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Vivement l'Ecole!

jeunesse

Les trajectoires scolaires des jeunes des quartiers populaires, entre parcours d’obstacles et aspirations à la réussite

30 Novembre 2022 , Rédigé par The Conversation Publié dans #Education, #Jeunesse

Les trajectoires scolaires des jeunes des quartiers populaires, entre  parcours d'obstacles et aspirations à la réussite

Les trajectoires scolaires des jeunes des quartiers populaires, entre parcours d’obstacles et aspirations à la réussite
Jeanne Demoulin, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Leila Frouillou, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Quel est le rapport des jeunes de quartiers populaires à l’école ? Comment ces personnes racontent-elles leur orientation scolaire quand les difficultés économiques limitent le champ des possibles ? Que signifie à leurs yeux « réussir », et quel rôle leur scolarité joue-t-elle dans cette trajectoire ? Ce sont des questions que nous avons documentées au cours de la recherche participative Pop-Part (2017-2022), qui portait plus largement sur les pratiques et les représentations des jeunes de quartiers populaires dans dix villes franciliennes.

L’analyse des données recueillies lors d’entretiens semi-directifs conduits dans deux de ces villes, Corbeil-Essonnes (11 entretiens) et Pantin (13 entretiens) nous aide à comprendre comment ces jeunes font face de manière très diversifiée à l’injonction actuelle d’être « entrepreneur de soi-même », dans le contexte de la « nouvelle école capitaliste ». Cette méthode nous permet de tenir compte à la fois de leurs trajectoires objectives, mais aussi de la manière dont elles nous sont présentées en entretien.

Orientations subies et stratégies

Certaines des personnes interrogées insistent sur leurs difficultés, leurs incertitudes, les contraintes qui pèsent sur elles (injustices, discriminations, orientations subies…). D’autres se montrent très sûres d’elles, racontent comment elles ont développé des stratégies pour passer avec succès les étapes leur permettant de « réussir » leurs études (en évitant des établissements aux faibles taux de réussite ou à la mauvaise réputation, en faisant des choix d’orientations dans des secteurs vus comme favorables à l’insertion professionnelle…).

Par exemple, alors que l’un (Mathieu, 23 ans, Pantin) se raconte comme un « homme d’affaires », qui maîtrise sa trajectoire et met tout en œuvre pour, in fine, vivre de sa passion, la photo, une autre (Chaïma, 21 ans, Corbeil-Essonnes) relate son orientation subie, l’arrêt de ses études pour aider financièrement sa famille, et évoque longuement les discriminations liées au port du voile au lycée puis dans le monde professionnel.

Ces variations s’expliquent par la diversité de la jeunesse des quartiers populaires, constituée d’individus aux positions sociales hétérogènes, du point de vue de l’âge, du genre, des situations économiques et familiales, mais aussi du parcours migratoire et de la religion. Elles révèlent le clivage entre les classes populaires stabilisées par l’emploi, et celles plus précaires aux situations parentales marquées par le handicap, les maladies professionnelles, le chômage, les séparations des parents, etc.

Alors que ces jeunes partagent une expérience commune des inégalités et de la stigmatisation (territoriale, raciale, religieuse…), elles et ils font ainsi preuve d’une plus ou moins grande capacité à réinterpréter les contraintes en opportunité pour se sentir et se dire maîtres ou maîtresses de leur trajectoire et, partant, pour se conformer à ce que le système scolaire attend des élèves.

Un parcours d’obstacles

Venir de la classe populaire, habiter un quartier populaire, être racisée ou racisé, mais aussi, pour certaines, être une femme, constituent autant de stigmates qui impliquent pour les personnes qui en sont porteuses de montrer qu’elles sont en capacité de « s’en sortir malgré tout ».

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Si le poids de ces stigmates n’est pas également mis en avant dans les récits recueillis, il apparaît systématiquement, comme une toile de fond qui conditionne le rapport à la scolarité. Qu’elles soient racontées sur le mode de la maîtrise ou en soulignant leur caractère subi, les trajectoires ont dès lors en commun de ressembler à un parcours d’obstacles.

Certains jeunes subissent leurs trajectoires et les présentent comme telles, en mettant notamment en scène l’opposition entre leur volonté individuelle et la volonté de l’institution scolaire. D’autres ont dû faire face à de multiples reprises à des orientations subies, mais ne les présentent pas de cette façon et soulignent, par exemple, l’intérêt des filières professionnelles ou celui des affectations APB ou Parcoursup. D’autres enfin racontent les grands plans d’orientation mis en œuvre et l’énergie débordante déployée pour développer des tactiques ou des stratégies scolaires leur permettant de naviguer contre les itinéraires scolaires auxquels elles et ils étaient a priori destinés au vu de leurs caractéristiques sociales.

« Jeunes de quartiers, le pouvoir des mots », Jeanne Demoulin et Bénédicte Madelin, collectif Pop-part (Observatoire régional de l’intégration et de la ville, 2022).

Un obstacle majeur que l’on aurait pu attendre, celui des conditions matérielles (logement, mobilités, ressources économiques), est le plus souvent masqué dans les récits. On peut interpréter comme de la pudeur, la discrétion à ce sujet étant commune aux réponses tout au long de la recherche. On peut y lire aussi la volonté de ne pas se présenter comme victime mais plutôt comme actrice ou acteur de sa trajectoire. Or, ces trajectoires sont marquées par une précarité économique plus ou moins forte, qui limite l’espace des possibles scolaires et professionnels.

Définir la réussite

La scolarité apparaît pour toutes les personnes interrogées comme un passage obligé, qui sera considéré comme réussi dans la mesure où il leur aura permis d’accéder à l’avenir rêvé.

Dans leurs discours, le plaisir et l’intérêt viennent après, une fois les bancs de l’école derrière elles. La réussite se caractérise alors par une vie libérée des contraintes institutionnelles auxquelles elles ont dû faire face durant leur scolarité. Si l’avenir idéal est décrit différemment suivant les positions sociales des jeunes, des traits communs apparaissent. Ainsi, le triptyque famille -logement-travail constitue un socle commun des critères de réussite, même si les contours (nombre d’enfants, type de logement, nature du travail) varient.

Boubacar (23 ans, résidant à Corbeil-Essonnes) place par exemple ce triptyque – « travailler […] prend(re) (s)on appartement […] fai(re) sa vie avec (s)a femme » – comme horizon pour sortir de sa condition actuelle, pour « se sortir de là ». Oumy (20 ans, résidant à Corbeil-Essonnes) a une vision plus précise de son idéal, qui repose néanmoins sur cette même base : « ouvrir ma propre entreprise dans un quartier ou un (autre) pays », être « quelqu’un qui se fait respecter […] qui a eu un lourd passé au niveau travail et qui s’en sort », « mariée avec trois enfants maximum ».

