litterature
Coup de coeur... Pier Paolo Pasolini...
Soir illuminé, l’eau monte
dans le fossé, une femme enceinte
chemine par le champ.
Je me souviens de toi, Narcisse,
tu avais la couleur du soir,
quand les cloches sonnent le glas.
In La meilleure jeunesse, Poèmes à Casarsa
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Ô mes enfances
Ô mes enfances ! Je nais
dans l’odeur de la pluie
exhale des prairies
d’herbe vive… Je nais
dans le miroir du canal.
Dans ce miroir Casarsa
– comme les prairies de rosée –
de tout temps frissonne.
C’est là que, de piété, je vis,
lointain enfant du péché,
dans un rire inconsolé.
Ô mes enfances, le soir
colore l’ombre serein
sur les vieux murs : au ciel
la lumière éblouit.
Ibid
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Hier en habits de fête
(mais c’était vendredi)
j’errais par les tendres
prairies et les champs brûlés.
Je tenais les mains
dans mes poches… Quatorze ans !
Corps fiévreux de beauté !
Je me touchais la cuisse
sous les plis limpides de l’étoffe.
Une voix chantait
dans l’ombre des peupliers.
In La meilleure jeunesse, Suite frioulane
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Je courais dans le crépuscule boueux,
derrière des escaliers défoncés, de muets
échafaudages, à travers des quartiers en eau,
dans l'odeur du fer, des nippes
réchauffées, qu'à l'intérieur d'une croûte
de poussière, au milieu de masures de fer-blanc
et de tuyaux d'écoulement, élevaient des murs
récents et déjà écaillés, sur un fond
de métropole décolorée.
Sur l'asphalte
défoncé, parmi les brins d'une herbe âcre
d'excréments et des esplanades
noires de boue — que la pluie creusait
en infectes tiédeurs — les files
compactes de cyclistes, des camions
de bois grinçants, se perdaient
de temps à autre, dans les centres de faubourgs
où l'on voyait déjà à quelques bars des cercles
de blanches lumières, et sous le mur
lisse d'une église s'étendaient,
vicieux, les jeunes.
Autour des gratte-ciel
populaires, déjà vieux, les jardins pourris
et les usines hérissées de grues immobiles
stagnaient dans un silence fébrile ;
mais un peu en dehors du centre où les lumières venaient
de se rallumer
à côté de ce silence, une rue
bleue d'asphalte, semblait toute plongée
dans une vie oublieuse et aussi intense
qu'ancienne. Les feux d'une lumière perçante,
quoique rares, brillaient,
et les fenêtres encore ouvertes étaient
blanches de vêtements étendus, palpitantes
de voix internes. Assises aux seuils
se tenaient les vieilles femmes, et pleins de fraîcheur
dans leurs bleus de travail ou des pantalons courts aux
allures
de fête, les garçons plaisantaient,
mais en se tenant embrassés, avec des compagnes
plus précoces qu'eux.
Tout était humain,
dans cette rue, et les hommes s'y tenaient
agrippés, de l'encadrement des portes au trottoir,
avec leurs pauvres vêtements, leurs lumières…
Il semblait que jusqu'au fond de son intime
et misérable habitation, l'homme
campât seulement, comme une autre race,
et qu'attaché à ce quartier, son quartier,
dans ce crépuscule graisseux et poussiéreux,
sa condition n'en fut pas une, mais une confuse
halte.
Et que celui qui traversait cette rue,
dépouillé de l'innocente nécessité,
perdu par les siècles de chrétienté
qui s'étaient perdus en ces gens,
ne fût qu'un étranger.
In Poèmes posthumes 1950/1951
Coup de coeur... Cervantès...
