litterature
Coup de coeur... Pascal Bouchard...
L'hiver arrive, Noël sans joie, et voici 1943. La fac, les flirts, les copains, mais, à force de ressassement, les grandes discussions sont de moins en moins grandes. S'il n'y avait mille stratégies pour séduire Colette ou Simone, mieux Colette et Simone, Laurent s'ennuierait ferme. Le droit, c'est beaucoup de par cœur, quant à ses professeurs de lettres, on dirait qu'ils n'ont jamais lu le Contre Sainte-Beuve. C'est encore et toujours, « Machin, sa vie son œuvre », avec prière d'admirer. A l'Université, seuls les chefs d'œuvre ont droit de cité, donc, réciproque du théorème, toutes les œuvres qu'on y lit sont des chefs d'œuvre. Mais le jeune homme est trop timide pour aller au bout du raisonnement, pour reconnaître que le vieux Corneille est rasoir, même les pièces d'avant Attila, d'avant le « holà », qu'il n'est pas certain que ce fût un bonheur que Malherbe vînt, que Boileau était meilleur théoricien que poète, que le théâtre de Voltaire... C'est un garçon gentil, qui veut bien faire, avoir de bonnes notes, et qui sait comment plaire à ses maîtres. Il lit et il admire tout Corneille ou presque, Malherbe, Boileau, Voltaire... Il apprend les jurisprudences du Conseil d'Etat à l'endroit et à l'envers, pour être sûr de s'en souvenir.
Le froid est intense. Le ravitaillement de plus en plus difficile. Les Longchamp font des miracles, l'argent de Laurent y aide bien. Il a parfois l'impression qu'ils dépensent un peu trop, un peu plus qu'il n'est nécessaire. « Ben, vous en buvez du lait!», s'étonne la crémière, un jour que, par exception, c'est lui qui fait les courses. Or, à part une goutte le matin pour masquer un peu le goût d'un ersatz de café, il n'en boit pas. Il n'y prend pas vraiment garde, il pense qu'elle confond avec un autre de ses clients. La semaine suivante, c'est le marchand de légumes qui lui fait une remarque sur les patates. « Mais vous avez bien raison, c'en est autant que les doryphores ne mangeront pas. » Il a profité de ce qu'il n'y avait personne dans la boutique pour une plaisanterie aussi séditieuse. Laurent n'y attache pas vraiment d'importance, il se dit qu'il en parlera à Simone à l'occasion. Mais il la voit rarement, il part tôt le matin à la fac, il rentre tard. Et il n'est pas inquiet. Elle tient le compte de ses comptes d'heures de ménage avec une parfaite précision, elle défalque chacun des quarts d'heure qu'elle ne fait pas s'il n'est pas rentré un soir et qu'elle n'a pas eu à faire son lit, elle lui remet la monnaie des courses avec exactitude, le fait bénéficier des petits arrangements qu'elle trouve avec les commerçants du voisinage. Il n'imagine pas qu'elle puisse le voler en lait ou en patate. Jusqu'au soir où, alors qu'il fait parfaitement nuit, son mari frappe à la porte. Il frappe, mais sans bruit, à peine ce qu'il faut pour être entendu. Il est à la porte avec trois enfants.
Pascal Bouchard - Il faut bien que jeunesse se passe
Coup de coeur... Jean-Pierre Montal...
Une ligne rouge partait du col, descendait vers l’épaule puis en croisait une autre, blanche et plus fine, avant de revenir vers la poitrine. Ce motif répété à l’infini sur fond bleu créait un enchaînement de losanges qui n’avait rien de sophistiqué ni d’original. Il évoquait le tissu d’un kilt écossais simplifié à l’extrême. Pourtant, cette robe se détachait immédiatement du reste du dressing, comme une comtesse Grand Siècle égarée dans un PMU. « N’exagérons rien », pensa aussitôt Edwige. La garde-robe de sa mère ne méritait pas cette comparaison injuste. Elle se caractérisait au contraire par une élégance discrète, un goût classique et sûr qui ne négligeait ni le fond – les belles matières – ni la forme – les coupes et les couleurs, toutes choisies avec flair.
