litterature
Coup de coeur... Jean-Paul Sartre...
La chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en suis plein. - Ce n'est rien: la Chose, c'est moi. L'existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J'existe.
J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renaît dans ma bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi.
Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi. Elle s'ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant - on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c'est intolérable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe.
Jean-Paul Sartre - La Nausée
Coup de coeur... Françoise Sagan...
Cet été-là, j’avais dix-sept ans et j’étais parfaitement heureuse. Les « autres » étaient mon père et Elsa, sa maîtresse. Il me faut tout de suite expliquer cette situation qui peut paraître fausse. Mon père avait quarante ans, il était veuf depuis quinze ; c’était un homme jeune, plein de vitalité, de possibilités, et, à ma sortie de pension, deux ans plus tôt, je n’avais pas pu ne pas comprendre qu’il vécût avec une femme. J’avais moins vite admis qu’il en changeât tous les six mois ! Mais bientôt sa séduction, cette vie nouvelle et facile, mes dispositions, m’y amenèrent. C’était un homme léger, habile en affaires, toujours curieux et vite lassé, et qui plaisait aux femmes. Je n’eus aucun mal à l’aimer, et tendrement, car il était bon, généreux, gai, et plein d’affection pour moi. Je n’imagine pas de meilleur ami ni de plus distrayant.
A ce début d’été, il poussa même la gentillesse jusqu’à me demander si la compagnie d’Elsa, sa maîtresse actuelle, ne m’ennuierait pas pendant les vacances. Je ne pus que l’encourager car je savais son besoin des femmes et que, d’autre part, Elsa ne nous fatiguerait pas. C’était une grande fille rousse, mi-créature, mi-mondaine, qui faisait de la figuration dans les studios et les bars des Champs- Élysées. Elle était gentille, assez simple et sans prétentions sérieuses. Nous étions d’ailleurs trop heureux de partir, mon père et moi, pour faire objection à quoi que ce soit. Il avait loué, sur la Méditerranée, une grande villa blanche, isolée, ravissante, dont nous rêvions depuis les premières chaleurs de juin. Elle était bâtie sur un promontoire, dominant la mer, cachée de la route par un bois de pins ; un chemin de chèvre descendait à une petite crique dorée, bordée de rochers roux où se balançait la mer.
Les premiers jours furent éblouissants. Nous passions des heures sur la plage, écrasés de chaleur, prenant peu à peu une couleur saine et dorée, à l’exception d’Elsa qui rougissait et pelait dans d’affreuses souffrances. Mon père exécutait des mouvements de jambes compliqués pour faire disparaître un début d’estomac incompatible avec ses dispositions de Don Juan. Dès l’aube, j’étais dans l’eau, une eau fraîche et transparente où je m’enfouissais, où je m’épuisais en des mouvements désordonnés pour me laver de toutes les ombres, de toutes les poussières de Paris. Je m’allongeais dans le sable, en prenais une poignée dans ma main, le laissais s’enfuir de mes doigts en un jet jaunâtre et doux ; je me disais qu’il s’enfuyait comme le temps, que c’était une idée facile et qu’il était agréable d’avoir des idées faciles. C’était l’été.
Françoise Sagan - Bonjour tristesse
Coup de coeur... Sylvain Tesson...
C’était au cours d’une fête chez ce petit abruti de Jimmy qui caricaturait les écrivains dans les magazines américains et essayait de refiler ses dessins politiques pourris dans la presse gauchiste. Une de ces soirées où les Parisiens se prennent pour des New-Yorkais en s’accueillant à grands sourires et tapes dans le dos et en se servant des scotchs dans des appartements trop petits pour que ça fasse illusion. On s’ennuyait à crever, mais il n’était pas question d’aller dormir. Nous avions peur de vieillir et ne voulions pas risquer d’attraper des rides en fermant l’œil. Nous étions des veilleurs de nuit, nous surveillions nos vies. Nous mettions notre vigilance dans l’insomnie. Et tout le monde était un peu honteux de ne pas rentrer chez soi parce que rester ici, posés comme des bibelots, revenait à avouer que, chez soi, cela n’était pas beaucoup plus trépidant. À un moment j’ai dit : « Caroline, voici Rémi, il est peintre ; Rémi voici Caroline, elle vit dans une banque en attendant de se faire braquer. » Elle a dit un truc gentil du genre : « Ils doivent être réussis vos autoportraits », et, lui, il l’a regardée avec un air de flétan de l’Aral parce qu’il ne sait jamais quoi dire au moment où il le faut et qu’il était très saoul et qu’elle était très belle. Je les ai laissés parce que je sentais que j’avais été bien inspiré. Ensuite, ils ne se sont jamais plus quittés, ce qui est un mystère immense sur lequel nous émettions toutes sortes de suppositions lorsqu’on trempait des pitas dans des sauces orientales chez le maronite de la rue du Sentier, en sortant du bouclage.