À l’instar des projets d’Oumy, monter son entreprise est souvent présenté comme un horizon libérateur, permettant de choisir le domaine dans lequel on travaille, la manière dont on organise son travail et le lieu où l’on travaille. Une telle projection dans l’entrepreneuriat permet de déconstruire une lecture fataliste, dans laquelle la trajectoire serait tracée d’avance par des mécanismes de domination socio-économiques, et d’ouvrir des possibles.

Dans tous les cas, l’enjeu n’est pas alors d’abord de correspondre aux critères dominants de la réussite sociale, mais d’être bien, de ne pas avoir à renier ses convictions, d’avoir choisi sa situation, même si elle ne correspond pas à une trajectoire d’ascension sociale ou n’est que faiblement désirable socialement.

Les récits des jeunes de quartiers populaires enquêtés montrent ainsi combien la négociation avec les normes sociales de « réussite » professionnelle ou familiale se construit au singulier et au quotidien. Cette négociation interroge les formes de requalifications (matérielles et symboliques) dans les quartiers populaires, parfois paradoxales dans leur relatif ajustement aux discours dominants sur la réussite individuelle.


Ce texte a été rédigé par Jeanne Demoulin et Leïla Frouillou avec le Collectif Pop-Part.The Conversation

Jeanne Demoulin, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Leila Frouillou, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Abstention, extrême droite... Qu'avons-nous raté ?

29 Novembre 2022 , Rédigé par christophe Publié dans #Education, #Politique, #Jeunesse

Abstention, extrême droite... Qu'avons-nous raté ?

Deux chiffres retiennent depuis quelques années mon attention et avivent mes angoisses, provoquent un questionnement. Le chiffre de l'abstention de plus en plus important à chaque échéance électorale avec parmi ces abstentionnistes un nombre très conséquent de jeunes. Et un autre annonçant régulièrement que Marine Le Pen ferait le plein des voix chez les 18-22 ans.

Il est indéniable qu'une partie importante de la jeunesse de ce pays est "au mieux" complètement démotivée, au pire attirée par les extrêmes, notamment l'extrême droite.

Comment cette génération de 18-22 ans, et en élargissant à 18-30 ans pour les abstentionnistes, COMMENT ces jeunes passés par l'Ecole, passés devant des professeurs véhiculant d'autres valeurs que celles déversées par le Rassemblement National, peuvent-ils aujourd'hui tendre une oreille attentive à un discours de haine ?

En clair, qu'avons-nous raté ?

Les gouvernants et Ministres qui ont occupé le bureau de la Rue de Grenelle n'ont, dans leur quasi-totalité, pas compris qu'un ascenseur social en panne, et qu'on ne fait rien pour réparer, qu'on rafistole, offre à ceux qui en sont prisonniers des occasions multiples de TOUT tenter pour échapper au piège. Dans ce "TOUT", il y a les extrêmes populistes prompts à récupérer les égarés, les oubliés, les ghettoïsés, les délaissés. Tous ceux qui à défaut de se glisser dans le moule préfabriqué -mais pas pour eux- de la "machine-école" iront se vautrer innocemment dans la démagogie du Rassemblement National ou resteront au fond de leur lit les jours d'élection.

Les locataires de la Rue de Grenelle, et je le dis sans esprit de provocation, nos syndicats aussi parfois, ont laissé l'Ecole au milieu d'un gué balayé, submergé par les "valeurs" marchandes. N'avez-vous jamais été choqué de constater que le premier reportage des télévisions françaises présentant la rentrée scolaire soit tourné dans une grande surface ? Le premier geste de la rentrée scolaire est devenu d'abord un geste d'achat, concession faite -une de plus- à la société de consommation, de mauvaise consommation, de gaspillage dans la plupart des cas. Jamais je n'ai entendu un Ministre ou un responsable syndical pester contre ces habitudes.

L'Ecole a cédé. Oh j'entends bien sûr d'ici les déclinologues entonner leurs antiennes. Je ne vais pas ici les énumérer. On ne les connait que trop et elles se trompent souvent de cibles, toujours de méthodes. L'Ecole a cédé, non pas aux pédagogues (bien au contraire hélas !), non pas à un quelconque oubli de l'apprentissage des valeurs républicaines, non pas non plus à un "modernisme" qui l'obligerait à regretter l'encre, les pleins et déliés ou la blouse grise. Non.

L'Ecole a fait le choix de l'immobilisme plutôt que celui la résistance active qu'il aurait fallu opposer -que certains opposent contre vents et marées- au diktat des évaluations à outrance, au diktat de l'empilement de réformettes indigestes, mal choisies, mal mises en place. Au diktat de la vitesse et du "trop plein", car il faut toujours en faire plus, plus vite et avec moins. Toujours remplir nos jeunes cervelles. Du moins remplir celles qui acceptent les grandes quantités... Au diktat de la lâcheté alors que la vérité obligeait à reconnaître que nos programmes scolaires sont à refonder, à relier. Au diktat d'une pensée unique consistant à nous arc-bouter sur l'illusion que notre Ecole française serait la meilleure du monde. Au diktat des tenants d'un système transformant la nécessaire SELECTION en une sélection sociale depuis la maternelle jusqu'à l'Université. Le regretté Richard Descoings aurait pu témoigner encore des difficultés qu'il éprouva à faire admettre au Conseil d'Administration de Sciences-Po qu'ouvrir la prestigieuse maison de la rue Saint Guillaume aux élèves de ZEP fut un chemin de Croix. En France l'élitisme est une vertu. Hélas on n'en regarde que ceux qui en bénéficient. Plus rarement ceux qui échouent, qui échouent très tôt, qui échouent dès la maternelle puis toute leur vie. Dès le plus jeune âge en France, certains sont en échec dès l'aube de leur "métier d'élève". Les futurs désespérés sont très bien "formés" en France...

Et ce sont ces cohortes d'abandonnés d'un système qui ne veut pas se réformer ou se réforme mal qui iront demain glisser dans l'urne un bulletin RN. Oh pas par amour immodéré des thèses du parti de Marine Le Pen. Mais plutôt par dépit. Par dégoût. Par fatalisme. Pour dire qu'il ne leur reste que ça. Pour se "venger" peut-être. Et tous ceux aussi qui n'iront pas voter du tout, écœurés, découragés...

Jusqu'à quand allons-nous "rater" nos élèves ?... Après la catastrophe, il sera trop tard pour nous.

Mais plus encore pour eux !

Christophe Chartreux

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Comment sensibiliser les jeunes aux dangers de l’alcool sur les réseaux sociaux ?

3 Novembre 2022 , Rédigé par The Conversation Publié dans #Education, #Jeunesse

Comment sensibiliser les jeunes aux dangers de l’alcool sur les réseaux sociaux ?
Campagne de communication sur les conduites addictives lancée en 2018. Département des Alpes-Maritimes
Jesús Bermejo-Berros, Universidad de Valladolid

L’alcool est très représenté sur les réseaux sociaux, associé à des scènes de divertissement, que les jeunes observent et partagent à leur tour. Cette présence contribue à banaliser l’alcool dans la vie des jeunes et à cacher les effets pernicieux de son abus.