Edwige Sallandres regardait l’alignement de cintres et de vêtements serrés les uns contre les autres. Il ne s’agissait pas d’un véritable dressing mais plutôt d’un placard à balais aménagé avec des tringles et des portants sous la lueur d’un néon fatigué. Ces quelques mètres carrés en disaient plus long sur la vie et le caractère de la défunte que tous les éloges funèbres. Possède-t-on tous une pièce quelque part, un palais ou un réduit, quatre murs qui enferment et figent ce que fut le cœur de notre existence ? Edwige le pensait, elle l’espérait même car c’était son métier en quelque sorte. Elle reprit entre ses doigts l’étoffe quadrillée de rouge et de blanc. La présence de cette robe Yves Saint Laurent dans ce cagibi de province, voilà ce qu’il faudrait raconter le jour de l’enterrement si elle en trouvait la force.
Sa main glissa sur les autres vêtements. L’alternance de laine, de cachemire et de soie, le balancement des vestes, des jupes et des chemisiers sous cette faible lumière libérèrent des engrenages restés inertes depuis plusieurs années. Elle se vit, âgée de cinq ans, prisonnière consentante de ce placard, bien décidée à essayer toutes les paires de talons hauts, les boucles d’oreilles à clip et les foulards entassés dans ce repaire blotti au cœur de la maison et pourtant si éloigné de son agitation quotidienne. L’exil entre ces murs se terminait toujours par le quadrillage de la robe Saint Laurent, suivi du bout des doigts jusqu’au col encerclé d’une lavallière taillée dans le même tissu. C’était la parure des grands soirs, de certains mariages plus mondains que d’autres, celle des dîners avec les clients de son père venus de Paris, étonnés de tomber sur cette silhouette haute couture en plein Massif central, celle des retours de cocktails lyonnais d’où sa mère rapportait des petits fours enveloppés dans une serviette, preuves irréfutables que la vie d’adulte se bâtissait autour de plaisirs variés, étonnants et sans cesse renouvelés, à picorer comme ces pâtisseries miniatures.
Jean-Pierre Montal - Leur chamade
Coup de coeur... Kazuo Ishiguro...
Le problème, Chrissie, c’est que vous êtes comme moi. Nous sommes tous les deux des êtres sensibles. Nous ne pouvons pas nous en empêcher. Notre génération reste attachée aux sentiments d’avant. Une partie de nous-mêmes refuse de lâcher. C’est la partie qui s’obstine à croire qu’il y a quelque chose d’inatteignable au fond de chacun d’entre nous. Quelque chose d’unique, qu’il est impossible de transférer. Mais il n’existe rien de tel, nous le savons à présent. Vous le savez. Pour les gens de notre âge, c’est difficile de l’accepter. Nous devons lâcher prise, Chrissie. Il n’y a rien ici. Rien à l’intérieur de Josie que les Klara de ce monde ne soient capables de continuer. La seconde Josie ne sera pas une copie. Elle sera exactement la même et vous aurez le droit de l’aimer autant que vous aimez Josie aujourd’hui. Ce n’est pas de foi dont vous avez besoin. Mais de rationalité. J’ai dû le faire, c’était dur, mais à présent ça fonctionne très bien pour moi. Et ce sera pareil pour vous.
Klara et le soleil - Kazuo Ishiguro
Coup de coeur... Frédéric Schiffter...
État cafardeux plutôt stable.
Équilibre psychique : pronostic vital non engagé.
Voilà des semaines que Federica m’a banni de notre domicile. Je me retrouve dans un deux-pièces, passant d’une surface de deux cents mètres carrés à quarante.
