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Vivement l'Ecole!

litterature

Coup de coeur... Arnaud Friedmann...

19 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Montpellier
6 au 10 août 2009
Il y a l’air tiède du milieu de la nuit, quelques moteurs en écho, le bourdonnement des télévisions à l’intérieur des immeubles, puis soudain, des voix. Je ne m’y attendais pas. Je pensais avoir le trajet pour moi. J’avais fantasmé ce retour solitaire jusqu’à la voiture, dix minutes pour infuser la soirée, ses promesses. Il n’y a pas loin, de l’appartement au parking, le quartier est excentré ; cubes neufs, habitations cossues ; malgré l’été je n’avais pas prévu ça : croiser des gens.
Je ne ressens pas d’appréhension. Juste le dépit d’autres silhouettes que la mienne dans les rues, et l’ennui des politesses auxquelles il faudra se soumettre.
Ils s’approchent, ils parlent fort. Je les entends, même si je ne distingue pas les mots. Ils ont l’accent d’ici, du Sud, ou de plus au sud ; des voix d’hommes jeunes. Je souris. Je revois la silhouette de Jacques à côté de la mienne sur le balcon, nos corps animés par la même attraction que vingt ans plus tôt, les gestes vigilants qui étaient les nôtres pour trinquer et nous dévoiler sans l’urgence des premières fois.
Ils avancent vers moi sans le savoir, sans savoir qu’à la prochaine intersection ils me croiseront, moi que leur jeunesse attendrit. Leurs voix s’imposent à la nuit, des promesses les attendent, plus entières que les miennes, moins sereines. Je m’ouvre à eux avant de les avoir vus, malgré mon envie d’avoir la ville pour moi seule.
Depuis combien d’années ne me suis-je pas sentie légère à cause d’un homme ? Du commencement possible d’une histoire – de sa répétition dans le cas présent ?
Maintenant, je les vois. Ils m’ont vue, eux aussi. Ils cessent de parler, continuent d’avancer dans ma direction. Une angoisse, d’un coup. Elle chasse mes rêves de romance répétée avec Jacques, m’assène que je ne devrais pas être là, à marcher dans les rues de Montpellier le visage allumé d’un espoir anachronique, avec mes rêves de promenades dans la nuit pareilles à celles de mon adolescence.
Ils sont quatre, trois derrière, un qui se tient devant, qui met le cap sur moi comme si je n’existais pas. Ou que si, justement. Comme si j’existais trop.
– C’est pas prudent de se balader toute seule, comme ça, la nuit, madame.
Derrière, les comparses ne ricanent pas. Je me serais attendue à ce qu’ils ricanent, ça aurait correspondu à mes codes, j’aurais identifié l’agression, au moins reconnu ça, ça m’aurait tranquillisée.
Celui qui se tient devant est tout près de moi. Les autres à quelques pas, indistincts. Je sens l’odeur de son haleine, un relent de chewing-gum à la menthe, décalé. C’est ce qui m’affole le plus, de reconnaître dans sa bouche les effluves de mes premières amours, de Jacques à la sortie de notre premier cinéma ensemble, il y a un peu plus de vingt ans. Opening Night.
– T’as entendu ce que j’ai dit ? C’est pas prudent, ce que tu fais.
L’affiche du film rechigne à s’estomper, derrière la vitre sale de la rue Gambetta. L’obtuse pâleur de Gena Rowlands et la force qui se dégageait d’elle. Je t’imagine comme elle, plus tard, m’avait chuchoté Jacques pendant qu’on s’approchait de la caisse ; je l’avais mal pris.
Le silence me contraint à regarder celui qui vient de parler, le silence et l’immobilité soudaine de notre décor. Aucun de ses traits n’adhère à ma mémoire. Je me concentre sur sa voix, y déniche des intonations qui pourraient plaire aux filles s’il les modulait différemment, à la manière d’un acteur américain. Les autres continuent de se taire. Je n’avais pas l’impression, avant d’apparaître dans leur champ de vision, que leur conversation rendait un son grégaire. L’idée me traverse, je me hais pour cette idée, l’idée me traverse que je ne devrais pas être là, pas avoir traversé la France pour retrouver Jacques vingt ans après notre séparation, me mettre en travers du chemin de ces types, les contraindre à m’agresser. À laisser leur chef rouler ces mots menaçants, jouer la partition attendue.