Les campagnes anti-alcool qui s’adressent aux jeunes, qu’elles mobilisent des moyens de communication traditionnels ou misent sur les réseaux sociaux, sont peu efficaces lorsqu’il s’agit d’inciter à des comportements sains en matière de consommation. Comme l’ont démontré diverses études scientifiques, les jeunes, tout en connaissant les effets dangereux de l’alcool, ont plutôt tendance à adopter des attitudes de résistance et des réponses défensives face aux messages institutionnels.

Campagne « À ta santé », dans la Ville de Rennes, en 2011.

Il semble donc nécessaire de trouver de nouvelles stratégies de communication pour transmettre les ressources de prévention nécessaires aux jeunes et les aider à prendre conscience des comportements favorisant la consommation d’alcool.

Préoccupée par cette situation, Addict Aide (une organisation française mobilisée contre les problèmes d’alcoolisme) a lancé sur les réseaux sociaux avec l’agence BETC une campagne originale, « Like my addiction », dans le dessein de montrer combien il est facile d’ignorer les signes de l’alcoolodépendance. Dans cette campagne, Louise Delage, une jeune Parisienne de 25 ans, s’est créé un profil sur Instagram. Ses photos avaient des légendes simples, comme « moment de détente avec les amis », « en train de danser ». Les usagers d’Instagram qui voyaient ce profil ne savaient pas qu’il s’agissait d’une campagne. En un mois seulement, Louise avait déjà 65 000 followers et ses photos avaient reçu 50 000 likes.

Cependant, dans son dernier post, les usagers ont découvert qu’il s’agissait d’un compte fictif dont le but était de montrer « une personne que les gens connaissaient au quotidien, mais dont ils n’avaient soupçonné à aucun moment qu’elle était alcoolodépendante ». En effet, dans chacun de ses 150 posts, Louise Delage apparaissait avec un verre d’alcool. Le but de cette campagne était de servir de « révélateur » aux problèmes d’addiction.

Groupes de discussion

La campagne de BETC a indéniablement eu des répercussions au vu du nombre massif de « likes » qu’elle a généré sur Instagram. Cependant, récemment encore, nous ne mesurions pas exactement dans quelle mesure elle avait pu contribuer à combattre l’addiction à l’alcool, ni si cette forme de communication alternative aux campagnes traditionnelles pouvait aider à freiner l’influence pernicieuse des images liées à l’alcool circulant en ligne.

Louise Delage, fausse alcoolique, mais vraie campagne contre l’addiction (FranceInfo, 2016).

Selon les résultats d’une recherche que nous venons de publier, ce type d’approche peut aider à mieux préparer les jeunes à identifier la présence d’alcool sur les réseaux sociaux, à être critiques sur les intentions des images qu’ils voient défiler et à adopter des comportements plus sains.

Un total de 124 jeunes (71 femmes et 53 hommes) âgés de 19 à 25 ans, inscrits sur Instagram, et ne connaissant pas cette campagne de « Like my addiction », ont participé pendant trois semaines à l’expérience que nous leur avons proposée. Celle-ci s’est déroulée dans le Laboratoire LipsiMedia de l’Université de Valladolid.

Dans une première phase, de nombreuses variables ont été testées, montrant que la présence de l’alcool sur les photos de Louise Delage postées sur Instagram échappe à la plupart des participants. Par ailleurs, ceux-ci croient, en général, qu’inclure, sur les réseaux sociaux, l’alcool dans des scènes de divertissement et de bonheur n’a pas d’effet sur les conduites quotidiennes de ceux qui ont vu ces images.

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Dans une deuxième phase de la recherche, les jeunes ont été divisés en deux groupes. Un groupe (contrôle) a participé à une mise en commun lors de laquelle on l’a d’emblée informé des dessous et des spécificités de la campagne « Like my addiction » ; on a aussi montré à ceux qui y ont participé des images de campagnes institutionnelles, puis se sont tenues des conversations permettant à tous et toutes de partager leurs opinions au sujet de l’alcoolisme sur les réseaux sociaux.

Avec le second groupe, sur une durée équivalente, le formateur a également instauré une dynamique interactive mais en utilisant une autre procédure, dite méthode dialogico-critique. En quatre étapes, au fil de questions suscitant la curiosité et la réflexion des candidats sur le dispositif d’images, il s’agissait d’amener les membres du groupe à déceler par eux-mêmes la présence d’alcool sur les photos de Louise Delage, à démonter les ressorts de cette influence et comprendre comment l’alcool, à leur insu, pouvait s’imposer dans leur esprit comme quelque chose de positif.

Construire des récits

Dans une troisième et dernière phase, on a évalué les comportements sur Instagram de tous les participants pendant une semaine suite à la session formative. Les résultats montrent que, alors que les jeunes du groupe contrôle (conversationnel) n’ont pas changé leur attitude sur Instagram, les participants du groupe dialogico-critique ont, eux, modifié de manière significative leur conduite sur ce réseau social. Ils justifient ce changement en affirmant que l’expérience autour de la campagne « Like my addiction » a déclenché chez eux une prise de conscience et que, désormais, ils prêtent plus d’attention à ce qu’ils font sur Instagram, aux « likes » qu’ils attribuent et à ce qu’ils partagent.

Tout cela est confirmé par l’analyse de leur conduite réelle sur Instagram pendant les semaines qui ont suivi la période formative.

En conclusion, cette étude scientifique montre que, pour prévenir les jeunes des effets pernicieux de l’alcool, on ne peut s’arrêter à des campagnes institutionnelles montrant soit les conséquences négatives, soit des messages moralisateurs ou en appelant à la responsabilité (selon une stratégie de « push » marketing). La voie suggérée par cette recherche du Laboratoire LipsiMedia est d’utiliser des campagnes qui construisent des récits pouvant attirer les jeunes, au moyen d’une méthode éducative interactive simple et efficace qui capte leur intérêt, incite à la réflexion et à un changement de conduite (selon une stratégie de « pull » marketing).

Cette méthode peut être mobilisée dans la lutte contre la dépendance à l’alcool et est utile pour les institutions publiques chargées de la prévention des conduites addictives et de l’éducation à la santé.


La version initiale du texte a été traduite par Patricia Couderchon, professeur certifié d’espagnol et de FLE.The Conversation

Jesús Bermejo-Berros, Catedrático de Comunicación Audiovisual y Publicidad en la Universidad de Valladolid y Director del Laboratorio LipsiMedia Ad-Lab, Universidad de Valladolid

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Ados en burn-out...

21 Octobre 2022 , Rédigé par France Culture Publié dans #Education, #Jeunesse

le phénomène de l'épuisement professionnel chez l'adolescent

Soumis à la pression scolaire, sociale et familiale, de plus en plus d’adolescents s’enfoncent dans une souffrance physique et psychologique inédite. Émilie, 15 ans et hospitalisée pour "burn-out", raconte.

