litterature
Coup de coeur... Olivier Frébourg...
Mon frère, Thierry, était un héros classique. Il est mort d’une tragédie moderne. Je vais vous raconter mon frère et cette tragédie. Un professeur de médecine emmené à la mort par la main de son propre hôpital c’est une parabole de l’effondrement de notre maison commune, l’hôpital public. Notre société qui ne cesse de clamer « Prenez soin de vous » – cette recommandation n’ayant pour seul but que chacun reste soi – peut, dans son chaos, tuer violemment des êtres humains. Il est des morts particulièrement symboliques qui révèlent l’état de notre monde, la menace qui pèse sur notre humanisme, cette philosophie à l’origine de la médecine.
La littérature est parfois une fiction mais la médecine et la mort ne le sont pas. Mon frère a donné quarante ans de sa vie à un hôpital qui a raconté une fiction sur les circonstances de sa mort. La guerre, c’est toujours la guerre ! La vie n’est que ce combat contre l’adversité. Ne pas dire toute la vérité sur la mort d’un homme c’est le tuer deux fois. Je ne peux vivre avec cette injustice. Je dois la combattre avec mes moyens, l’écriture. Je n’ai rien d’autre. Un livre essaie toujours de corriger une injustice. Il tente de soulever la chape qui écrase la vérité. Je sais que nous avons besoin de légèreté, que notre époque s’est détournée du sacré. Mais mon frère a connu la croix.
Olivier Frébourg - Frère unique
Coup de coeur... Debora Vogel...
A présent son visage est une vitre de verre transparent
qui accueille en elle
rues. Maisons. Corps qui circulent.
Et une plate goutte de similitude
qui sourit d’un sourire mesuré de joie aqueuse :
que tout soit toujours exactement tel quel.
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Plat décor de midi
Gris rectangles de papier.
Rectangles colorés.
Maisons grises. Maisons colorées.
Devant des carrés de papier se dressent des cercles rayonnés de rouge.
Angulaires et raides comme du papier, comme des gens affairés :
de rouges dahlias.
Et des cercles jaunes : petits soleils de tôle
A grasse odeur d’huile persistante.
Se tiennent perdus, comme des hommes au milieu du jour.
Maisons dahlias tournesols
tournent dans la première rue, dans la deuxième rue :
depuis 5 heures du matin. Depuis une semaine. Depuis dix et vingt ans.
A présent de légères poupées aux yeux de verre
collent dans les cadres de fenêtres laqués de vert et blanc
des visages blancs et jaunes :
triangles de carton blanc, jaune.
Les gouttes de verre d’yeux en ellipse aux fenêtres vertes
suivent le long des rues angulaires de tôle.
La boule de métal de la chaleur collante enclot de raides rues.
Dans la lumière jaune résonne le verre.
Deux heures durant.
Alors tous les jours sont perdus.
Figures du jour & Mannequins, traduit du yiddish par Batia Baum, édition bilingue, La Barque
Coup de coeur... Françoise Giroud...
Ma mère courait de l'un à l'autre pour emprunter de quoi régler quelques dettes brûlantes, lorsque mon grand-oncle Adolphe disparut, laissant des biens appréciables.
C'était un homme au physique abondant sous des gilets de soie barrés d'une chaîne d'or. Il était mort subitement, sans testament. Alors commença la saga de l'Héritage.
Elle dura plusieurs mois, palabres et conspirations, clans formés et défaits, cris et fureur. Réparti entre soeurs, neveux et nièces dudit Adolphe, la part de chacun eût encore été substantielle. Or, on se disputa si bien que l'homme d'affaires de l'oncle Adolphe prit sur lui de régler le gros de la question : il fit main basse sur tout ce qui pouvait être subtilisé - l'argent liquide, l'or, les titres... Il détenait la clé du coffre. Cet homme, Pierre W., fut plus tard bien connu à Paris où il jouait les grands bourgeois chics. je ne le nommerai pas davantage, son fils vit encore.
La famille déchirée se ressouda pour maudire le vilain. Ma mère, incapable de faire valoir quelque droit que ce soit, se trouva évidemment évincée de l'ultime partage où l'on s'arrache les parcelles d'immeubles. Elle reçut un sautoir en or et une trembleuse en brillants. Le lendemain, le tout était au clou. Une institution géniale, le clou. On peut tout engager, même ses chaussures. Nous étions des habituées.
Françoise Giroud - Leçons particulières
Coup de coeur... Jean-Paul Sartre...
"... le Bien est partout, c'est la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex, la pesanteur de la pierre , tu le retrouveras jusque dans la nature du feu et de la lumière, ton corps même te trahit, car il se conforme à mes prescriptions. Le Bien est en toi, hors de toi : il te pénètre comme une faux, il t'écrase comme une montagne, il te porte et te roule comme une mer ; c'est lui qui permit le succès de ta mauvaise entreprise, car il fut la clarté des chandelles, la dureté de ton épée, la force de ton bras. Et ce Mal dont tu es si fier, dont tu te nommes l'auteur, qu'est-il sinon un reflet de l'être, un faux-fuyant, une image trompeuse dont l'existence même est soutenue par le Bien. Rentre en toi-même, Oreste : l'univers te donne tort, et tu es un ciron dans l'univers. Rentre dans la nature, fils dénaturé : connais ta faute, abhorre)la, arrache-la de toi comme une dent cariée et puante. ou redoute que la mer ne se retire devant toi, que les sources ne se tarissent sur ton chemin, que les pierres et les rochers ne roulent hors de ta route et que la terre ne s'effrite sous tes pas."
Jean-Paul Sartre / Les Mouches
Coup de coeur... Gilles Deleuze...
Et la peinture du XVIe qu’est-ce qu’elle va découvrir ? La ligne collective de Léonard de Vinci ou la ligne collective de Raphaël. C’est pas les mêmes. Chaque peintre se distinguera par sa ligne collective, son type de ligne collective. C’est avec la peinture du XVIe siècle qu’apparaisse cette chose prodigieuse, à savoir que, l’arbre a une ligne collective qui ne dépend pas de ses feuilles et que le peintre doit restituer la ligne collective à l’avant plan. Un troupeau de moutons a une ligne collective, et les troupeaux de moutons et les groupes d’apôtres ; la peinture de groupe va envahir à la lettre l’avant scène, c’est à dire l’avant plan. Or, ça m’apparait vrai également de l’art grec et dans de toutes autres conditions, de l’art du XVIe. Ensuite et c’est par là, comprenez il y a tout le temps, il y a très souvent dans les écrits de Léonard de Vinci, une chose très frappante où il dit : « il ne faut pas que la forme soit cernée par la ligne ». Si on lit ça comme ça, on risque de faire un contre-sens énorme parce que la phrase elle peut vouloir dire deux choses dont l’une, Léonard ne peut pas la dire. On pourrait croire que ça veut dire la forme doit se libérer de la ligne. Il ne peut pas vouloir dire ça. Pourquoi ? Parce que le primat de la ligne reste incontestable chez lui. Bien plus, la forme qui se libère de la ligne, c’est quoi ? C’est la forme qui passe au service de la lumière et de la couleur. Or c’est évidemment pas ça que Vinci veut dire. Les textes là et le contexte me parait évident, ce qui veut dire que la forme ne soit pas contenue par la ligne, ça veut dire la forme excède la ligne de l’individualité ; la forme excède la ligne individuelle. Mais la forme sera déterminée par la ligne de l’avant plan.
D’où l’importance dans ce que Raphaël arrive à faire courber l’avant plan comme dans une espèce de, comme on dit comme dans une espèce de balcon où l’avant plan lui même est courbe. C’est que ça fait partie des très grandes réussites, des réussites géniales de cette époque. Mais vous voyez, je dirai de même que l’art XVIe et art grec techniquement au niveau de leurs espaces, échangent une espèce de signal.
Gilles Deleuze - Sur la peinture / Cours mars - juin 1981
Coup de coeur... Khalil Gibran...
Le verbeux m'a appris le silence, le fanatique la tolérance et le cruel la bonté. Etrange, je ne leur éprouve guère de la reconnaissance.
Le fanatique est un orateur, sourd comme un pot.
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Nul ne peut atteindre la l'aube sans passer par le chemin de la nuit.
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Une perle est un temple bâti par la douleur autour d un grain de sable.
Quelle nostalgie bâtit nos corps et autour de quels grains ?
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Tout homme aime deux femmes : l'une est création de son imagination, l'autre n'est pas encore née.
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N'est-il pas étrange de nous voir défendre plus farouchement nos erreurs que nos valeurs ?
Khali Gibran - Le sable et l'écume
Coup de coeur... Colette...
Aucun livre, parmi tous les livres qu'il lisait librement, les coudes dans le sable, ou retiré, par pudeur plutôt que par peur, dans sa chambre, ne lui avait enseigné que quelqu'un dût périr dans un si ordinaire naufrage. Les romans emplissent cent pages, ou plus, de la préparation à l'amour physique, l'évènement lui-même tient en quinze lignes, et Philippe cherchait en vain, dans sa mémoire, le livre où il est écrit qu'un jeune homme ne se délivre pas de l'enfance et de la chasteté par une seule chute, mais qu'il en chancelle encore, par oscillations profondes et comme sismiques, pendant de longs jours ...
Colette - Le Blé en herbe
Coup de coeur... Romain Gary...
Comment veux-tu distinguer le faux du vrai, quand on crève de solitude? On rencontre un type, on essaie de le rendre intéressant, on l’invente complètement, on l’habille de qualités des pieds à la tête, on ferme les yeux pour mieux le voir, il essaie de donner le change, vous aussi, s’il est beau et con on le trouve intelligent, s’il vous trouve conne, il se sent intelligent, s’il remarque que vous avez les seins qui tombent, il vous trouve de la personnalité, si vous commencez à sentir que c’est un plouc, vous vous dites qu’il faut l’aider, s’il est inculte, vous en avez assez pour deux, s’il veut faire ça tout le temps, vous vous dites qu’il vous aime, s’il n’est pas très porté là-dessus, vous vous dites que ce n’est pas ça qui compte, s’il est radin, c’est parce qu’il a eut une enfance pauvre, s’il est mufle, vous vous dites qu’il est nature, et vous continuez ainsi à faire les pieds et des mains pour nier l’évidence, alors que ça crève les yeux et c’est ce que l’on appelle les problèmes du couple, le problème du couple, quand il n’est plus possible de s’inventer l’un l’autre, et alors, c’est le chagrin, la rancune, la haine, les débris que l’on essaie de faire tenir ensemble à cause des enfants ou tout simplement parce qu’on préfère encore être dans la merde que de se retrouver seule.
Romain Gary - Clair de femme
Coup de coeur... Mazarine Pingeot...
Je t'ai sans doute un peu dépaysé, je ne te paraissais pas comme les autres, j'étais maladroite et timide, tu pensais peut-être que tu pourrais me faire, me modeler, et je n'ai rien contre cet instinct de pygmalion qui habite tant d'hommes. Au contraire, j'ai éprouvé du plaisir à me laisser construire, transformer et, si mes résistances ont finalement été l'obstacle à ton chef-d'œuvre, tu étais parvenu à un résultat convaincant. J'ai tout fait échouer. Tu dirais sans doute que c'était pour te nuire, mais je ne peux l'accepter. Je ne peux accepter l'idée d'avoir fait quoi que ce soit pour te nuire. C'est par amour que je suis devenue cette femme-là, que j'ai élevé tes enfants comme tu l'entendais, que je tâchais de tenir une maison ordonnée. Mais c'était oublier mon propre poids, la passivité de ma matière, de mon corps, de mon être, cette force de gravitation qui entraîne tout vers le bas. C'était oublier qui j'étais, d'où je venais, quelle petite fille j'avais été, pesante déjà pour les autres et pour moi-même, obstacle déjà à la carrière de ma mère et à son repos. Epine dans son pied, j'avais enrayé son mécanisme à être heureuse.
Mazarine Pingeot - Le Cimetière des poupées