Au moins j’aurais dû rester chez Jacques jusqu’à la fin de la nuit, accomplir ce que j’étais venue chercher, plutôt que m’offrir cette liberté dans les rues, le film de la soirée dansant dans la tête jusqu’au parking, jusqu’à l’hôtel. La possibilité de croire que j’avais encore le pouvoir d’en rester là, rentrer chez moi, juste l’avoir revu et désiré autant qu’il y a vingt ans.
– Tu me réponds, connasse ?
J’enregistre qu’il ne m’a pas traitée de salope. J’en tire un courage inouï, déplacé, une absence de peur absolue. Salope, oui, l’histoire aurait été différente. Les comparses aussi sont déçus. Il n’y pas de temps à perdre pour garder l’avantage.
– Je me promène.
– Toute seule ?
Il va ajouter quelque chose. La phrase est déjà prête, elle contient le mot qui déclenchera ce qui est écrit, qui scellera mon destin. Je le refuse. J’improvise une réponse pour que le mot ne soit pas dit, qu’il me reste une chance d’atteindre la voiture, de ne pas finir en fait divers.
– Vous êtes de Montpellier ?
Ça le déstabilise. Le mot n’est pas sorti. Je prends mon sac le paquet de cigarettes entamé avec Jacques, lui en tends une. Pas aux autres.
– Je fume pas.
Je range mon paquet, comme si ça ne se faisait pas, de s’en griller une devant un non-fumeur. Même si le non-fumeur est l’agresseur. Je l’ai énoncé, mentalement : l’agresseur. Ça devient réel, du coup, la situation. Plus de place pour Opening Night, les souvenirs d’il y a vingt ans, la douceur de la nuit, le bras de Jacques autour de mes épaules quand on avait quitté la salle de cinéma. Le passage qui nous ramenait à la rue Gambetta, la vitre battue de quelques gouttes devant laquelle nous étions restés enlacés, une dizaine de minutes, à fixer l’affiche comme pour prolonger les impressions du film. Le même regard tout à l’heure quand j’ai quitté son appartement.
Quatre types, dont un à moins d’un mètre de moi ; des paroles menaçantes. La suite, je la connais. C’est comme si on me l’avait racontée, la scène que je vais vivre, exactement, l’absence d’issue. Pourtant, il n’y a pas de peur, juste le sprint de mon cerveau pour dénicher des phrases qui pourraient me sauver.
– Je viens de Besançon. J’ai deux filles.
Je cherche dans mon sac, mes mains ne tremblent pas. J’aurais eu les mêmes gestes pour une amie perdue de vue croisée à la sortie d’un hypermarché. La grande est mon portrait craché, du moins c’est ce que tout le monde prétend. Moi je suis incapable de trouver des ressemblances aux visages. Du porte-monnaie j’extrais les photos de Zoé et de Clara. Clara, mon portrait craché, paraît-il. Je tends les clichés en direction du type, bras replié. Ne pas le toucher, surtout ne pas le toucher.
Il chasse l’air devant les images, ne me touche pas non plus. Il n’est pas passé loin de ma main. S’il l’avait frôlée, la suite se serait enclenchée, la suite à laquelle je ne vais pas parvenir à échapper, ou peut-être que si, sûrement que si, j’ai l’espoir imbécile d’y échapper, pas pour retrouver la douceur de ma rêverie sur Jacques, ni même le souvenir de mes filles. Non, juste mes pas comme avant ; juste mes pas sans la menace d’inconnus, dans le milieu de la nuit montpelliéraine, la possibilité de me remémorer une soirée d’il y a vingt ans, l’attente dans la file d’un cinéma de province avant la découverte de ce qui deviendrait mon film préféré, la bouche de Jacques. Le lendemain la télévision tournait en boucle sur trois syllabes, Tchernobyl, mon père monologuait pour rassurer la famille, une exagération de journalistes, ça n’aura pas de conséquences pour nous. Je pensais aux baisers de Jacques. Des mots nouveaux survolaient la table : radioactivité, fission, réacteur, tandis que j’échouais à me rappeler la forme de son nez, les dimensions de son front, l’épaisseur de ses lèvres.
– Je m’en fous, de tes filles.
– Pas moi.