Émilie est élève en première S dans un lycée de la région parisienne. Bien qu’elle soit bonne élève, ses parents la poussent à en faire toujours plus. 

"Quand je n’avais pas la meilleure note, je me disais que j’étais nulle, que je ne réussirai jamais."

Un jour, Émilie craque. Elle est épuisée, ne se sent plus capable d’aller au lycée. Avant la rentrée scolaire, elle est hospitalisée dans un centre qui prend en charge les pathologies propres aux adolescents de 12 à 17 ans. 

"J’ai l’impression d’être adulte dans ma tête, de ne pas avoir eu d’enfance." 

Notre productrice a suivi Émilie pendant les trois semaines qu’a duré son hospitalisation. L’adolescente raconte les ateliers de thérapie, les entretiens, ses doutes et ses envies. 

Reportage : Olivia Müller

Réalisation : Cécile Laffon

Merci à Émilie, au Dr Pauline Muffang, à Ludovic, Michel, Alizata, Florian Hutter, aux jeunes patients du Ccasa, Paul et Sandra.

Chanson de fin : "Lola" par The Raincoats - Album : The Raincoats - Label : ‎Rough Trade‎.

Playlist à emporter

En cliquant sur "Ajouter à..." vous pourrez récupérer tout ou partie de la playlist de cette émission sur Spotify, Deezer ou Youtube.

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Dans les campagnes, pourquoi les jeunes se détournent-ils des lieux publics ?

6 Octobre 2022 , Rédigé par The Conversation Publié dans #Education, #Jeunesse

La place des jeunes dans les territoires ruraux | Le Conseil économique  social et environnemental

Dans les campagnes, pourquoi les jeunes se détournent-ils des lieux publics ?
Clément Reversé, Université de Bordeaux

Des bourgs vides, des lieux publics que les nouvelles générations ne fréquentent plus, un esprit de village qui se perd : si ces images sont loin de correspondre tout à fait à la réalité, elles sont très présentes dans les discours qui circulent sur les campagnes. Avec une telle représentation s’impose l’idée que les jeunes fuiraient ces espaces publics. Or les choses sont bien plus complexes et, pour les saisir, il faut se pencher sur l’incompréhension sur laquelle elles reposent.

Si la jeunesse animait, il y a plusieurs décennies, l’espace public des bourgs et des campagnes, on ne la verrait plus beaucoup dans les cafés ni dans les bars, très peu également dans les lieux associatifs ou lorsque sont organisés des évènements politiques. C’est le constat que partagent de nombreux élus et habitants rencontrés dans le cadre d’une thèse de sociologie portant sur les jeunes ruraux, menée entre 2017 et 2021. On peut certes faire l’hypothèse que la fragmentation du marché de l’emploi en milieu rural a contribué à cette évolution, néanmoins, tout un faisceau d’autres raisons entre en ligne de compte pour expliquer ce phénomène.

Dans les politiques publiques actuelles, la jeunesse est envisagée comme une ressource nécessaire à la survie des campagnes. Sur ses épaules reposeraient l’avenir, l’emploi, la solidarité, le renouveau de « l’esprit de village » ; en bref, le domaine du possible. Dans cette perspective, leur non-implication dans la vie locale serait une problématique importante. Cependant, si la jeunesse est vue comme une promesse de jours meilleurs, elle n’est pas toujours accueillie à bras ouverts dans les campagnes et doit aussi faire face à une certaine méfiance. Elle serait synonyme de danger, de nuisances, soit d’un « ensauvagement » de la société et de ses mœurs.

Entre une ressource que l’on tient à garder « dans le coin » pour relancer ou pérenniser la vie locale et un groupe auquel on attache de nombreux stigmates négatifs, la jeunesse d’aujourd’hui doit faire face à une réelle restructuration des relations d’interconnaissances et à une mutation du sentiment de « chez-soi ».

La place de l’emploi

Le marché de l’emploi rural n’est plus celui d’une économie auto-centrée sur l’agriculture ou l’industrie. Au-delà des fermetures d’usines et de la technologisation d’une agriculture par conséquent moins demandeuse en main-d’œuvre, le secteur tertiaire, et plus particulièrement le domaine de l’emploi peu qualifié, se développe dans les espaces ruraux.

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Cette mutation de l’emploi implique plus de déplacements et limite l’entretien de relations au niveau local. Le rapport logique entre lieu de travail, lieu de résidence et lieu de sociabilité paraît de moins en moins évident. Le marché de l’emploi auquel accèdent les jeunes ne permet plus réellement de lier des relations « dans le coin » et de s’ancrer socialement dans son espace de vie.

Si les jeunes, et notamment les moins qualifiés, s’insèrent avec plus de facilité à la campagne qu’en ville, l’emploi disponible se précarise et est de plus en plus dominé par l’instabilité.

Or, la difficulté croissante d’accès à un CDI et l’enchaînement de plus en plus fréquent de petites missions d’intérim et de CDD courts limitent tout autant l’insertion professionnelle qu’elle rend complexe le tissage de réseaux amicaux. L’instabilité professionnelle croissante en milieu rural empêche – ou du moins restreint – l’insertion dans ces réseaux professionnels et amicaux.

Alors que l’emploi s’étiole et se parsème sur l’espace de vie local de ces jeunes, les relations sociales de proximité et d’intimité se restructurent à leur tour en des « îlots de sociabilités ». Le domicile parental garde alors une place centrale puisqu’il peut être un espace de repli face à l’espace public souvent perçu comme stigmatisant.

Des tensions générationnelles ?

La restructuration de l’emploi, si elle concourt à remodeler le sentiment d’appartenance à l’espace local, n’est pas la seule dimension à prendre en compte pour expliquer l’évitement par les 16-25 ans de l’espace public. Le regard qu’on porte sur eux a également un rôle à jouer.

L’accès massif à Internet et aux réseaux sociaux a permis à un nombre important de digital natives de partager des manières de sentir, de penser et d’agir plus ou moins formalisées. Le fait que la jeunesse rurale soit largement influencée par cette culture juvénile urbaine dominante pourrait fragiliser les relations avec les habitants plus âgés des espaces au sein desquels ils vivent.

Cependant, si l’introduction de la musique urbaine, rap ou hip-hop, a pu être perçue comme un marqueur de rupture générationnelle, cela ne fut-il pas également le cas par le passé avec l’arrivée des blousons noirs et des hippies chez les jeunes ruraux du quart de siècle des Trente Glorieuses ?

Valoriser les enquêtes ethnographiques dans la profusion des discours sur la ruralité (EcoSocio, Inrae).

Si rupture récente il y a, il faudrait plutôt la chercher ailleurs que dans ces marqueurs de « sous-culture ». Ce n’est pas tant que les jeunes ont changé, mais que la société entière mute, et donc avec elle les espaces ruraux, au sein desquels vivent ces jeunes en question. Dans l’ensemble, les jeunes ruraux déclarent plutôt bien vivre dans ces espaces : 92 % d’entre eux en ont une vision positive, 87 % voudraient y habiter et 72 % y travailler.