Faut-il que je sois si malheureux errant qu'il n'y ait pas une fille, pour peu qu'elle me voie, qui ne s'amourache de moi ! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit si peu chanceuse, qu'on ne la laisse pas jouir en paix et à l'aise de mon incroyable fidélité ! Que lui voulez-vous reines ? Que lui demandez-vous, impératrices ? Qu'avez-vous à la poursuivre, jeunes filles de quatorze à quinze ans? Laissez, laissez-la, misérables; souffrez qu'elle triomphe et s'enorgueillisse du destin que lui fit l'amour en rendant mon coeur son vassal et en lui livrant les clefs de mon âme. prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle; pour toutes les autres, de pierre et de bronze. pour elle, je suis doux comme miel; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la seule née; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de basse origine. c'est pour être à elle et non à nulle autre, que la nature m'a jeté dans ce monde.
Miguel de Cervantès - Don Quichotte de la Mancha
Coup de coeur... Virgil Gheorghiu...
« De toute ma vie, je n’ai désiré que peu de choses : pouvoir travailler, avoir où m’abriter avec ma femme et mes enfants et avoir de quoi manger. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté ? Les Roumains ont envoyé le gendarme pour me réquisitionner — comme on réquisitionne les choses et les animaux. Je me suis laissé réquisitionner. Mes mains étaient vides et je ne pouvais lutter ni contre le roi ni contre le gendarme qui avait des fusils et des pistolets. Ils ont prétendu que je m’appelle Iacob et non Ion comme m’avait baptisé ma mère. Ils m’ont enfermé avec des juifs dans un camp entouré de barbelés, — comme pour le bétail — et m’ont obligé à faire des travaux forcés. Nous avons dû coucher comme le bétail avec tout le troupeau, nous avons dû manger avec tout le troupeau, boire le thé avec tout le troupeau et je m’attendais à être conduit à l’abattoir avec tout le troupeau. Les autres ont dû y aller. Moi je me suis évadé. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté ? Parce que je me suis évadé avant d’être conduit à l’abattoir ? Les Hongrois ont prétendu que je ne m’appelais pas Iacob mais Ion et ils m’ont arrêté parce que j’étais Roumain. Ils m’ont torturé et m’ont fait souffrir. Ensuite ils m’ont vendu aux Allemands. Les Allemands ont prétendu que je ne m’appelais ni Ion ni Iacob, mais Ianos et ils m’ont torturé à nouveau, parce que j’étais Hongrois. Puis un colonel est venu qui m’a dit que je ne m’appelais ni Iacob ni Iankel — mais Iohann — et il m’a fait soldat. D’abord il a mesuré ma tête, il a compté mes dents et mis mon sang dans des tubes en verre. Tout cela pour démontrer que j’ai un autre nom que celui dont m’a baptisé ma mère. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté ? Comme soldat, j’ai aidé des prisonniers français à s’évader de prison. C’est pour cela que vous m’avez arrêté ? Lorsque la guerre a pris fin et que j’ai cru que j’aurais, moi aussi, droit à la paix, les Américains sont venus et ils m’ont donné, comme à un seigneur, du chocolat et des aliments de chez eux. Puis, sans dire un mot, ils m’ont mis en prison. Ils m’ont envoyé dans quatorze camps. Comme les bandits les plus redoutables qu’ait jamais connus la terre. Et maintenant je veux moi aussi savoir : pourquoi. »
Virgil Gheorghiu - La 25e Heure
Coup de coeur... Doisneau/Pennac...
C'est tout de même bizarre la politique. Ca ressemble parfois à une nouvelle de Marcel Ayme. Un jeune sous secrétaire d'État aux loisirs - Leo Lagrange - mitonne une petite loi qui flanque la basse-cour sens dessus dessous ; il finit par emporter le morceau : messieurs les députés déposent leur bulletin et qu'est-ce qui sort de l'urne ?
Une saison toute chaude.
A quoi ressemblait l'été Leo, avant que vous ne l'inventiez ?
Doisneau/Pennac - Les grandes vacances
Coup de coeur... Louis-Ferdinand Céline...
"J'ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J'ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête ".
