puis voilà ce qui arrive. Quel sens peut bien avoir la vie ?      
- On a l’impression qu’elle n’en a pas, répondit Mr Cantor.      
- Où est la balance de la justice ? demanda le pauvre homme.      
- Je n’en sais rien, Mr Michaels.        
- Pourquoi est-ce que la tragédie frappe toujours les gens qui le méritent le moins ?        
- Je ne connais pas la réponse, répondit Mr Cantor.  
- Pourquoi pas moi plutôt que lui ? 

Philip Roth, Némésis

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Coup de coeur... Eugène Ionesco...

20 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

 

L'homme moderne, universel, c'est l'homme pressé, il n'a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu'une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c'est l'utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l'utilité de l'inutile, l'inutilité de l'utile, on ne comprend pas l'art ; et un pays où on ne comprend pas l'art est un pays d'esclaves ou de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n'y a pas l'humour, où il n'y a pas le rire, il y a la colère et la haine.

(...)

Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi, surtout, une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais qui n'en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que les alibis : si l'on s'aperçoit que l'histoire déraisonne, que les mensonges des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l'on jette sur l'actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux « raisons » irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges.

Eugène Ionesco - Notes et contre-notes

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Coup de coeur... George Sand...

19 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

J'étais fortement constituée, et, durant toute mon enfance,
j'annonçais devoir être fort belle, promesse que je n'ai point
tenue. Il y eut peut−être de ma faute, car à l'âge où la beauté
fleurit, je passais déjà les nuits à lire et à écrire. étant fille de
deux êtres d'une beauté parfaite, j'aurais dû ne pas
dégénérer, et ma pauvre mère, qui estimait la beauté plus
que tout, m'en faisait souvent de naïfs reproches.

Pour moi, je ne pus jamais m'astreindre à soigner ma
personne. Autant j'aime l'extrême propreté, autant les
recherches de la mollesse m'ont toujours paru
insupportables.

Se priver de travail pour avoir l'oeil frais, ne pas courir au
soleil quand ce bon soleil de Dieu vous attire
irrésistiblement, ne point marcher dans de bons gros sabots
de peur de se déformer le cou−de−pied, porter des gants,
c'est−à−dire renoncer à l'adresse et à la force de ses mains,
se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle
débilité, ne jamais se fatiguer quand tout nous commande de
ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour
n'être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l'âge, voilà ce qu'il
me fut toujours impossible d'observer. Ma grand'mère
renchérissait encore sur les réprimandes de ma mère, et le
chapitre des chapeaux et des gants fit le désespoir de mon
enfance ; mais, quoique je ne fusse pas volontairement
rebelle, la contrainte ne put m'atteindre. Je n'eus qu'un
instant de fraîcheur et jamais de beauté. Mes traits étaient
cependant assez bien formés, mais je ne songeai jamais à
leur donner la moindre expression.

L'habitude contractée, presque dès le berceau, d'une
rêverie dont il me serait impossible de me rendre compte à
moi−même, me donna de bonne heure l' air bête . Je dis le
mot tout net, parce que toute ma vie, dans l'enfance, au
couvent, dans l'intimité de la famille, on me l'a dit de même,
et qu'il faut bien que cela soit vrai.

Somme toute, avec des cheveux, des yeux, des dents et
aucune difformité, je ne fus ni laide ni belle dans ma
jeunesse, avantage que je considère comme sérieux à mon
point de vue, car la laideur inspire des préventions dans un
sens, la beauté dans un autre. On attend trop d'un extérieur
brillant, on se méfie trop d'un extérieur qui repousse. Il vaut
mieux avoir une bonne figure qui n'éblouit et n'effraye
personne, et je m'en suis bien trouvée avec mes amis des
deux sexes.

George Sand - Histoire de ma vie

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Coup de coeur... Enrique Vila-Matas...

18 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Kafka parvient toujours à me surprendre. Aujourd'hui, en ce premier dimanche d'août, dimanche humide et silencieux, Kafka a encore réussi à m'inquiéter et en a impérieusement appelé à mon attention par ce texte, où il laisse entendre que de se marier comporte une condamnation au mutisme, à aller grossir les effectifs des Négatifs et, plus impressionnant encore, un risque de devenir chien.

Il m'a fallu interrompre il y a quelques instants mon journal en raison d'une forte migraine, un mal de Teste, comme dirait Valéry. L'irruption de cette douleur est très probablement due à 'l'exercice d'attention' auquel vient de me contraindre Kafka avec sa théorie inattendue de l'art négatif.