Sylvain Tesson - S'abandonner à vivre
Coup de coeur... Yoann Barbereau...
Quiconque a vécu en Russie au début du XXIe siècle, au début ou peut-être un peu avant, longtemps avant, peut-être longtemps après, celui-là s’est trouvé dans ces situations à la fois rocambolesques et attendues, lorsqu’un flic laisse entendre que, oui, quelques billets feront l’affaire et permettront au voyageur de poursuivre sa route sans anicroche, ou lorsque l’infinie folie bureaucratique prend de telles proportions qu’on n’en trouve plus aucun équivalent nulle part, ni chez Gogol, ni chez Kafka, lorsque l’on est mis en présence de tels pantins, prisonniers de logiques aussi parfaites qu’aberrantes, tellement burlesques, tellement talentueux, tellement butés que les personnages de Beckett en deviennent sans surprise, ou encore lorsque les éléments de ce folklore foutraque se combinent – paperasserie absurde, flicaille gauche et gourmande, chefaillons lunaires, guichetiers aussi enivrés que créatifs, malices, farces et attrapes – pour créer des situations telles que, pendant de longues semaines, des mois voire des années, on en fait des récits loufoques et proverbiaux, on se les répète entre amis, on se les transmet comme des paraboles, des recettes culinaires ou des viatiques pour temps d’orage.
Yoann Barbereau - Dans les geôles de Sibérie
Coup de coeur... Kamel Daoud...
(Dehors, la lune est un chien qui hurle, tordu de douleur. La nuit est à son faîte obscur, imposant d’immenses espaces inconnus au petit village. Quelqu’un secoue violemment le loquet de la vieille porte et d’autres chiens répondent. Je ne sais pas quoi faire ni s’il faut s’arrêter. La respiration encombrée du vieux rapproche les angles et oppresse les lieux. Je tente une diversion mentale en regardant ailleurs. Sur les murs de la chambre, entre l’armoire et la photo de La Mecque, la vieille peinture écaillée dessine des continents. Des mers sèches et perforées. Des oueds secs vus du ciel. “Noun! Et le calame et ce qu’ils écrivent”, dit le Livre sacré dans ma tête. Mais cela ne sert à rien. Le vieux n’a plus de corps, seulement un vêtement. Il va mourir parce qu’il n’a plus de pages à lire dans le cahier de sa vie.)
Écrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle ou l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire. Mais il fallait écrire toujours, sans cesse, à peine le temps de manger ou d’aller faire mes besoins, de mâcher correctement ou de gratter le dos de ma tante en traduisant très librement les dialogues de films étrangers ravivant le souvenir de vies qu’elle n’a jamais vécues. Pauvre femme, qui mérite à elle seule un livre qui la rendrait centenaire.
À strictement parler, je ne devais plus jamais lever la tête, mais rester là, courbé et appliqué, renfermé comme un martyr sur mes raisons profondes, gribouillant comme un épileptique et grognant contre l’indiscipline des mots et leur tendance à se multiplier. Une question de vie et de mort, de beaucoup de morts, à vrai dire, et de toute la vie. Tous, vieux et enfants, liés à la vitesse de mon écriture, au crissement de ma calligraphie sur le papier et à cette précision vitale que je devais affiner en trouvant le mot exact, la nuance qui sauve de l’abîme ou le synonyme capable de repousser la fin du monde. Une folie. Beaucoup de cahiers qu’il fallait noircir. Pages blanches, 120 ou plus, de préférence sans lignes, avec protège-cahier, strictes comme des pierres mais attentives et avec une texture grasse et tiède pour ne pas irriter la surface latérale de la paume de ma main.