Ainsi, s’ils partagent des manières d’être, de se présenter et de consommer proches de leurs camarades urbains, ils partagent ce qu’ils considèrent être des valeurs communes à leurs aînés et portent bien souvent un discours fort dépréciatif envers les villes.

Si beaucoup évitent les espaces publics, ce n’est pas tant qu’ils s’en désintéressent, mais qu’une méfiance s’est installée. Cette défiance de l’espace public s’explique par crainte de ragots ou de commérages dans des espaces où l’interconnaissance est importante. Craignant d’être stigmatisés dans un espace où les réputations se font et se défont rapidement, les jeunes préfèrent rester dans le domaine privé. Les « débordements » de la jeunesse comme l’ivresse sur la voie publique, les fêtes ou bien encore les bagarres qui pouvaient autrefois être compris comme faisant partie de « l’ambiance » locale ou de « l’esprit du village » sont plutôt perçus aujourd’hui comme des marqueurs d’un « ensauvagement » de la jeunesse et des risques qui lui sont liés.

Les jeunes – dans un ensemble informe et parfois fantasmé – sont alors présentés comme fainéants, sans motivation alors que l’on se demande parallèlement pourquoi ils ne participent pas à la vie de la commune. S’écarter de l’espace public est compréhensible puisqu’ils préfèrent éviter une potentielle stigmatisation dans des espaces où tout le monde se connaît, ne serait-ce que de réputation.

Du public vers le privé

Est-ce à dire que les jeunes n’ont plus de vie sociale dans les villages ? Si les jeunes ont une tendance générale à éviter l’espace public, cela ne veut pas pour autant dire que les sociabilités rurales n’existent plus. En réalité elles se déplacent et se réorganisent autour de trois formes : « chez les uns les autres » ; autour du domicile familial et par l’utilisation large des réseaux sociaux et d’Internet.

Le domicile familial reste encore très largement l’espace où sont entretenues les relations amicales chez les jeunes. Les bars sont perçus comme « vieillots », voire stigmatisants, et les rencontres se cristallisent plutôt dans le cadre privé avec un groupe d’amis choisis plutôt qu’induit par la seule proximité géographique.

Peu de ces jeunes se trouvent être « des enracinés », attachés simplement à une terre et la population qui y vit. Le sentiment de « chez-soi » est vécu entre de petits îlots de sociabilité privée plutôt que dans l’espace public proche. L’accès à la voiture devient un enjeu essentiel tant pour l’insertion professionnelle que pour l’entretien et la pérennisation de son réseau amical.

Les jeunes n’ont pas disparu des campagnes, mais ce sont l’ensemble de l’espace public et des mobilités qui doivent aujourd’hui être repensés pour les aider à se réapproprier une place dans l’espace public.The Conversation

Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Explosion des gestes suicidaires des adolescentes depuis le Covid : un phénomène sans frontière qui demeure inexpliqué

4 Octobre 2022 , Rédigé par Liberation Publié dans #Education, #Jeunesse, #Femme

Suicide chez les adolescents : que faire ? quelle prévention ? | Santé  Magazine

Du Canada à l’Australie en passant par Hongkong, on constate, comme en France, une très forte croissance des gestes suicidaires recensés pour les filles de 10 à 19 ans depuis fin 2020. Alors que la hausse a été faible ou inexistante chez les adolescents. Les chercheurs restent prudents dans les hypothèses avancées pour expliquer ce phénomène.

Début 2022, Libération avait révélé que la hausse des gestes suicidaires enregistrée en France chez les adolescents et les jeunes adultes depuis fin 2020 était essentiellement portée par une progression inédite chez les adolescentes et les jeunes femmes (+27,7 % d’hospitalisations pour lésions auto-infligées chez les femmes âgées de 10 à 19 ans sur la période couvrant septembre 2020 à août 2021 comparée à l’année 2019). Fin septembre, un rapport de la Drees est venu confirmer les éléments que nous avions alors présentés.

Une très forte augmentation des pensées suicidaires et des tentatives de suicide chez les seules adolescentes et jeunes femmes avait déjà été rapportée aux Etats-Unis. Les centres de prévention des maladies avaient en effet observé «un bond de 50 %» des hospitalisations hebdomadaires pour tentatives de suicide chez les adolescentes entre février 2021 et mars 2021, par rapport la même période en 2019. Alors que le nombre d’hospitalisations pour les mêmes causes chez les adolescents demeurait stable sur la même période.

De nombreuses études scientifiques parues depuis un an démontrent que ces deux pays ne sont pas des exceptions. Ainsi, en Espagne, l’analyse du registre des tentatives de suicides de Catalogne montre que les tentatives de suicides des adolescentes ont augmenté de 195 % sur la période courant de septembre 2020 à mars 2021, comparée à la même période une année plus tôt.

Si l’on regarde du côté du Canada, les tendances sont également évocatrices. Ainsi, pour le Québec, entre 2019 et 2021, le taux de visites aux urgences en raison d’idée suicidaires a crû de 50,9 % chez les filles de 10-14 ans et de 16,3 % chez les filles de 15-19 ans (à comparer avec une progression de -1 % et -14,5 %, respectivement, chez les garçons). Concernant les tentatives de suicides, la progression est de 84,8 % et 21,3 % dans ces deux classes d’âges (contre 28,9 % et 8,7 % chez les garçons), selon les chiffres de l’Institut national de santé publique du Québec.

De telles tendances se retrouvent également en Australie. Selon une étude publiée courant 2022, relative à la situation dans le sud-est du pays, «chez les jeunes femmes (10-24 ans), la croissance des taux de présentation aux urgences pour automutilation ou idées suicidaires s’est accélérée depuis le Covid-19, pour atteindre 31,7 % par an. Les adolescentes âgées de 13 à 17 ans sont à l’origine de la majeure partie de cette augmentation, les taux augmentant de 47,1 % par an […]. En revanche, chez les hommes âgés de 10 à 24 ans, il n’y a pas eu de croissance significative des présentations au cours de la période». Chez les hommes de 18 à 24 ans, «ces taux ont même diminué : -5,2 % par an».

«Limiter les comparaisons directes»

Si ces courbes semblent similaires, le psychiatre au CHU Bicêtre et chercheur à l’université de Paris-Saclay Fabrice Jollant met en garde contre la juxtaposition de chiffres issus de travaux qui peuvent suivre des méthodologies très différentes : «Dans ces études, il y a beaucoup de variabilité sur l’âge des populations, sur ce qui est mesuré (tentatives de suicide, suicides, gestes auto-infligés, idées suicidaires), sur les périodes étudiées (selon qu’elles couvrent ou non le début de pandémie), les modalités de “recrutement” des personnes qui sont le sujet des recherches (personnes passant par les urgences, patients hospitalisés uniquement, sondages téléphoniques en population générale, ou auprès de populations étudiantes, etc.). Les pays en eux-mêmes varient sur le plan culturel, mais également sur celui des modalités de contrôle de la pandémie, des actions de soutien à l’économie… Tout cela complique les synthèses. De fait, il est souvent plus pertinent de limiter les comparaisons directes, ou tout du moins de les restreindre aux pays sociologiquement et économiquement proches.»