Arnaud Friedmann - La femme d'après

La femme d'après par Friedmann

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Coup de coeur... Laurine Roux...

18 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Derrière chaque bouquet au bord de la route se tient un fantôme. Sa silhouette flotte en lisière, vie brumeuse dont on ne saura rien, à peine les derniers instants. Le reste, on peut uniquement l’imaginer: une maison non loin, quelqu’un resté seul, une toile cirée avec des motifs, longtemps on a mis une assiette en trop. Chaque fois les mains ont frémi. Cela fait cet effet de toucher l’absence.

Derrière chaque bouquet au bord de la route, la même scène: un tronc, peut-être un léger assoupissement, des éclats de verre − lumières rouges et blanches − et le volant auquel s’accroche le conducteur, yeux écarquillés une fraction de seconde avant le choc. Parfois, l’autoradio continue de tourner quand le cœur a cessé.

Derrière chaque bouquet au bord de la route, il y a une main. Qui accroche les tiges. Les doigts ont trempé dans les larmes. Depuis, elles ont séché. Mais les doigts restent lourds de chagrin. De ce chagrin qui meut les corps, les conduit chaque semaine au bord de la route; la ficelle, le nœud, parfois sous la pluie, décrocher, remplacer. Comme ils sont vivants, ces doigts. Ce sont eux qui ont tenu quand tout vacillait; éplucher les légumes, remettre une mèche échappée du chignon, caresser la tête du chat quand il réclame ses croquettes. Tout tient dans cette main. Le quotidien dans une poignée. Et un jour, quand le fantôme s’est présenté, la main n’a pas hésité. Elle s’est ouverte et a dit, Viens.

Les fantômes, ils mangent des fleurs. Des fraîches. Sans quoi, ils meurent. Sans amour, les fantômes n’existeraient pas. Voilà ce que nous apprennent les bouquets au bord de la route.

Ce qu’ils ne nous apprennent pas, c’est qu’ici, à l’entrée des rizières, là où quelqu’un accroche chaque semaine une gerbe d’œillets à la glissière de sécurité, il n’y a pas eu d’accident. Aucun éclat de verre, pas plus que d’autoradio qui continue de grésiller. Seulement l’épaisseur chaude du bitume sur la plaine. Les gens du coin préfèrent penser que Toya Vásquez Montalbán est folle, qui dépose ces bouquets depuis que la route est route. Personne n’a envie de se souvenir des fantômes qu’elle garde vivants.

Laurine Roux - L'autre moitié du monde

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Coup de coeur... Vanessa Schneider...

17 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

La fille de Deauville, de Vanessa Schneider | Éditions Grasset

 

Luigi Pareno n’avait jamais été un grand optimiste et ce qu’il voyait n’était pas de nature à le rassurer. Partout où il promenait son regard il y avait du blanc. Blanc coton de la neige nappant les champs d’une couverture épaisse, blanc-gris du ciel couvrant le soleil d’un voile opaque, blanc-jaune de la façade éclairée, blanc bleuté des plaques de glace sur le toit. Ses yeux ne parvenaient pas encore à s’accoutumer aux nuances, ses pupilles ajustaient mal, il évaluait avec difficulté les distances et les reliefs. Ça le perturbait. La neige aplanit tout, les sons, les anfractuosités, les dénivelés, nécessitant une concentration accrue. Elle rend visible la moindre tache de couleur. Il soupira bruyamment. Rien ne serait simple. Il faudrait dissimuler les véhicules et le matériel, limiter les déplacements, se faire le plus discret possible. Être particulièrement prudent, surtout. Les jours de grand froid chacun reste chez soi, tout mouvement inhabituel serait susceptible d’être remarqué par les cibles. Il avait rapidement fallu trouver un endroit pour s’enterrer, un lieu de guet et d’attente, un cocon de patience, suffisamment près de la ferme pour voir ce qu’il s’y passe à portée de jumelles, assez loin tout de même pour ne pas être repéré. La nuit précédente, les gendarmes avaient creusé une tranchée dans les congères, tracé d’étroits chemins, posé des balises, mis au point un circuit de ravitaillement. Du bon boulot. À 48 ans, Pareno savait apprécier le travail bien fait. Les collègues se montraient à la hauteur de l’enjeu. Ce n’était pas trop tôt.