Cette limitation de mon habitat s’était déjà produite dans l’appartement commun. Nous habitions ensemble depuis dix ans et cela faisait longtemps que nous ne dormions plus dans le même lit. J’avais laissé à Federica la belle chambre, avec sa salle de bains, et pris celle du fond du couloir, dévolue aux amis, avec ses commodités attenantes. Les derniers temps, pour éviter de la croiser, je lui avais abandonné aussi le bureau, le living avec la cuisine ouverte et la télévision, et la loggia – pendant que je me tenais dans ma cellule y compris pour y prendre mes repas commandés chez des marchands de plats tout faits.
Malgré la cession de ce territoire à laquelle j’avais consenti, Federica trouvait ma présence « incommodante ». De plus, elle en avait assez de ma bibliothèque où s’entassaient des livres mal rangés qui « volaient la place » à des tableaux d’« artistes confirmés » ou « prometteurs » qu’elle avait achetés lors de vernissages. Ce meuble, où il était « impossible pour la femme de ménage de faire la poussière », était pour elle comme un double de moi-même. Un « encombrement ». « Quand je vois ce tas de bouquins, je rêve d’un autodafé où je jetterais dans les flammes tes propres livres qui n’intéressent personne ! » D’une certaine manière, c’est ce qu’elle a fait un soir où, après m’avoir accusé de je ne sais quelle faute, elle s’est saisie en représailles de mon ordinateur, l’a jeté par terre et l’a piétiné, chaussée de ses bottes, avec une hargne telle que le mince objet, cabossé et fendu, n’a pas survécu. Mes notes, mes brouillons d’essais, mes articles en chantier, que je n’avais pas eu la prudence de sauvegarder sur un disque dur externe, ont été annihilés. Ce n’était pas un meurtre symbolique. Federica avait assassiné une œuvre – tant pis pour le mot ronflant. Pour elle, plus aucun de mes écrits ne devait voir le jour. « J’ai rendu service à la littérature ! », m’a-t-elle dit le lendemain matin pendant que je contemplais le corps désarticulé de mon ordinateur. « Et maintenant, sors de ma vie ! » J’ai entendu : « Sors de la vie ! »
Après ce déploiement de fureur, j’étais hébété. Je craignais que Federica ne recommence à s’en prendre à moi. Il me fallait sortir, respirer. Trouver un réconfort.
Dehors, je me suis dirigé vers la chapelle du quartier. En chemin, j’ai acheté un litre de bière chez le caviste. Le commerçant m’a regardé avec pitié. D’habitude je repars de sa boutique avec un champagne onéreux.
Frédéric Schiffter - Rétrécissement
Coup de coeur... Raymond Queneau...
Le chien du notaire est un caniche blanc, répondant au nom de Jupiter. L'intelligence de Jupiter est grande; si son maître avait eu le temps, il lui aurait appris l'arithmétique, peut-être même les éléments de la logique formelle, sophisme compris. Mais ses occupations l'ont obligé à négliger l'instruction de Jupiter qui ne sait que dire ouah ouah de temps à autre et s'asseoir sur le derrière pour obtenir un bout de sucre. Cependant, si l'on peut douter de l'étendue de ses connaissances, on ne peut qu'admirer le soin qu'il prend de sa personne. Car pour le chic, il ne se refuse rien. Tondu à la lion, il fait la belle patte dans un rayon de quinze mètres autour de la maison notariale. Plus loin, d'énormes bêtes, jalouses de son élégance, le menacent de leurs crocs vulgaires et mal élevés.
Raymond Queneau - Le chiendent
Coup de coeur... Marguerite Duras...
Il faut attendre encore. Et tant l’impatience de l’attente grandit qu'elle atteint son comble, et voici, un répit se produit. Une main de Pierre est partout sur ce corps d'autre femme. L’autre main la tien serrée contre lui. C’est chose faite pour toujours.
Il est dix heures et demie du soir. L’été.