Par ailleurs, la hausse statistique des pensées suicidaires et des tentatives de suicides ne se retrouve toutefois pas dans tous les pays pour lesquels des données existent (la grande majorité des données proviennent de pays à revenu élevé). Ainsi, au Danemark, aucune différence statistiquement significative entre les sexes n’a été constatée depuis le début de la crise, comme l’ont confirmé à CheckNews les auteurs d’une étude parue en septembre 2021, qui ont poursuivi l’analyse et le suivi après publication. Une étude suisse mentionne également une augmentation «statistiquement non significative» des passages des filles aux urgences psychiatriques en 2021 comparé à 2019. Un suivi de cohorte réalisé à Hongkong au fil des deux premières vagues, dont le détail nous a été transmis par les auteurs, suggère que la part d’adolescentes présentant des idées suicidaires est restée stable (autour de 24,5 %) – bien que, dans le même temps, celle des adolescents diminuait de manière très notable (passant de 24 % à 17 %).

Pour l’heure, si le phénomène semble s’observer dans plusieurs pays, aucun bilan n’a encore été dressé, à l’échelle mondiale, sur le sujet.

Distinguer gestes suicidaires et décès par suicide

Comme nous l’expliquions début 2022, il est important de distinguer pensées suicidaires et tentatives de suicide d’une part, et des suicides conduisant à la mort d’autre part (dits «suicides aboutis»). Notons par exemple que, dans l’essentiel des pays pour lesquels les données sont disponibles, le Covid n’a pas entraîné d’augmentation du nombre de morts par suicide chez les adolescents (voir par exemple en Allemagne). Toutefois, une étude sur 24 pays à revenus élevés et 9 à revenus moyens a identifié une augmentation significative des suicides des adolescentes en Angleterre, en Autriche, au Japon et en Estonie (les services statistiques du pays nous confirment qu’aucune donnée n’est collectée sur les seules pensées suicidaires ou tentatives de suicides). Selon des données consultées par le Washington Postune augmentation de 43 % des suicides chez les femmes d’une vingtaine d’années aurait été rapportée en Corée du Sud au cours du premier semestre de 2020, alors même que le taux de suicide chez les hommes diminuait.

Si la surreprésentation des femmes, en particulier jeunes, dans les statistiques liées aux idées suicidaires (ou aux tentatives de suicides n’aboutissant pas à la mort) semble donc avoir été accrue depuis la pandémie, de manière parfois spectaculaire, dans plusieurs pays, celle-ci n’est pas du tout une chose nouvelle. «Les différences de genre dans les conduites suicidaires entre filles et garçons sont l’un des résultats les plus forts de l’épidémiologie des comportements suicidaires», note ainsi le psychiatre Charles-Edouard Notredame, spécialiste des enfants et adolescents au CHU de Lille. Ce constat se retrouve dans de nombreuses régions du monde. A titre d’exemple, en Australie, avant le Covid-19, les taux de présentation aux urgences des femmes de 10 à 24 ans pour ces motifs étaient déjà près de deux fois supérieurs à ceux de leurs homologues masculins, selon l’étude précitée.

Pierre-André Michaud, professeur honoraire de l’université de Lausanne spécialiste de la santé des adolescents, résume le constat habituellement dressé sur ce sujet : «Les garçons, de façon générale, expriment leur malaise dans l’action : ils ont des accidents, et lorsqu’ils font des tentatives de suicide, elles se terminent plus fréquemment par un décès que chez les filles. Ces dernières ont tendance à manifester leur malaise à travers la communication et moins au travers l’action.» Mais comme le précise Charles-Edouard Notredame, «ce phénomène extrêmement connu, ancien même s’il n’est pas constant ou continu, reste paradoxalement assez mal expliqué. Il n’y a, à vrai dire, pas énormément d’études qui traitent spécifiquement des causes des différences de genre au niveau des conduites suicidaires. Et, à ma connaissance, aucune étude n’a présenté de résultat spécifique sur la cause de cette différence de genre durant le Covid».

«Difficile de bien interpréter des données hospitalières»

De fait, les auteurs des études menées dans les différents pays concernés restent encore très prudents dans les hypothèses avancées pour expliquer l’évolution des chiffres.

«Qu’elles portent sur le suicide ou les tentatives de suicide, les statistiques doivent être interprétées avec prudence, insiste Pierre-André Michaud. Tout d’abord parce que dans certaines cultures et dans certains pays, le suicide lui-même n’est pas toujours enregistré comme tel. D’autre part, parce que les autorités sanitaires mettent toujours un certain temps, généralement plusieurs années, à mettre à jour les statistiques de mortalité. Et il en va de même pour les tentatives de suicide. Celles qu’on peut enregistrer sont celles qui résultent d’une hospitalisation. Mais tous les pays n’ont pas les standards de la France en la matière, qui recommande une hospitalisation pour toute tentative de suicide. Par ailleurs, si les hôpitaux universitaires tiennent des statistiques, dans tous les pays les petits hôpitaux ne répertorient pas nécessairement ces hospitalisations.»

La chercheuse à l’université McGill de Montréal Marie-Claude Geoffroy, spécialisée dans la prévention du suicide des jeunes, juge également «difficile de bien interpréter des données hospitalières». «Cela reflète-t-il une aggravation de la détresse plus marquée chez les filles ? Une augmentation de la recherche d’aide plus marquée chez les filles ? Une diminution des services à l’externe [avec un report massif sur l’hôpital, ndlr] ?»

L’hypothèse selon laquelle les chiffres traduiraient, au moins en partie, une meilleure recherche d’aide de la part des filles est avancée par plusieurs interlocuteurs. «Présentement, on n’est pas capables d’affirmer qu’il y aurait une augmentation des tentatives de suicide, ou s’il n’y aurait pas plutôt une plus grande vigilance à l’égard des tentatives de suicide, note ainsi Jérôme Gaudreault, président de l’Association québécoise de prévention du suicide. Car s’il y avait plus de tentatives de suicide, il y aurait plus de morts par suicide, ce qui n’est pas le cas.» Pierre-André Michaud, de son côté, note «qu’en Suisse, mais aussi en Pologne, ainsi qu’en Slovénie, on a observé une forte augmentation des consultations pour idées suicidaires depuis le début de la crise du Covid, alors même que la mortalité par suicide a – très modestement – diminué. On peut émettre l’hypothèse que grâce à ces consultations, grâce au repérage qu’on peut faire de l’adolescent à risque de suicide, on fait diminuer le taux de mortalité par suicide».