Kamel Daoud - Zabor ou les psaumes
Coup de coeur... Langston Hughes...
LE NÈGRE PARLE DES FLEUVES
J'ai connu des fleuves
J'ai connu des fleuves anciens comme le monde et plus vieux
que le flux du sang humain dans les veines humaines.
Mon âme est devenue aussi profonde que les fleuves.
Je me suis baigné dans l'Euphrate quand les aubes étaient neuves.
J'ai bâti ma hutte près du Congo et il a bercé mon sommeil.
J'ai contemplé le Nil et au-dessus j'ai construit les pyramides.
J'ai entendu le chant du Mississipi quand Abe Lincoln descendit
à la Nouvelle-Orléans, et j'ai vu ses nappes boueuses transfigurées
en or au soleil couchant.
J'ai connu des fleuves :
Fleuves anciens et ténébreux.
Mon âme est devenue aussi profonde que les fleuves.
MOI AUSSI
Moi aussi, je chante l'Amérique.
Je suis le frère à la peau sombre.
Ils m'envoient manger à la cuisine
Quand il vient du monde.
Mais je ris,
Et mange bien,
Et prends des forces.
Demain
Je me mettrai à table
Quand il viendra du monde
Personne n'osera
Me dire
Alors
« Mange à la cuisine ».
De plus, ils verront comme je suis beau
Et ils auront honte, -
Moi aussi, je suis l'Amérique.
LE BLUES DU DÉSESPOIR
[THE WEARY BLUES]
Fredonnant un air syncopé et nonchalant,
Balançant d'avant en arrière avec son chant moelleux,
J'écoutais un Nègre jouer.
En descendant la Lenox Avenue l'autre nuit
A la lueur pâle et maussade d'une vieille lampe à gaz
Il se balançait indolent...
Il se balançait indolent...
Pour jouer cet air, ce Blues du Désespoir.
Avec ses mains d'ébène sur chaque touche d'ivoire
Il amenait son pauvre piano à pleurer sa mélodie.
O Blues !
Se balançant sur son tabouret bancal
Il jouait cet air triste et rugueux comme un fou,
Tendre Blues !
Jailli de l'âme d'un Noir
O Blues !
D'une voix profonde au timbre mélancolique
J'écoutais ce Nègre chanter, ce vieux piano pleurer –
« J'n'ai personne en ce monde,
J'n'ai personne à part moi.
J'veux en finir avec les soucis
J'veux mettre mes tracas au rancart. »
Tamp, tamp, tamp ; faisait son pied sur le plancher.
Il joua quelques accords et continua de chanter –
« J'ai le Blues du Désespoir
Rien ne peut me satisfaire.
J'n'aurai plus de joie
Et je voudrais être mort. »
Et tard dans la nuit il fredonnait cet air.
Les étoiles disparurent et la lune à son tour.
Le chanteur s'arrêta de jouer et rentra dormir
Tandis que dans sa tête le Blues du Désespoir résonnait.
Il dormit comme un roc ou comme un homme qui serait mort.
NÈGRE
Je suis un Nègre :
Noir comme la nuit est noire,
Noir comme les profondeurs de mon Afrique.
J'ai été un esclave :
César m'a dit de tenir ses escaliers propres.
J'ai ciré les bottes de Washington.
J'ai été ouvrier :
Sous ma main les pyramides se sont dressées.
J'ai fait le mortier du Woolworth Building.
J'ai été un chanteur :
Tout au long du chemin de l'Afrique à la Géorgie
J'ai porté mes chants de tristesse.
J'ai créé le ragtime.
Je suis un Nègre :
Les Belges m'ont coupé les mains au Congo.
On me lynche toujours au Mississipi.
Je suis un Nègre :
Noir comme la nuit est noire
Noir comme les profondeurs de mon Afrique.
Langston Hugues - The weary blues
A (re)lire... "Reconnaître le fascisme", Umberto Eco - Edifiant !
Les 14 clefs du fascisme
La première caractéristique du fascisme éternel est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir de progrès dans la connaissance. La vérité a été posée une fois pour toutes, et on se limite à interpréter toujours plus son message obscur.