Louis-Ferdinand Céline - Guerre
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Sortie de "Guerre", un inédit de Céline : "Le contact avec ces manuscrits était très émouvant"
A l'occasion de la sortie de "Guerre" le 5 mai, un roman inédit de Louis-Ferdinand Céline. François Gibault, le légataire universel de la femme de Céline, et Pascal Fouché, historien, sont le...
Coup de coeur... Gustave Flaubert...
Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles, nous en savons beaucoup plus qu’on n’en a peut-être jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque, c’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages ; misère, misère ! Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout ça y fait ? Mais le cœur, la verve, la sève ? D’où partir et où aller ?
Gustave Flaubert - Le gueuloir
Coup de coeur... Edgar Allan Poe...
Je tombai, malgré toute ma résistance, dans un profond sommeil ou plutôt dans une espèce de torpeur. Mes rêves étaient de la nature la plus terrible. Tous les genres de calamité et d’horreur s’abattirent sur moi. Entre autres misères, je me sentais étouffé jusqu’à la mort, sous d’énormes oreillers, par des démons de l’aspect le plus sinistre et le plus féroce. D’immenses serpents me tenaient dans leurs étreintes et me regardaient ardemment au visage avec des yeux affreusement brillants. Et puis des déserts sans limite et du caractère le plus désespéré, le plus chargé d’effroi, se projetaient devant moi. De gigantesques troncs d’arbres grisâtres, sans feuilles, se dressaient, comme une procession sans fin, aussi loin que mon œil pouvait atteindre. Leurs racines étaient noyées dans d’immenses marécages dont les eaux s’étalaient au loin, affreusement noires, sinistres et terribles dans leur immobilité. Et les étranges arbres semblaient doués d’une vitalité humaine, et, agitant çà et là leurs bras de squelettes, demandaient grâce aux eaux silencieuses et criaient miséricorde avec l’accent vibrant, perçant, du désespoir et de l’agonie la plus aiguë.
Edgar Allan Poe - Aventures d'Arthur Gordon Pym
Coup de coeur... Philippe Testa...
Je mène une vie très conforme, sans surprises et sans remous, même si – les news-break ne parlent que de ça – le monde semble de plus en plus agité. Les jours se ressemblent et ne laissent pas de traces, à peine l’attente du prochain day off. Ce sont les seuls moments où je peux sortir et m’arracher à l’immobilité qu’imposent mon job, le Global Screen, les stimulateurs, les socials. Le manque de mouvement transforme l’existence en une purée lisse, cireuse et indigeste. Bien sûr, les habitudes permettent un gain de temps et d’énergie en éloignant certaines questions inutiles. Elles évitent aussi certaines angoisses. Au cœur de la répétition se trouve une certaine forme d’apaisement et donc de stabilité émotionnelle. J’évolue en tout cas dans un univers bien défini : je me lève tous les matins à la même heure, j’effectue les mêmes trajets, je fais les courses dans les mêmes foodcourts, j’achète les mêmes produits agrémentés à l’occasion d’hydropos ou d’une de ces nouveautés que l’industrie agralim met sur le marché pour amener un peu de fantaisie dans nos existences de consommateur.