Ce doit être la première fois qu'ils s'embrassent. Maria éteint sa cigarette. Elle les voit se détacher de toute leur hauteur sur le ciel en marche. Tandis qu'il l'embrasse, les mains de Pierre sont sur les seins de Claire. Sans doute parlent ils, mais très bas. Ils doivent se dire les premiers mots de l'amour. Ils leurs montent aux lèvres, entre deux baisers, irrépressibles, jaillissants.
Marguerite Duras - Dis heures et demi du soir en été
Dossier : Ces classiques qui continuent d’inspirer l’école
Leurs noms s’affichent au fronton des établissements et leurs textes résonnent encore dans les classes. Si le cadre scolaire se transforme sous l’impulsion des nouvelles technologies, entre autres, les classiques, de Rousseau à Victor Hugo, ou de La Fontaine à Condorcet, tiennent toujours une bonne place dans la formation des élèves. Un anniversaire comme celui de Molière, largement fêté en 2022, nous rappelle combien certaines œuvres voyagent d’une génération à l’autre. Si leur présentation dans les manuels a varié au fil des époques, comme le souligne la chercheuse Isabelle Calleja-Roque (Université de Grenoble Alpes), les personnages de l’Avare, du Bourgeois Gentilhomme et du Malade Imaginaire font toujours rire les élèves.
Mais l’héritage des classiques n’est pas seulement matière à lecture, à récitations ou à explications de textes. Il est aussi source d’inspiration pour les enseignants et les éducateurs qui veulent repenser la pédagogie. Ceux-ci redécouvrent par exemple la modernité de Condorcet, dans ses invitations à éviter la compétition, que nous rappelle le spécialiste en philosophie de l’éducation Eirick Prairat (Université de Lorraine).
À une époque où l’on parle beaucoup de classe en plein air, la parole de Rousseau, vantant l’expérimentation et la confrontation à la nature, rencontre aussi un nouvel écho, interrogeant nos dépendances aux outils numériques, comme l’explique Mazarine Pingeot (Sciences Po Bordeaux), ou certaines images illusoires de la jeunesse, pointées dans le dernier ouvrage de la philosophe Susan Neiman.
Enfin, dans cette sélection d’analyses des auteurs et autrices de The Conversation, Michel Manson (Université Sorbonne Paris-Nord) relit le célèbre passage des Misérables de Victor Hugo sur la poupée de Cosette pour nous montrer comment la forme même du roman peut renouveler et enrichir nos visions de l’enfance
Pourquoi lit-on autant les « Fables » de La Fontaine à l’école ?

Dans leur parcours du CP au bac, tous les élèves croisent au moins une fois les héros de La Fontaine au gré d’une récitation ou d’une explication de texte. Comment interpréter une telle postérité ?
Comment l'école a façonné l'image de Molière

En quoi le Molière enseigné à nos grands-parents n’est-il plus tout à fait le même que celui qu’on présente aux élèves d’aujourd’hui ? Explications à l’occasion des 400 ans de sa naissance.
Enseigner l’autonomie : les leçons de Rousseau face à notre monde en réseau
À l’heure où les algorithmes gouvernent nos vies sociales et où les technologies font écran au monde, ne faudrait-il pas relire les textes de Rousseau concernant l’apprentissage de l’autonomie ?
Ce que Condorcet a encore à nous dire sur l’éducation

Retour sur la pensée de Condorcet, homme des Lumières, défenseur de l'égalité d'instruction entre filles et garçons.
La poupée de Cosette : quand Victor Hugo soulignait l'importance du jeu pour les enfants

Pour la fameuse scène de Cosette et de sa poupée dans « Les Misérables », Victor Hugo s’est inspiré de son expérience de père de famille et propose une fine analyse psychologique de l’enfance.
Apprendre à « grandir », un combat à mener avec Susan Neiman
Dans une société hantée par le jeunisme et l’ombre de Peter Pan, la philosophe Susan Neiman invite à combattre la peur de grandir pour passer du monde de l’illusoire à la réalisation de soi.