Le conservatisme implique le rejet du modernisme. Le rejet du monde moderne se dissimule sous un refus du mode de vie capitaliste, mais il a principalement consisté en un rejet de l’esprit de 1789 (et de 1776, bien évidemment [Déclaration d’indépendance des États-Unis]). La Renaissance, l’Âge de Raison sonnent le début de la dépravation moderne.
Le fascisme éternel entretient le culte de l’action pour l’action. Réfléchir est une forme d’émasculation. En conséquence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique. Les penseurs officiels fascistes ont consacré beaucoup d’énergie à attaquer la culture moderne et l’intelligentsia libérale coupables d’avoir trahi ces valeurs traditionnelles.
Le fascisme éternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opère des distinctions, et c’est un signe de modernité. Dans la culture moderne, c’est sur le désaccord que la communauté scientifique fonde les progrès de la connaissance. Pour le fascisme éternel, le désaccord est trahison.
En outre, le désaccord est synonyme de diversité. Le fascisme éternel se déploie et recherche le consensus en exploitant la peur innée de la différence et en l’exacerbant. Le fascisme éternel est raciste par définition.
Le fascisme éternel puise dans la frustration individuelle ou sociale. C’est pourquoi l’un des critères les plus typiques du fascisme historique a été la mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs.
Aux personnes privées d’une identité sociale claire, le fascisme éternel répond qu’elles ont pour seul privilège, plutôt commun, d’être nées dans un même pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps à l’identité de la nation sont ses ennemis. Ainsi y a-t-il à l’origine de la psychologie du fascisme éternel une obsession du complot, potentiellement international. Et ses auteurs doivent être poursuivis. La meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler à la xénophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intérieur.
Les partisans du fascisme doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la puissance de leurs ennemis. Les gouvernements fascistes se condamnent à perdre les guerres entreprises car ils sont foncièrement incapables d’évaluer objectivement les forces ennemies.
Pour le fascisme éternel, il n’y a pas de lutte pour la vie mais plutôt une vie vouée à la lutte. Le pacifisme est une compromission avec l’ennemi et il est mauvais à partir du moment où la vie est un combat permanent.
L’élitisme est un aspect caractéristique de toutes les idéologies réactionnaires. Le fascisme éternel ne peut promouvoir qu’un élitisme populaire. Chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde; les membres du parti comptent parmi les meilleurs citoyens; chaque citoyen peut ou doit devenir un membre du parti.
Dans une telle perspective, chacun est invité à devenir un héros. Le héros du fascisme éternel rêve de mort héroïque, qui lui est vendue comme l’ultime récompense d’une vie héroïque.
Le fasciste éternel transporte sa volonté de puissance sur le terrain sexuel. Il est machiste (ce qui implique à la fois le mépris des femmes et l’intolérance et la condamnation des mœurs sexuelles hors normes: chasteté comme homosexualité).
Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la Volonté Commune. Étant donné que des êtres humains en grand nombre ne peuvent porter une Volonté Commune, c’est le Chef qui peut alors se prétendre leur interprète. Ayant perdu leurs pouvoirs délégataires, les citoyens n’agissent pas; ils sont appelés à jouer le rôle du Peuple.
Le fascisme éternel parle la Novlangue. La Novlangue, inventée par Orwell dans 1984, est la langue officielle de l’Angsoc, ou socialisme anglais. Elle se caractérise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instruments d’une raison critique et d’une pensée complexe.
Umberto Eco
Coup de coeur... Aristote...
Comme il y a plusieurs fins, à ce qu'il semble, et que nous en pouvons rechercher quelques-unes en vue des autres, la richesse par exemple, et en général toutes ces fins qu'on peut appeler des instruments, il est bien évident que toutes ces fins ne sont pas parfaites et définitives par elles-mêmes. Or, le bien suprême doit être quelque chose de parfait et de définitif. Par conséquent, s'il existe une seule et unique chose qui soit définitive et parfaite, elle est précisément le bien que nous cherchons; et s'il y a plusieurs choses de ce genre, c'est la plus définitive d'entre elles qui est le bien.