Pendant mes days off, je descends souvent au bord du lac Léman. La distance importe peu quand on veut aérer son quotidien. L’essentiel est de marcher. En avançant au rythme de ses pas, on effectue autant de voyages infimes, mais permettant une excellente oxygénation de la pensée. Evidemment, marcher est aussi très répétitif. C’est même une activité particulièrement monotone. Mais au moins on a une certaine impression de liberté. J’aime me promener au bord du lac, j’aime la surface toujours changeante de l’eau, l’espace vertical des montagnes. C’est un des seuls endroits où on peut profiter d’un peu de végétation, de fraîcheur et de ciel. En tout cas, j’éprouve souvent de vrais frissons, un plaisir difficile à définir, très physique, qui part de mon ventre, se répand dans mes membres et délivre ma tête. Dans ces moments, je me sens en phase avec l’instant, présent au monde, sensible à sa respiration. Je me rends compte à quel point nous vivons coupés du souffle de la nature ; nous sommes empêtrés dans un univers artificiel et toxique où tout est émoussé, y compris notre vie intérieure. Grâce aux médocs, nous évitons les flux et reflux de nos humeurs et nous sommes obligés d’avoir recours à des adjuvants pour nous souvenir que nous sommes vivants. Les socials ou les stimulateurs multi-sensoriels et leurs séquences d’émotions-types à downloader depuis le Global Screen ont fini par perturber notre sensibilité. Pour beaucoup, le bonheur se trouve dans les divertissements offerts par l’Unterhaltung Indus. Les gens se convainquent de la qualité des déjections dont ils sont gavés. Ils s’aveuglent, dans une quête effrénée de sensations et de sociabilité virtuelles, seules issues, désordonnées, chaotiques. Et certainement que le déni et la mauvaise foi maintiennent dans une ignorance qui peut paraître plaisante. On avale ce qu’on nous dit, on adhère à ce qui est proposé, on croit vivre des expériences inoubliables, on croit vivre tout court. De toute façon, je suis qui pour parler de ça ? Qu’est-ce que j’y connais ? Pas grand-chose, même si j’ai déjà été amoureux et que cette expérience m’a donné accès à un monde troublant, plus beau encore que tout ce que je peux éprouver pendant mes promenades. Avec Pia, j’ai vécu des moments infiniment doux : me réveiller à ses côtés, m’endormir près d’elle, rêver avec elle. Mais après sa requalification, Pia s’est mise à passer de plus en plus de temps sur les socials, ou à se laisser entraîner par les algorithmes des stimulateurs. Je n’ai rien pu faire pour la sortir de son apathie. Sans compter que de mon côté, rester immobile me donnait envie de me cogner la tête contre les murs. J’ai essayé de la convaincre d’essayer de retrouver un job, de faire quelque chose, de sortir, je lui ai dit que les médocs c’était bon pour ceux qui ne voulaient plus faire l’effort de bouger, que les socials ça nourrissait l’ego mais pas le cerveau. Ça a été peine perdue.
Philippe Testa - L'obscur
Coup de coeur... Alain-Fournier...
« Une à une, les voitures s’en allaient ; les roues grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d’enfants dans des fichus, qui déjà s’endormaient. Une grande carriole encore ; un char à bancs où les femmes étaient serrées épaule contre épaule passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n’allait plus rester bientôt qu’une vieille berline que conduisait un paysan en blouse. “Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d’Augustin, nous allons dans cette direction.”
Péniblement, Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient. Ils s’éveillèrent, au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se rendormirent…
Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la portière et s’installa avec précaution dans l’autre coin ; puis, avidement, s’efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu’il allait quitter et la route par où il était venu : il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant l’escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait vaguement les troncs des vieux sapins. “Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais”, se disait Meaulnes, le cœur battant. Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas heurter un obstacle. C’était, autant qu’on pouvait deviner dans la nuit à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin et qui avait dû rester là, à proximité de la fête, durant ces derniers jours.
Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder à la vitre, s’efforçant vainement de percer l’obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d’une détonation. Les chevaux partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d’abord si le cocher en blouse s’efforçait de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme la poignée se trouvait à l’extérieur, il essaya vainement de baisser la glace, la secoua… Les enfants, réveillés en peur, se serraient l’un contre l’autre, sans rien dire. Et tandis qu’il secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un coude du chemin, une forme blanche qui courait. C’était, hagard et affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis tout disparut.
Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux enfants s’étaient rendormis. Personne à qui parler des événements mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son esprit tout ce qu’il avait vu et entendu, plein de fatigue et le cœur gros, le jeune homme lui aussi s’abandonna au sommeil comme un enfant triste… ».
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes