litterature
Coup de coeur... Maurice Maeterlinck...
Coup de coeur... Cloé Korman...
La remarque de cette sympathique jeune artiste, « tu n’es pas vraiment juive », si risible soit-elle, me poursuit pourtant à travers les années. Le coup porte, le mot résonne encore dans le gouffre d’une histoire familiale marquée par les persécutions, les bannissements et les exils. Cette expropriation verbale, je la considère aujourd’hui comme une forme de racisme établissant qui existe de droit, ou non, au sein d’une communauté dont les contours mériteraient d’être plus flous et plus ouverts. Il me semble indispensable de défendre un judaïsme athée, intellectuel, un judaïsme qui assume son caractère mélangé aux autres cultures, aux autres pays… Il est l’allégorie d’une certaine forme d’étrangeté, pour moi inséparable de l’expérience littéraire : une étrangeté radicale vis-à-vis du langage et de la société, et qui rend sensibles leur caractère fabriqué et leurs abus. L’étonnement, la honte d’être différent, la solitude qu’on éprouve en lisant Kafka ou Proust, David Grossman ou Philip Roth, je les crois essentiels pour remettre en cause l’arrogance de la culture, le fait que des systèmes symboliques et hiérarchiques soient considérés et promus comme s’ils étaient naturels, alors qu’ils sont aussi très souvent des systèmes d’oppression. L’écriture de ces écrivains qui déclinent les avatars de l’étrangeté, l’expérience de l’exil et de la différence, le plurilinguisme, la double culture, ou l’humour juif, dont le ressort est un questionnement des évidences entêté jusqu’à l’absurde, a la vertu de renvoyer le pays, la nation ou la langue à leur propre étrangeté. A contrario, promouvoir l’image du judaïsme comme une religion contraignante et faire des juifs une communauté clairement bornée, aller même jusqu’à les identifier mécaniquement à l’État d’Israël, ce renforcement identitaire me paraît en fait une demande de renoncement, une exhortation à effacer la réalité de la Diaspora et de sa puissance critique. Enfin, s’il était vrai, par quelque logique absurde, que je n’étais pas juive, et que mes parents, mes grands-parents dans leur athéisme plus ou moins consommé ne l’avaient pas été non plus, ils auraient pu compter sur d’autres qu’eux pour les désigner comme juifs et vouloir les assassiner en tant que tels. Le « tu n’es pas vraiment juive » de cette camarade sonnait comme un écho sordide au « vous n’êtes pas français » adressé à mes ancêtres en 1942, assorti de l’obligation de porter l’étoile jaune et d’aller s’inscrire eux-mêmes sur des registres servant à organiser leur extermination.
Cloé Korman - Tu ressembles à une juive
L'école ou ce sublime désordre qui te rend plus belle encore...
Coup de coeur... Emile Zola...
Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages. Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant de mystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice ; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages.
Emile Zola - Au Bonheur des Dames
Des douceurs de Majorelle au jardin du Luxembourg...
Coup de coeur... Driss Chraïbi...
Cet homme à tarbouch est sûr de lui : une mouche ne volera que s'il lui en donne la permission. Il sait que chaque mot qui tombe de sa bouche sera gravé en moi. Sur son masque il n'y a pas un frisson. Je supprime ce masque et je lis : il est analphabète et partant fier de soutenir n'importe quelle conversation de n'importe quelle discipline. Je le comparerais volontiers à ces petits vieux qui savent tout et qui ont tout eu : enfants, petits-enfants, diplômes, fortune, revers de fortune, maîtresses, cuites, chancres... - s'il n'y avait, à cause de cet analphabétisme même, le facteur haine. Il sait que cet Occident vers lequel il m'a délégué est hors de sa sphère. Alors il le hait.
Driss Chraïbi - Le passé simple
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“Le Passé simple” décrit la révolte d'un jeune homme entre la grande bourgeoisie marocaine et ses abus de pouvoir incarnés par son père, « le Seigneur », et la suprématie française dans un Maroc colonisé qui essentialise et restreint l'homme à ses origines. Le récit est organisé à la manière d'une réaction chimique. À travers la bataille introspective de ce roman par le protagoniste nommé Driss, le lecteur assiste à une critique vive du décalage entre l'islam idéal révélé dans le Coran et la pratique hypocrite de l'islam par la classe bourgeoise d'un Maroc des années 1950, de la condition de la femme musulmane en la personne de sa mère et de l'échec inévitable de l'intégration des Marocains dans la société française. Ce dernier point sera renforcé en 1979 dans la suite de ce livre, “Succession ouverte”, où le même protagoniste, rendu malade par la caste que représentent son statut et son identité d'immigré, se voit obligé de retourner à sa terre natale pour enterrer « le Seigneur », feu son père. C'est une critique plus douce, presque mélancolique, que propose cette fois Chraïbi, mettant en relief la nouvelle réalité française du protagoniste et la reconquête d'un Maroc quitté il y a si longtemps. “Succession ouverte” pose la question qui hantera l'écrivain jusqu'à ses derniers jours : « Cet homme était mes tenants et mes aboutissants. Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? » Question qu'il étend ensuite à l'ensemble du monde musulman.
(...)
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Driss Chraïbi au micro de José Pivin (1959 / France Culture)
Driss Chraïbi au micro de José Pivin (1959 / France Culture). Production : José Pivin. Photographie : Driss Chraïbi © Stéphan Chraibi. Présentation des Nuits de France Culture : " Comment ra...
Coup de coeur... Marc Dugain...
La nature avait longtemps menacé l’homme par l’infinité de virus et de bactéries qu’elle convoyait, le réduisant à une précarité inacceptable pour une conscience aussi développée que la sienne. De s’en défendre, il en était venu à la détruire à partir du XXe siècle qui avait sonné le glas de l’intégration de l’homme à son environnement, et tout cela dans une accélération spectaculaire. L’exploration de l’Univers par des individus immortels insensibles aux rayonnements promettait d’en savoir plus sur la vie et les conditions dans lesquelles elle s’était formée ici ou là, dans l’une des planètes des milliards de galaxies qui formaient un cosmos en expansion. Peut-être quelque part, l’évolution de la vie avait-elle aussi conduit à une forme de conscience, et je brûlais de savoir si d’autres cas de conscience avaient conduit au même phénomène unique à ce jour d’autodestruction.
Marc Dugain - Transparence
Coup de coeur... Virginie Despentes...
Parce que l'idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l'esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d'école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu'un homme, cette femme blanche heureuse qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l'effort de ressembler, à part qu'elle a l'air de beaucoup s'emmerder pour pas grand-chose, de toutes façons je ne l'ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu'elle n'existe pas.
Virginie Despentes - King Kong théorie
Coup de coeur... Michel Butor...
Tout d'un coup la lumière s'éteint: c'est l'obscurité complète, sauf le point rouge d'une cigarette dans le corridor avec son reflet presque imperceptible, et le silence sur cette base de respirations très fortes comme dans le sommeil et du bourdonnement des roues répercuté par l'invisible voûte. Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre; il n'est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s'impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette belle décision que vous aviez enfin prise, c'est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce pilori de vous-même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome.
Michel Butor - La Modification