Il n'est pas inutile de rappeler ici, en effet, ce que suggérait Valéry, à savoir que le mal de Teste a, en quelque manière fort complexe, partie liée avec la faculté intellectuelle de l'attention. Il y a là une notable intuition.

Peut-être cet exercice d'attention m'a-t-il conduit à évoquer une figure de chien, peut-être a-t-il quelque chose à voir avec mon mal de Teste. Maintenant qu'il est passé, je pense à ma douleur vaincue, et je trouve extrêmement agréable cette sensation que nous éprouvons à la disparition du mal, parce que nous assistons là à une reprise de la représentation du jour où pour la première fois nous nous sommes sentis vivants, nous avons eu cette conscience d'être humain, né pour mourir mais vivant en cet instant.

Enrique Vila-Matas - Bartleby et compagnie

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Coup de coeur... Aldous Huxley...

17 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu'ils veulent, ils ne veulent jamais ce qu'ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l'aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n'ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance des passions et de la vieillesse ; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères ; ils n'ont pas d'épouses, pas d'enfants, pas d'amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s'empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma.

Aldous Huxley - Le meilleur des mondes

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A lire... "Tout sur la littérature jeunesse de la petite enfance aux jeunes adultes" par Sophie Van Der Linden

17 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Education, #Littérature

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la littérature jeunesse sans jamais oser le demander ! Qu'est-ce que la littérature jeunesse ? Quelles sont ses spécificités ? Ses types de livres ? Ses principaux genres ? Comment donner le goût de la lecture et la partager avec le jeune lecteur ? Quelle bibliothèque idéale proposer pour chaque âge, de la petite enfance aux jeunes adultes ? Une spécialiste nous dit tout.

https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782075136778-tout-sur-la-litterature-jeunesse-de-la-petite-enfance-aux-jeunes-adultes-sophie-van-der-linden/

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Coup de coeur... Milan Kundera...

16 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Un mois à peu près avant les vacances, je commençais à me rapprocher de Marketa (elle était en première et moi en deuxième année) et je faisais de mon mieux pour lui en imposer, de la même façon bête que les hommes de vingt ans de tous les temps : je m'affublais d'un masque ; je feignais d'être plus vieux (mentalement et par mes expériences); je feignais de garder mes distances par rapport à toutes choses, de considérer le monde de haut et de porter par-dessus ma peau un second épiderme, invisible et à l'épreuve des balles. Je me doutais (du reste à juste titre) que la plaisanterie exprime clairement la distance et, si j'ai toujours aimé plaisanter, avec Marketa je le faisais d'une façon particulièrement zélée, artificielle et affectée.

Milan Kundera - La plaisanterie

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Coup de coeur... Philippe Vasset...

15 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

J'y découvrais des tours d'aiguillage aux issues murées mais dont les verrières, certaines nuits, s'illuminaient de brusques et mystérieux incendies ; d'anciennes cabanes transformées en scènes d'exhibition où des couples s'étreignaient sous les regards de voyeurs anonymes postés derrières les parois de planches trouées ; des grottes de pierre où des rongeurs invisibles faisaient craquer la brindille des seringues usagées ; des transformateurs minutieusement dépouillés de la moindre pièce métallique et dont la silhouette régulière prenait, au crépuscule, des airs de temples antiques ; des excroissances végétales poussant hors d'atteinte, sur des murs ou des corniches, et auxquelles mon imagination attribuait des pouvoirs alternativement hallucinogènes, médicinaux ou au contraire toxiques ; et des terrasses de béton graffitées où titubaient, à l'aube, des noctambules attendant que le soleil se lève.

Vivant sur chacun de ces lieux de vies parallèles et rêvées, je ne supportais pas que l'on comble les places vides qu'ils formaient sur les cartes. Mais le mouvement de l'expansion urbaine allait dans un sens strictement opposé à mon désir et, sous l'inflation des projets immobiliers, mes repères disparaissaient les uns après les autres.

Philippe Vasset - La conjuration

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Coup de coeur... David Vann...

14 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Tu te rappelles ce que je t'ai raconté sur le monde qui n'était qu'un grand champ, à l'époque où la Terre était plate ?

Ouais, dit Roy. Comment tout est parti en vrille après que tu as rencontré Maman.

Hé là, dit son père. J'ai pas dit ça. Bref, j'y ai repensé et ça m'a fait réfléchir aux choses qui me manquent et au fait que je n'ai pas de religion alors que j'en ai quand même besoin.

Quoi ? demanda Roy.

En gros, je suis foutu. J'ai besoin d'un monde animé, j'ai besoin qu'il me renvoie à moi-même. J'ai besoin de savoir que, quand un glacier bouge ou qu'un ours pète, j'ai quelque chose à voir là-dedans. Mais je n'arrive pas non plus à croire à ces conneries, alors que j'en ai besoin.

Qu'est-ce que ça a à voir avec Maman ?

Je ne sais pas. Tu me déconcentres.

Ils terminèrent leur partie et se couchèrent. Roy ressassait le discours de son père, et la personne à ses côtés lui semblait être un père bien étrange. Plus que toute autre chose, c'était le ton de sa voix, comme si la création du monde menait invariablement vers le Gros Plantage. Mais Roy évitait de trop réfléchir. Il avait vraiment envie de dormir.

La neige s'installa à plus basse altitude, et ils cessèrent de pêcher, d'utiliser le fumoir ou de couper du bois.

On est parés, de toute façon, fit son père. Il est temps de s'installer et de se détendre. Il faudra environ deux semaines avant que je pète les plombs.

Quoi ?

Je plaisante, dit son père. C'était une blague.

 

David Vann - Sukkwan Island

 

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Coup de coeur... Colette...

10 Juillet 2021 , Rédigé par christophe Publié dans #Philosophie, #Littérature

Maison et jardin vivent encore je le sais, mais qu'importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait, -lumière, odeurs, harmonie d'arbres et d'oiseaux, murmure de voix humaines qu'a déjà suspendu la mort, - un monde dont j'ai cessé d'être digne ?

 

Il arrivait qu'un livre, ouvert sur le dallage de la terrasse ou sur l'herbe, une corde à sauter serpentant dans une allée, ou un minuscule jardin bordé de cailloux, planté de têtes de fleurs, révélassent autrefois, dans le temps où cette maison et ce jardin abritaient une famille, la présence des enfants, et leurs âges différents.

 

Mais ces signes ne s'accompagnaient presque jamais du cri, du rire enfantin, et le logis, chaud et plein, ressemblait bizarrement à ces maisons qu'une fin de vacances vide, en un moment, de toute sa joie. Le silence, le vent contenu du jardin clos, les pages du livre rebroussées sous le pouce invisible d'un sylphe, tout semblait demander : "Où sont les enfants ?"

 

C'est alors que paraissait, sous l'arceau de fer ancien que la glycine versait à gauche, ma mère, ronde et petite en ce temps où l'âge ne l'avait pas encore décharnée. Elle scrutait la verdure massive, levait la tête et jetait par les airs son appel : "Les enfants ! Où sont les enfants ?".

 

Où ? nulle part. L'appel traversait le jardin, heurtait le grand mur de la remise à foin, et revenait, en écho très faible et comme épuisé : "Hou... enfants... "

 

Nulle part. Ma mère renversait la tête vers les nuées, comme si elle eût attendu qu'un vol d'enfants ailés s'abattît. Au bout d'un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d'interroger le ciel, cassait de l'ongle le grelot sec d'un pavot, grattait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa poche les premières noix, hochait le front en songeant aux enfants disparus et rentrait. Cependant au-dessus d'elle, parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et penché d'un enfant allongé, comme un matou, sur une grosse branche et qui se taisait. Une mère moins myope eût deviné, dans les révérences précipitées qu'échangeaient les cimes jumelles des deux sapins, une impulsion étrangère à celle des brusques bourrasques d'octobre ... Et dans la lucarne carrée, au-dessous de la poulie à fourrage, n'eût-elle pas aperçu, en clignant des yeux, ces deux tâches pâles dans le foin : le visage d'une jeune garçon et son livre ? Mais elle avait renoncé à nous découvrir, et désespérée de nous atteindre. Notre turbulence étrange ne s'accompagnait d'aucun cri. Je ne crois pas qu'on ait vu enfants plus remuants et plus silencieux. C'est maintenant que je m'en étonne.

 

Personne n'avait requis de nous ce mutisme allègre, ni cette sociabilité limitée. Celui de mes frères qui avait dix-neuf ans et construisait des appareils d'hydrothérapie en boudins de toile, fil de fer et chalumeaux de verre n'empêchait pas le cadet, à quatorze ans, de démonter une montre, ni de réduire au piano, sans faute, une mélodie, un morceau symphonique entendu au chef-lieu ; ni même de prendre un plaisir impénétrable à émailler le jardin de petites pierres tombales découpées dans du carton, chacun portant, sous sa croix, les noms, l'épitaphe et la généalogie d'un défunt supposé...

 

Colette - La maison de Claudine

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