La croissance observée dans les statistiques pourrait donc être celle des pensées suicidaires exprimées à un professionnel de santé, et non pas les pensées suicidaires dans l’absolu. L’expression plus précoce du mal-être permettrait un meilleur diagnostic, une meilleure prise en charge. Tout en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une hypothèse explicative parmi d’autres, «qui n’est pas encore étudiée scientifiquement», Jérôme Gaudreault souligne ainsi que «les efforts de sensibilisation sur la santé mentale, sur la prévention du suicide, particulièrement la santé mentale chez les jeunes, pourraient avoir conduit à ce que les professionnels de santé, mais aussi le grand public, identifient mieux les troubles de santé mentale. On va demander de l’aide plus rapidement, et on va plus rapidement orienter vers l’hôpital. On pourrait aussi ajouter que les urgentologues, dans les hôpitaux, prennent les tentatives de suicides plus au sérieux, particulièrement chez les jeunes, et vont avoir tendance à hospitaliser les gens davantage».

Les femmes plus exposées aux risques de la crise

Mais ces interprétations sont loin d’être les seules hypothèses en lice pour expliquer l’explosion des gestes suicidaires recensés depuis fin 2020 chez les adolescentes et les jeunes femmes. Aux Etats-Unis, des travaux réalisés auprès d’adolescents hospitalisés en psychiatrie suggèrent que, durant le Covid, les pensées suicidaires pourraient avoir été renforcées par l’apparition de conflits familiaux, de problèmes financiers, de changements marqués dans les modes de vie, et l’impossibilité de participer à des événements importants à ces âges. D’autres travaux, plus spécifiquement centrés sur les adolescentes, suggèrent un rôle central de la perte d’interactions sociales durant la pandémie sur l’apparition d’idées suicidaires.

Selon une étude islandaise parue mi-2021«les symptômes dépressifs plus marqués [durant la crise du Covid] étaient associés à une utilisation passive accrue des médias sociaux et à une diminution des contacts avec les membres de la famille par téléphone ou par les médias sociaux chez les filles, et à une diminution du sommeil et à une augmentation des jeux en ligne en solitaire chez les garçons. Les inquiétudes concernant le fait d’avoir contracté le Covid, les changements dans la routine quotidienne et scolaire, et le fait de ne pas voir ses amis en personne figuraient parmi les principaux facteurs contribuant à une mauvaise santé mentale identifiés par les jeunes, en particulier les filles».

Une étude slovène, qui corrobore une surreprésentation des femmes parmi les personnes exprimant des idées suicidaires durant le Covid-19, avance des éléments de réflexion complémentaires, soulignant que «les jeunes femmes constituent un groupe potentiellement particulièrement touché par l’isolement social, ce qui entraîne un niveau plus élevé de solitude, d’anxiété et de stress». Les auteurs estiment que les adolescents «ont généralement une capacité plus faible que les adultes à faire face aux situations stressantes et sont enclins à réagir de manière impulsive et émotionnelle. Par conséquent, la détresse liée à la pandémie peut entraîner une augmentation des comportements suicidaires». Parmi d’autres hypothèses avancées, le fait que «le stress lié aux études, aux notes et aux difficultés à suivre des cours en ligne en raison d’un soutien technique ou adulte inadéquat [pourrait constituer] l’un des facteurs de risque importants contribuant à l’augmentation du comportement suicidaire des adolescents pendant la pandémie de Covid-19».

Selon l’ONU Femmes, en charge de l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes au sein des Nations unies, la pandémie s’est accompagnée d’une augmentation et d’une intensification des violences à l’égard des femmes et des filles, en particulier au sein des foyers.

Florian Gouthière

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Insomnie chez les jeunes - Un phénomène qui alerte les scientifiques et le corps enseignant.

4 Octobre 2022 , Rédigé par Liberation Publié dans #Education, #Jeunesse

Insomnie chez les jeunes -  Un phénomène qui alerte les scientifiques et le corps enseignant.

Collégiens, lycéens, étudiants ou jeunes actifs, les 15-25 ans sont les plus touchés par les insomnies et leur temps de sommeil s’est largement dégradé depuis les années 70. Un phénomène qui alerte les scientifiques et le corps enseignant.

«Je rêve d’avoir envie de dormir dès 23 heures pour connaître une bonne nuit de sommeil.» La rentrée scolaire a eu lieu il y a tout juste un mois et Deborah soupire déjà. Cette lycéenne de 17 ans, en terminale en banlieue parisienne, ne se souvient pas de la dernière fois où elle a réussi à fermer l’œil avant 3 heures du matin. Deborah se lève à 6 h 50 pour aller au lycée et ses réveils matinaux sont difficiles, alors qu’elle se met au lit avant minuit. Elle est donc loin des neuf heures de sommeil recommandées à son âge. Résultat : elle oscille toute la journée entre une humeur massacrante et une fatigue constante. Mais Deborah n’est pas un cas isolé. Collégiens, lycéens, jeunes adultes… Tous dorment moins que les générations qui les ont précédés : seulement sept heures de sommeil au compteur aujourd’hui, et la tendance ne va pas en s’arrangeant.

«Si le sommeil et les troubles qui l’accompagnent sont des enjeux majeurs de santé publique qui concernent toute la population française, il est avéré qu’en 2022, les personnes âgées de 15 à 25 ans sont les plus touchées», confirme Emmanuelle Godeau, médecin et enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), en ajoutant que le problème touche aussi les préadolescents.

La première cause de ce phénomène ne fait pas de doute : l’usage des écrans numériques et, surtout, des smartphones connectés. Et cela, même dès la fin de l’école primaire, souligne Emmanuelle Godeau. «Il y a vingt ans, le souci qui se posait était la présence d’une télévision dans la chambre des enfants mais, aujourd’hui, nous sommes face à des outils encore plus stimulants et menaçants pour le sommeil : l’accès à Internet et ce qui l’accompagne, les réseaux sociaux pour interagir, en pleine nuit, avec d’autres personnes, ou alors les jeux en ligne», analyse-t-elle. Pour passer le temps, Deborah se tourne de fait vers son smartphone et les réseaux sociaux, d’Instagram à TikTok en passant par YouTube, où elle regarde des rediffusions de reportages sur des enquêtes policières. «Mon copain, lui, a 20 ans, et ne dort pas avant 5 heures du matin parce qu’il passe ses nuits à regarder des vidéos sur TikTok. Pourtant, il travaille…»

Alex, 23 ans, dit être insomniaque depuis l’âge de 13 ans. Et pour contrer la somnolence dans la journée, ce communicant en entreprise installé récemment à Francfort carbure à la caféine depuis ses 15 ans. «Je survis comme ça, souffle-t-il. Je mets un temps fou à m’endormir et j’ai beaucoup de mal à me réveiller le matin. Le reste de la journée, la fatigue est très pesante. Heureusement, j’ai un emploi qui ne nécessite pas que je doive me lever à 6 heures du matin en semaine.» Lui, pendant ses insomnies, évite d’allumer son smartphone. Maëlys, étudiante lyonnaise en psychologie de 22 ans, qui alterne entre insomnies et réveils nocturnes depuis deux ans et demi, n’utilise pas systématiquement le sien pendant ses nuits problématiques mais pense que cela peut parfois l’apaiser. «Cela ne m’aide pas à m’endormir mais je dirais que ça permet d’oublier la frustration qui m’assaille quand je tourne en rond, dans mon lit, depuis plusieurs heures», dit celle qui, dans la journée, compense la mauvaise humeur, le stress et la fatigue par le grignotage.