Or, à notre sens, le bien qui doit être recherché pour lui seul est plus définitif que celui qu'on cherche en vue d'un autre bien : en un mot, le parfait, le définitif, le complet est ce qui est éternellement digne d'être recherché en soi, et ne l'est jamais en vue d'un objet autre que lui.
Mais voilà précisément le caractère que semble avoir le bonheur : c'est pour lui et toujours pour lui seul que nous le recherchons, ce n'est jamais en vue d'une autre chose. Au contraire quand nous poursuivons les honneurs, le plaisir, la science, la vertu sous quelque forme que ce soit, nous désirons bien sans doute tous ces avantages pour eux-mêmes, puisqu'indépendamment de toute autre conséquence nous désirerions certainement chacun d'eux; mais cependant nous les désirons aussi en vue du bonheur, parce que nous croyons que tous ces avantages divers nous le peuvent assurer, tandis que personne ne peut désirer le bonheur en vue de quoi que ce soit autre que lui.
Du reste, cette conclusion à laquelle nous venons d'arriver semble sortir également de l'idée d'indépendance, que nous attribuons au bien parfait, au bien suprême. Évidemment nous le croyons indépendant de tout. Et quand nous parlons d'indépendance, nous entendons par là ce qui, pris dans son isolement, suffit à rendre la vie désirable, et fait qu'elle n'a plus besoin de quoi que ce soit; or c'est là justement ce qu'est le bonheur.
Aristote, extrait de L'Ethique à Nicomaque, trad. A. Fouillée).
Coup de coeur... Virginie Despentes...
Cependant, cette Vanessa, c’est spécialement une pure sale conne. Jolie fille, dans les blonds, grosse poitrine, grands yeux clairs. Fine, elle a le cou très long et le regard un peu myope, ce qui fait qu’elle n’est pas sans rappeler la girafe. Elle est méprisante, imbue d’elle-même, d’une bêtise fracassante, qui serait hyper comique, si elle était moins souvent là. Envieuse, plus que compétitive, toujours prête à geindre. Agressive, mais féminine: de façon détournée, insidieuse. Ses réflexions sont généralement blessantes mais de manière non frontale, ce qui fait que le coup de boule, qu’elle appelle pourtant sans arrêt, passerait pour injustifié. De l’avis de Gloria, cette fille n’est parmi eux que parce qu’elle les prend pour des ploucs, et qu’elle peut ici briller à bon compte... Régner, même sur des poules et des cochons, mais régner, quelque part. Tristes obligations de princesse un peu fade.
Virginie Despentes - Bye bye Blondie
Coup de coeur... Gérard de Nerval...
Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d'une béatitude infinie ! La vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d'amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, - belle comme le jour aux feux de la rampe qui l'éclairait d'en bas, pâle comme la nuit, quand la rampe baissée la laissait éclairée d'en haut sous les rayons du lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l'ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des fresques d'Herculanum! Depuis un an, je n'avais pas encore songé à m'informer de ce qu'elle pouvait être d'ailleurs ! Je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, - et tout au plus avais-je prêté l'oreille à quelques propos concernant non plus l'actrice, mais la femme. Je m'en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d'Elide ou sur la reine de Trébizonde, - un de mes oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières années du XVIIIe siècle, comme il fallait y vivre pour le bien connaître, m'ayant prévenu de bonne heure que les actrices n'étaient pas des femmes, et que la nature avait oublié de leur faire un cœur. Il parlait de celles de ce temps-là sans doute ! Mais il m'avait raconté tant d'histoires de ses illusions, de ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons charmants qu'il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de faveurs fanées, en m'en faisant l'histoire et le compte définitif, que je m'étais habitué à penser mal de toutes sans tenir compte de l'ordre des temps. Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n'était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire!; d'aspirations philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance!; d'ennui des discordes passées, d'espoirs incertains, - quelque chose comme l'époque de Pérégrinus et d'Apulée. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ! La déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues. L'ambition n'était cependant pas de notre âge, et l'avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d'activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d'ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l'air pur des solitudes, nous buvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes, nous étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas !! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques!! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ! Il fallait qu'elle apparût reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher.
Gérard de Nerval - Sylvie/Les filles du feu