L’agent d’élite, l’enquêteur redouté, l’ancien des missions spéciales dont les années d’entraînement avaient façonné un corps aux volumes ciselés ne supportait pas le froid. C’était quand même pas de chance, cette chute brutale du thermomètre. Il était à deux doigts de penser que le Dieu du ciel était spécialement intervenu pour l’emmerder. Ce jour-là, un vent glacé l’avait transpercé comme une lame dès qu’il était sorti de sa voiture, s’infiltrant dans l’épaisseur de ses vêtements, traversant la peau pour se nicher aux tréfonds de ses chairs. En quittant Paris, il avait senti les basses températures gagner du terrain dans l’habitacle et il avait engagé contre elles une lutte aussi bruyante que vaine en tournant dans tous les sens la molette du radiateur de bord. Une trentaine de kilomètres plus tard, les premiers flocons tapissaient les jardins des zones pavillonnaires. C’était une neige encore joyeuse, celle que les enfants façonnent en bonhommes ou en pistes de luge, une neige jouet que l’on prend dans les mains, que l’on malaxe et pétrit, dont on forme des boules que l’on s’envoie à la figure. Une neige qui fait rire et qui fond, qui ne fait pas mal. Très vite, il n’y eut plus aucune silhouette au bord de la route pour s’amuser avec cette neige-là. Elle avait tout envahi, les plaines et les collines, les routes et les hameaux, s’était posée en d’improbables équilibres sur les branches des arbres nus et les câbles électriques. Elle semblait avoir chassé la vie, renvoyant hommes et animaux dans leurs abris et leurs terriers.

Installé à son poste d’observation, un trou sommaire foré au pied d’un arbre, Pareno avait immédiatement ressenti un inconfort profond. Impossible d’expirer sans que les verres de ses jumelles se recouvrent d’une pellicule de buée. À peine chassée, elle revenait s’y poser. Le moindre geste se transformait en épreuve. Il avait la désagréable impression d’être incapable de se mouvoir sans bruit. En tentant de trouver une assise compatible avec ses douleurs lombaires, il réfléchissait aux différentes sortes de neige. Selon l’agencement des cristaux et la température de l’air, elle prenait des consistances variables. Il la classa en catégories, une manie dont il avait pris l’habitude pendant les longues heures de planque, un moyen comme un autre de s’occuper la tête. Il identifia la fraîche, celle qui colle aux semelles et dans laquelle on s’enfonce, qui couine comme le cri d’un mulot saisi de douleur et d’effroi dans les mâchoires d’une souricière. Et puis la compacte, proche de la glace, apparemment plus praticable. Dure, on pourrait la penser silencieuse. Mais elle se craquelle, se fissure, se fracture en un bruit sec à la manière de feuilles d’automne sous le poids des bottes d’un chasseur. Luigi Pareno se demandait laquelle il aurait préféré avoir autour de lui s’il avait eu le choix. Question idiote. Dans les moments de tension, il avait tendance à se farcir le cerveau de sujets sans intérêt, un tic qui l’agaçait de plus en plus. C’était un homme du Sud qui avait grandi au bord de la Méditerranée où son père s’était installé en quittant l’Italie. Il avait eu un mal de chien à s’habituer à la pluie parisienne qui semblait ne jamais vouloir cesser de tomber, étirant sa progression du mois de septembre aux premiers jours de juillet. Alors la neige, il ne fallait pas trop lui en demander…

Ne plus faire un geste lui paraissait, pour l’heure, être la solution la plus raisonnable. D’un hochement de tête, il déclina le Thermos de café proposé par un collègue qui s’était glissé jusqu’à lui en rampant. Dévisser le couvercle, verser le breuvage chaud dans la tasse, l’opération le fatiguait d’avance. Sans compter la fumée qui s’échapperait inévitablement du récipient. Il craignait déjà que la condensation de leurs souffles ne les fasse repérer, il avait proscrit les cigarettes sur le site, ce n’était pas pour attirer bêtement l’attention avec un mauvais café.

Ne pas bouger avait aussi ses inconvénients, il le savait bien. Rester immobile, c’est prendre le risque de laisser le corps s’engourdir et les neurones s’endormir. Il ne pouvait pas se permettre la moindre baisse de vigilance. Jamais il n’avait été aussi près du but. Ils étaient là, à portée de main, les quatre fondus d’Action directe, les assassins de Georges Besse et du général Audran, les tueurs de flics, les maniaques de la bombe, ces révolutionnaires en carton-pâte équipés d’armes de guerre dont les visages étaient placardés sur tous les murs de France. Les quatre en même temps, il n’aurait pas pu rêver meilleure configuration. Les voir filer à nouveau n’était pas envisageable. Ces années entièrement consacrées à leur traque, il les avait payées trop cher pour accepter qu’elles ne servent à rien.

 

Vanessa Schneider - La fille de Deauville

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Coup de coeur... Juliette Kahane...

16 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Jours d'exil - Juliette Kahane - Babelio

C'est à deux cents mètres de chez toi, disait Ray au téléphone, tu ne veux pas y aller voir, au moins ? Depuis fin juillet, une centaine de réfugiés occupaient un ancien lycée hôtelier, situé de l'autre côté de la place des Fêtes. Désaffecté depuis des années, il avait été repéré par un collectif d'activistes parisiens rompus à l'art d'investir un bâtiment vide. La nouvelle voyageant instantanément par téléphone, beaucoup se trouvaient encore sur les routes de l'exil qu'ils savaient déjà où se rendre en arrivant à Paris, tout en haut de la colline de Belleville, et la centaine d'occupants avait en quelques semaines doublé, puis maintenant, début septembre, presque quadruplé. "

J'avais d'abord ignoré la proposition de Ray. Pourquoi faire ? Les luttes collectives, comme je l'ai dit, j'ai cessé d'y croire et de m'y intéresser depuis si longtemps…Quant à la compassion organisée, aux associations de voisins, toutes ces manifestations d'esprit citoyen ou charitable, je les évite depuis toujours. À raison ou à tort, car il existe sûrement parmi elles de très estimables personnes, les bonnes âmes qui se congratulent en faisant assaut de générosité, le cœur sur la main, me font fuir.

Juliette Kahane - Jour d'exil

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Coup de coeur... Milan Kundera... "Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe"...

15 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Un Occident kidnappé par Kundera

En 1956, au mois de septembre, le directeur de l'agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fût écrasé par l'artillerie, envoya par télex dans le monde entier un message désespéré sur l'offensive russe, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche finit par ces mots : "Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe"

Que voulait dire cette phrase ? Elle voulait certainement dire que les chars russes mettaient en danger la Hongrie, et avec elle l'Europe. Mais dans quel sens l'Europe était-elle en danger ? Les chars russes étaient-ils prêts à franchir les frontières hongroises en direction de l'ouest ? Non. Le directeur de l'agence de presse de Hongrie voulut dire que l'Europe était visée en Hongrie même. Il était prêt à mourir pour que la Hongrie restât Hongrie et restât Europe.

Même si le sens de la phrase parait clair, elle continue à nous intriguer. En effet, ici, en France, en Amérique, on est habitué à penser que ce qui était alors en jeu n'était ni la Hongrie ni l'Europe mais un régime politique. On n'aurait jamais dit que c'était la Hongrie en tant que telle qui était menacée et on comprend encore moins pourquoi un Hongrois confronté à sa propre mort apostrophe l'Europe. Est-ce que Soljenitsyne, quand il dénonce l'oppression communiste, se réclame de l'Europe comme d'une valeur fondamentale pour laquelle il vaut la peine de mourir ?

Non, mourir pour sa patrie et pour l'Europe, c'est une phrase qui ne pourrait être pensée ni à Moscou ni à Leningrad, mais précisément à Budapest ou à Varsovie.

Milan Kundera - Un occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale

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Coup de coeur... Jack Kerouac...

14 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Sur la route - Jack Kerouac - SensCritique

J’ai rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal Chase, qui m’avait montré quelques lettres écrites par lui depuis une maison de correction, dans le Colorado. Ces lettres m’avaient passionné, parce qu’elles demandaient à Hal avec une naïveté attendrissante de tout lui apprendre sur Nietzsche et tous ces trucs intellectuels fabuleux, pour lesquels il était si justement célèbre. À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady. Ça remonte loin, à l’époque où Neal n’était pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais un jeune taulard, auréolé de mystère. On a appris qu’il était sorti de sa maison de correction, qu’il débarquait à New York pour la première fois de sa vie ; le bruit courait aussi qu’il avait épousé une fille de seize ans, nommée Louanne. Un jour que je traînais sur le campus de Columbia, Hal et Ed White me disent que Neal vient d’arriver, et qu’il s’est installé chez un gars nommé Bob Malkin, dans une piaule sans eau chaude, à East Harlem, le Harlem hispano. Il était arrivé la veille au soir, et découvrait New York avec Louanne, sa nana, une chouette fille ; ils étaient descendus du Greyhound dans la 50e Rue, et ils avaient cherché un endroit où manger ; c’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés chez Hector, à la cafétéria que Neal considère depuis comme un haut lieu new-yorkais. Ils s’étaient payé un festin de gâteaux et de choux à la crème.

Jack Kerouac - Sur la route

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Coup de coeur... Véronique Olmi...

13 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Quand il arrive dans la cour il y a du monde devant l’immeuble B, son immeuble. Il regarde la concierge, les voisins, ces gens agglutinés et chuchotant, très vite monsieur Blomet, du 4e A, le voit et pousse sa femme du coude, elle se retourne et tous se retournent les uns après les autres, avec cet air gêné et curieux des pauvres gens devant le malheur des autres. Il hésite à repartir. Puis le courage (ou la curiosité, la fatigue, la faim, il ne sait pas) l’emporte sur la peur, et il s’avance. Quand il passe au milieu d’eux, les voisins s’écartent en le dévisageant comme s’ils le voyaient pour la première fois, et il entend la phrase à la pitié assassine : « Pauvre petit, va. »
Chez lui la porte d’entrée est ouverte, la porte de la chambre est ouverte aussi, maintenant ils n’ont plus rien à cacher, leur maison n’a plus de secret pour personne. Un officier de police est en train d’écrire sur un grand carnet à en-tête. La grand-mère tend la main à Joseph, mal assise sur une chaise, comme si elle venait d’y tomber, c’est une main gelée, tremblante et ferme à la fois, elle lui fait mal.
– C’est son fils ? demande l’officier.
Il manque un bouton à la tunique de l’officier, Joseph le remarque tout de suite.
– C’est son fils, répond la grand-mère.
Il compte les boutons, de bas en haut, de haut en bas.
– Quel est ton nom, petit ?
Un, deux, trois, quatre, cinq, six…
– Marius Vasseur, dit la grand-mère.
Il manque le septième. Entre le sixième et le huitième, il manque un bouton.
– Assieds-toi mon garçon et réponds-moi. »

Véronique Olmi - Le gosse

 

Le gosse  Veronique Olmi image 0

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Coup de coeur... Marc Villard...

12 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Le Brady

Sami sort d’un vestiaire de la gare de l’Est. C’est Bilal, un réfugié comme lui, qui s’est chargé de fabriquer la clé ouvrant sur cette pièce délaissée. Sami planque ses maigres effets à l’intérieur. Il est vingt et une heures, il s’apprête à sortir mais doit revenir avant la fermeture de la gare pour pouvoir s’allonger quelques heures jusqu’à la reprise du travail et le départ des premiers trains. Il a vingt-huit ans, il est syrien et il n’a pas l’intention de retourner au pays. Il se mêle aux voyageurs piaffant devant un TGV qui filera pour Strasbourg. Une équipe de football féminine traverse le hall en hurlant qu’elle a gagné et Sami note que les femmes d’ici s’envoient des bières sans ciller.