Aurélie Djavadi, Cheffe de rubrique Education, The Conversation
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Dossier : Ces classiques qui continuent d'inspirer l'école
De Rousseau à Victor Hugo, de La Fontaine à Condorcet, retour sur quelques-uns de ces classiques qui nourrissent la formation des élèves comme notre vision de l'enfance, avec une sélection d'a...
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Coup de coeur... Brigitte Giraud...
On est en famille, on s’engueule, on se toise, on s’insulte en secret parfois, à cause des convictions politiques, à cause de cette incompatibilité. Avec l’amour qui va avec, ça fait une mer agitée. On monte au créneau, souvent on n’en croit pas ses oreilles, mais on trinque à l’anniversaire du petit dernier. On parvient à sauver cela. On se dit des phrases sèches, on ne se comprend pas, ça tangue sévèrement quand l’un des deux défend son opinion, on se vole dans les plumes, et pourtant on se concerte pour le cadeau des parents. On passe sur les entêtements, les égarements, on ferme les yeux sur les choix de vie, on est tolérant. C’est le mot sacré, la tolérance. On tolère parce que frère et sœur.
(...)
Les Parisiens ne le savent pas, mais pour les provinciaux, prendre un simple billet de train et trouver un lit à Paris représente un petit tour de force. Pour dormir chez des amis, encore faut-il avoir des amis dans la capitale, plutôt du côté de Bastille que de Sartrouville, et pas trop pourvus d'enfants. Comme je n'avais publié qu'un livre, je ne connaissais pour ainsi dire personne dans le milieu, en tout cas pas suffisamment pour espérer une proposition d'héber-gement. Ce qui par la suite m'a toujours considérablement gênée, de dormir dans le canapé du salon, surtout de devoir montrer ma tête du matin, tellement différente de celle du soir, d'imposer ma présence dans la douche et d'accéder à l'intimité de ces amis, mes amis de Paris, hélas invisibles le reste du temps, et que mes amis de Lyon ne rencontreront jamais. (Enfin, sauf le jour des obsèques.)
Mon éditeur m'avait proposé de me réserver une chambre d'hôtel, cela me revient, puisqu'il me fallait arriver chez Stock aux alentours de dix heures, et qu'en venant de Lyon ça me faisait lever aux aurores. Comme j'avais imposé ce changement de date, je ne pouvais pas demander à dédicacer plutôt l'après-midi. J'allais me faire conciliante et je déclinais la chambre d'hôtel dont je savais qu'elle occasionnerait des frais, déjà qu'on devait me payer un billet de train. Je n'ai jamais aimé cette distinction, qui fait des écrivains provinciaux des pourvoyeurs de notes de frais, c'est déjà bien assez compliqué d'être étiqueté régional, disons que les choses ont changé, mais à l'époque, un écrivain ça habitait Paris, ça passait chez son éditeur en allant au marché, en toute désinvolture. Moi j'étais toujours celle qui avait un train, cadrée par des horaires. Quand on ne savait plus quoi me dire, on me demandait si j'avais un train, ça faisait un sujet de conversation. Quand un apéro s'improvisait, je ne pouvais jamais en être parce que le dernier train, gare de Lyon, partait à 19 h 58. Combien de fois je suis arrivée en courant sous le panneau d'affichage.
Brigitte Giraud - Vivre vite
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Brigitte Giraud : "La retenue est ce qui me touche le plus dans le monde"
L'autrice Brigitte Giraud revient sur son parcours, en tant qu'écrivaine et musicophile. Élevée par le rock, elle évoque son importance et l'indispensable écoute du corps, au micro d'Arnaud La...
Cécile Alduy, sémiologue : « Le discours de LR sur l’immigration est un copier-coller presque complet du RN »
EXTRAITS
« Déconstruction de l’Etat de droit », « émancipation des contre-pouvoirs », idée d’un « Etat profond »… Les propositions du parti Les Républicains relèvent d’« un populisme à tendance illibérale », décrypte la professeure à l’université Stanford dans un entretien au « Monde ».