La veille au soir, il a remarqué la présence de deux hommes de main italiens qui sont toujours après lui. Ils sont dans la vengeance, et l’argent n’a plus rien à faire ici. Sami se souvient du visage de sa sœur près du quai de Tarente. Son voile avait disparu, certes, mais elle n’était pas prête à tapiner, livrée aux porcs du sud de l’Italie qu’on ne balance pas.

Il a dans l’idée de prendre le boulevard de Strasbourg pour gagner Château-d’Eau, le quartier des coiffeuses blacks et des mélanges ethniques les plus saugrenus. Il pense même descendre la rue du Faubourg-Saint-Denis pour avaler un repas minimal dans une gargote du boulevard. Des Syriens et des Kurdes y sont installés. Mais avant cela, il doit éviter les deux macs italiens qui se portent vers lui.

Sami saute sur les premières marches d’un escalier tordu plongeant vers des poubelles agonisantes. À cette heure, quelques touristes se pressent encore vers la gare. Il les évite et se faufile dans l’ombre d’un café à la devanture tirée. Une fille passe en pleurant devant un mur en planches qui propose les derniers films de revenants, déclencheurs de transes chez les gosses du quartier. Les deux hommes sont déjà sur lui. Sami fauche le plus gros des deux d’un balayage du pied et plante son petit couteau dans le dos du tatoué. Pendant qu’ils se prennent à couiner, il hésite. Continuer à descendre ou revenir vers la gare pour se terrer dans le vestiaire désaffecté ? Il repousse d’un coup de pied le gros qui se relevait, fait volte-face et dégringole le boulevard de Strasbourg.

Il traverse en courant la rue Jarry, un camaïeu de gris évoquant la RDA pendant un discours d’Honecker. Un semi-remorque égaré passe sous son nez. Il entend le chauffeur hurler dans sa cabine sur la voix d’Angèle en second rideau. Il passe devant trois sans-abri, enveloppés dans des cartons, qui se réchauffent devant deux pneus en flamme. Puis il aperçoit l’enseigne lumineuse du Brady et ce mot merveilleux, « Cinéma ». Deux clochards hésitent, ils ont sommeil et ils s’en fichent du programme. « C’est pas un film de cul ? » dit l’un. « Non, c’est des mecs en moto. » Ils entrent en haussant les épaules pendant que Sami se glisse dans le groupe des retardataires. Il a encore vingt-cinq euros en poche. Les deux clochards essaient de marchander le prix de l’entrée. « Allez, Rachid, une place pour deux. — Faites pas d’histoires, les gars, c’est pas moi le patron », répond le caissier. Sami paie sa place et pénètre dans la première salle de projection. Le noir est total et, en relevant la tête, il percute le chopper de Dennis Hopper. Les phares de la moto dépassent une station-service puis éclairent un motel qui indique « libre » sur un panneau lumineux. Le gérant des lieux apparaît à la porte pendant que Peter Fonda hausse la voix : « Hé, vous avez une chambre ? »

 

Marc Villard - Raser les murs

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Coup de coeur... Günter Grass...

11 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Je restai l’enfant de trois ans, le gnome, le Petit Poucet, le nabot qui ne veut pas grandir ; pourquoi ? Pour échapper à des distinctions comme le petit et le grand catéchisme ; pour n’être pas à l’âge dit adulte, un mètre soixante-douze, livré à un homme qui, debout à se raser devant la glace, se nommait mon père ; pour n’être pas contraint de reprendre une boutique qui, selon le vœu de Matzerath, devait – denrées exotiques – signifier pour un Oscar majeur l’univers des adultes. Pour ne pas faire sonner un tiroir-caisse, je me cramponnai au tambour et à partir de mon troisième anniversaire je ne grandis plus d’un doigt ; je restai l’enfant de trois ans, mais aussi de trois sagesses, que surplombaient tous les adultes, qui ne voulait pas mesurer son ombre à leur ombre, qui était parfaitement achevé au-dedans comme au-dehors. Alors que ceux-là, les adultes, ne font jusqu’à la vieillesse que rabâcher l’histoire de leur développement, je fus l’enfant qui comprit tout seul ce qu’ils n’apprennent qu’avec tant de peine, souvent dans la douleur, au fil de leur expérience ; l’enfant qui, pour démontrer que quelque chose grandissait, n’avait pas besoin de porter chaque année des chaussures et des culottes plus grandes.