Pour la sémiologue Cécile Alduy, professeure à Stanford (Californie) et chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po, les récentes propositions du parti Les Républicains (LR) sur l’immigration le rapprochent fortement du Rassemblement national (RN). Mais les deux partis conservent une différence dans la conception de la citoyenneté française, juge l’autrice de Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Seuil, 2015).
En quoi les mots et propositions de LR sur l’immigration et l’Etat de droit se rapprochent-ils de ceux du Rassemblement national ?
Le discours coche tous les clichés lexicaux diffusés par Jean-Marie Le Pen dans les années 1990 : « submersion migratoire », « immigration incontrôlée », « immigration de masse », la « décadence » de la France. C’est le b.a.-ba du bréviaire lepéniste. Le volet programmatique est un copier-coller presque complet. Le plus surprenant, venant de la droite, est l’adoption du changement de la Constitution et l’abolition de ce que LR qualifie de « cours suprêmes ».
La sortie de la Convention européenne des droits de l’homme est inscrite dans le programme du Front national [ancien nom du RN] depuis longtemps. La déconstruction de l’Etat de droit et l’émancipation des contre-pouvoirs constituent une étape sérieuse et grave dans l’évolution d’un parti qui a donné des membres éminents au Conseil constitutionnel. Quant à l’idée d’un « Etat profond », elle se rapproche davantage de la rhétorique trumpienne que lepéniste. C’est un populisme à tendance illibérale, qui s’inscrit dans une tendance plus large en Europe.
(...)
Subsiste-t-il néanmoins des différences avec le programme et le discours du Rassemblement national ?
Le programme de LR relève d’une pensée magique, celle de construire une forteresse dissuasive. Il n’a pas le même ressort populiste et xénophobe que celui du RN, qui construit l’opposition entre « nous » et « eux ». La priorité nationale, c’est l’aspect programmatique du RN consistant à opposer des catégories de population qui habitent en France. Il sous-entend que certains habitants volent le pain ou l’emploi des autres.
(...)
Cette proposition expose les présupposés ethnicisants du RN. Il y a donc une différence de nature entre LR et le RN, avec une vision assimilationniste d’un côté, et, de l’autre, la restriction de l’identité aux Français nés de Français. S’il existe un vaste espace de recoupement entre les deux programmes, il demeure une petite marge propre au RN : la définition par le sang de l’identité nationale.
Le Lagarde et Michard...
Celles et ceux de ma génération - je suis né en 1958 – se souviennent des longues heures passées à étudier des extraits d’œuvres littéraires dans le Lagarde et Michard. Un manuel qui saucissonnait les romans, les pièces de théâtre, parfois même les poèmes. Ce découpage me semblait criminel. Donnerait-on à observer la moitié d’un Rubens, les deux tiers d’un Cézanne, les trois quarts d’un Picasso ? Messieurs Lagarde et Michard, que je ne connaissais pas, avaient pris soin de collationner des « morceaux choisis » et, après chacun d’entre eux, d’y ajouter quelques questions et exercices d’une stupidité rare. Combien de fois ai-je pesté contre tout cela !
« Divisez le texte en trois parties et donnez un titre à chacune d’entre elles … » Mais il y a DEJA un titre ! Et puis ces trois parties ! Pourquoi pas deux ou quatre ou six ? Mes « parties », je les imaginais, j’arrêtais ma lecture quand bon me semblait, où bon me semblait pour la reprendre si bon me semblait. Que je me suis ennuyé à tronçonner des œuvres réduites en morceaux par ces messieurs Lagarde et Michard ! Je les haïssais !
Mais il y avait pire !
« Que veut dire l’auteur ligne 23 paragraphe 2 ? »… Ah non ! Cà, je ne pouvais pas ! Je protestais à haute voix ! « L’auteur ne VEUT pas dire ! Il DIT ! ». Pourquoi à tout prix faire - souvent mal - dire à un écrivain illustre ce qu’il avait si joliment écrit, offrant à son lecteur l’occasion privilégiée de quitter l’endroit choisi pour passer quelque temps à lire. Simplement lire !