Günter Grass - Le tambour

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Coup de coeur... Jérôme Leroy...

10 Mars 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

 

Nathalie s’en va

 

Nathalie Séchard, cheffe des Armées, grande maîtresse de l’ordre national de la Légion d’honneur, grande maîtresse de l’ordre national du Mérite, co-princesse d’Andorre, première et unique chanoinesse honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran, protectrice de l’Académie française et du domaine national de Chambord, garante de la Constitution et, accessoirement, huitième présidente de la Ve République, en cet instant précis, elle baise.

Et Nathalie Séchard baise avec ardeur et bonheur.

Nathalie Séchard a toujours aimé ça, plus que le pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle va le perdre. C’est comme pour l’argent, a-t-elle coutume de penser, quand elle ne baise pas. Les riches ne sont pas riches parce qu’ils ont un génie particulier. Les riches sont riches parce qu’ils aiment l’argent. Ils n’aiment que ça, ça en devient abstrait. Et un peu diabolique, comme tout ce qui est abstrait. Dix milliards plutôt que huit. Douze plutôt que dix. Toujours. Ça ne s’arrête jamais.

Le pouvoir aussi, il faut l’aimer pour lui-même. Il faut n’aimer que lui, ne penser qu’à lui, vivre pour lui. Pas pour ce qu’il permet de faire. Nathalie Séchard, qui baise toujours, a mesuré ces dernières années, que le pouvoir politique n’en est plus vraiment un. La présidente est à la tête d’une puissance moyenne où plus rien ne fonctionne très bien, comme dans une PME sous-traitante d’un unique commanditaire au bord de la faillite.

« J’aurais dû rester de gauche », songe-t-elle parfois, quand elle ne chevauche pas son mari.

Là, elle sent quelques picotements sur le dessus de ses mains. Chez elle, ce sont les signaux faibles annonciateurs, en général, d’un putain d’orgasme qui va déchirer sa race, et elle en a bien besoin, la présidente.

La nuit est brûlante, et ce n’est pas seulement une question d’hormones, c’est que la météo est caniculaire et que la présidente ne supporte pas la climatisation : elle a laissé ouverte la fenêtre de la chambre du Pavillon de la Lanterne. On entend des chouettes qui hululent dans le parc de la plus jolie résidence secondaire de la République.

Il convient par ailleurs que le lecteur le sache dès maintenant : cette histoire se déroulera dans une chaleur permanente, pesante, qui se moque des saisons et provoque une propension à l’émeute dans les quartiers difficiles soumis à un confinement dur depuis quinze mois, mais aussi de grands désordres dans toute la société qui prennent le plus souvent la forme de faits divers aberrants. Ils permettent de longues et pauvres discussions sur les chaînes d’informations continues dont la présidente Séchard estime qu’elles auront été le bruit de fond mortifère de son quinquennat.

Elle est de la chair à commentaires comme d’autres ont été de la chair à canon.

C’est pour chasser ce bruit de fond qu’elle préfère de plus en plus, à l’exercice d’un pouvoir fantomatique, faire l’amour et écouter Haydn, ce musicien du bonheur. Parfois, elle fait les deux en même temps et c’est le cas maintenant, puisque derrière ses soupirs entrecoupés de gémissements impatients, on peut entendre dans la chambre obscure, la sonate 41 en Si bémol majeur avec Misora Ozaki au piano.

Bien sûr, le pouvoir, il lui en reste l’apparence. Elle a aimé les voyages officiels, elle a aimé présider les conseils des ministres, elle a aimé les défilés du 14 Juillet, les cortèges noirs de Peugeot 5008 et puis aussi l’empressement des hommes de sa protection rapprochée.

Elle n’aime même plus ça, cette nuit.

Cette nuit, elle aime son mari en elle, et la sonate 41 en Si bémol majeur. Penser à inviter Misora Ozaki à l’Élysée, avant la fin du quinquennat.

 

Jérôme Leroy - Les derniers jours des fauves

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