Je me souviens aussi de cet exercice – qui existe encore :
« Imaginez le dialogue entre les deux personnages – Lignes 12 à 32 ». Pourquoi diable imposer à de jeunes esprits ce stupide travail consistant à mettre dans la bouche des héros des mots qu’ils n’auraient jamais prononcés ! Quand l’auteur, à ce moment du livre, ne veut pas leur donner la parole. « Fichons la paix aux écrivains ! » ai-je dit un jour à un de mes professeurs. Ce devait être en seconde. Deux heures de colle ! J’ai passé beaucoup de temps en permanence. Ce qui me permettait de lire sans découper les œuvres…
La seule joie que me procurait le Lagarde et Michard étaient les illustrations : reproductions de tableaux, photographies.
Voici par exemple le Lagarde et Michard, édition 1969… Année érotique d'après Gainsbourg… Il est une chose certaine : le Lagarde et Michard 1969 n'avait rien, mais vraiment rien, d'érotique ! Quoi que… Feuilletant l'ouvrage d'un doigt distrait, je retrouve le sourire de Micheline Boudet page 257, dans Le Bourgeois Gentilhomme ! Et que dire du décolleté de la même, page 273, dans Le Malade Imaginaire, au côté d'un Jean Piat, la lèvre toujours sensuellement humide et ne sachant où donner de la prunelle !
Prunelle que je prends le temps de jeter, aussi, au bas des textes. Force est de constater la répétition des questions, les mêmes qu'en 1948 dans le Chevaillier, Audiat et Aumeunier… Pourquoi ?... Comment ?... Quel sentiment ?... Relevez… Dieu que j'ai pu « relever » ! Distinguez les trois parties du récit, comme je viens de m’en souvenir…
Mais voici la question 6, page 219 :
« Quelle doit être, à votre avis, l'attitude d'Elise ? »
Je ne voulais surtout pas donner mon avis sur l'attitude d'Elise, moi ! Je voulais qu'Elise m'emmène avec elle, qu'elle ait l'attitude de son choix, qu'elle me parle, m'aime, m'embrasse ou me gronde, bref qu'elle vive sa vie ! J'aurais adoré écrire à Elise… Pourquoi diable Lagarde et Michard voulaient-ils à tout prix me faire dire des choses que je ne voulais pas dire ? Que je n'avais pas à dire !
Elise, je la voulais libre ! Libre d'être ce que le texte nous donnait à rêver et non ce qu'il nous était imposé de penser ! « Quelle doit être, à votre avis, l’attitude d’Elise ? »… Question idiote !
Hélas, notre Ministère de l’Education Nationale semble apprécier ce temps passé. Il ne fut pour moi et pour l’immense majorité de mes condisciples que du temps perdu. Ce n’est pas ainsi que j’ai été initié à l’amour de la lecture, ni à celui des grands auteurs.
Enfant, puis adolescent, j’avais « mon » Camus… Celui commençant « Noces » par ces mots :
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. »
Pourquoi vouloir « faire dire » autre chose à Camus que ces mots-là ? Chacun d’entre eux porte la lumière tragiquement sublime de l’Algérie. Sa lumière, ses couleurs, ses parfums. Tout est là ! Et la mer, chevalier protecteur d’une Histoire multi millénaire. En lisant ces lignes, j’épousais le monde !
« Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d’épuisement et d’ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m’étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais » écrit encore Camus, dans « Retour à Tipasa ».
Et de conclure - mais l’écrivain ne conclut jamais – dans « La mer au plus près »:
«J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal. »
Laissons aux enfants le plaisir d’aimer, non pas la lecture, mais les mots qu’ils liront.
Oui vraiment, un bonheur royal !
Christophe Chartreux