Carmen Schröder, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg et spécialiste des troubles du sommeil, tempère : «L’usage des écrans est un facteur aggravant, et les ados les utilisent abondamment [en 2021, 94 % des 15-29 ans disposaient d’un smartphone selon l’Insee, ndlr], mais cela n’explique pas le phénomène dans son entièreté. Il faut également prendre en compte le décalage physiologique lié à la maturation cérébrale [développement du cerveau, ndlr] qui s’opère jusqu’à l’âge de 25 ans environ. Les adolescents pratiquent aussi davantage d’activités sociales le soir comme les sorties entre copains et, enfin, notons la consommation d’excitants comme le café, le thé ou les boissons énergisantes mais aussi celle de tabac. D’ailleurs, il s’agit là de stratégies pour contrer la fatigue dans la journée alors que cela aggrave le problème.» La professeure de psychiatrie ajoute que d’autres facteurs comportementaux sont à prendre en compte comme le fait de se coucher tard le week-end et donc de se lever à midi passé le lendemain. «C’est comme si vous preniez un vol Paris-New York chaque week-end. Les ados se retrouvent avec un décalage de cinq à six heures qui les empêche de s’endormir le dimanche soir pour un lever catastrophique le lundi matin.» C’est ce que l’on nomme la «dette du sommeil» : le déficit accumulé en semaine est rattrapé les jours où il n’y a pas école ni travail.

Eco-anxiété et guerre en Ukraine

En deux ans le phénomène s’est aggravé, en particulier chez les collégiens, affirme Emmanuelle Godeau. Les raisons sont évidentes : l’impact de la crise sanitaire et ses confinements successifs. Pour Maëlys, cette période a effectivement intensifié ses problèmes de sommeil : «Pendant le premier confinement, j’étais complètement déréglée de ce côté-là. Je n’étais plus en état de suivre les cours, je n’arrivais pas à prendre de notes…» Pour Carmen Schröder, le stress engendré par la guerre en Ukraine n’a pas arrangé les choses, sans oublier les préoccupations vis-à-vis de l’environnement. «La crise du climat a de tels impacts sur l’état psychique des jeunes qu’ils ont parfois du mal à se projeter dans l’avenir. Les pédopsychiatres sont désormais tenus de prendre en compte la question de l’éco-anxiété.» A 12 ans, Enora, en 5e dans un collège privé à Montauban-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), affirme également avoir beaucoup de mal à s’endormir. Entre le moment du coucher, peu avant 22 heures, et son endormissement vers plus de minuit, elle dit se sentir angoissée et se met même en colère. Lever : 6 h 30. «Je stresse surtout quand il y a un contrôle prévu le lendemain», raconte-t-elle à Libération. Elle ajoute qu’elle reste marquée par la crise sanitaire, que la guerre en Ukraine la terrifie et est aussi préoccupée par la crise climatique. «Sur TikTok, on tombe sur des vidéos qui racontent que l’on a plus que trois ans à vivre sur Terre», expose l’adolescente dont les parents récupèrent le smartphone le soir.

Cette année, le conseil scientifique de l’Education nationale a organisé un colloque sur le sommeil. «Le ministère de l’Education est largement conscient de cette problématique. En 2022, le sommeil est désormais dans les axes de l’Ecole promotrice de santé», ajoute Emmanuelle Godeau. L’Observatoire régional de santé parisien (ORS) estimait déjà, dans un rapport de janvier 2020, que le sommeil des jeunes Franciliens était devenu un enjeu largement sous-estimé, «à l’ère du numérique». «Près d’un jeune Francilien sur cinq est insomniaque chronique et plus d’un sur quatre est en dette de sommeil», peut-on notamment y lire. Entre 2011 et 2018, Emmanuelle Godeau et le spécialiste Damien Léger ont mené et coécrit une enquête sur le sommeil des collégiens et des lycéens pour le compte de l’EHESP mais aussi de Santé publique France, qui exposait que 30,6 % des collégiens et 41,4 % des lycéens se sentaient fatigués presque tous les jours en se levant le matin. Et en sept ans, les collégiens avaient perdu en moyenne 20 minutes de sommeil par nuit, passant de huit heures trente-sept de sommeil en 2010 en semaine à huit heures seize, les lycéens n’ayant perdu pour leur part que cinq minutes. «La diminution du temps de sommeil dans la population, notamment chez les jeunes, doit nous interpeller. En effet, on estime que, depuis les années 1970, l’adolescent a “perdu” une heure trente de sommeil par nuit», notait en 2018 l’Institut national du sommeil et de la vigilance.

«Décaler d’une heure le début des cours»

Professeure d’histoire-géographie dans un lycée SRE (structure de retour à l’école) à Paris, Alicia Danaux, 33 ans, est elle aussi convaincue que l’insomnie chez les ados est un problème de plus en plus massif. «Au lycée, le manque de sommeil est une cause de décrochage scolaire. Certes, la responsabilité des parents entre en jeu mais si l’on peut débrancher la télé ou la console dans la chambre vers 22 heures ou 23 heures, comment priver son ado du smartphone qui lui sert de réveil…», note-t-elle. Carmen Schröder confirme des difficultés d’attention, de mémorisation dans l’apprentissage, mais aussi, sur le long terme, des risques de dépression, troubles anxieux, addictions et conduites à risques – ces deux derniers points concernant exclusivement les ados –, comme les abus de substances.

La spécialiste en pédopsychiatrie va jusqu’à parler d’un lien entre manque de sommeil et tentatives de suicide. «En contre-mesure, on réfléchit, en France, à des initiatives, notamment en ce qui concerne les lycéens, ajoute-t-elle. On se dit qu’il faudrait peut-être décaler d’une heure le début des cours parce que, physiologiquement, cela serait plus favorable. Cela a déjà été mis en place au Canada ou aux Etats-Unis. Car ce phénomène dépasse largement les frontières de la France.» Sans compter des risques de surpoids ou d’obésité, de diabète de type 2, d’hypertension artérielle, de maladies cardiovasculaires, entre autres maladies chroniques. Alicia Danaux, elle aussi, préconise un changement d’horaires : «Sinon, vous vous retrouvez avec énormément d’élèves qui, dès 8 heures, dorment sur les tables.»

Katia Dansoko Touré et Julie Renson Miquel

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Où sont passés les enfants des villes ?

15 Septembre 2022 , Rédigé par Le Monde Publié dans #Jeunesse, #Villes

Favoriser les mobilités douces pour la santé des enfants avec les rues aux  écoles de Paris

EXTRAITS

En ville, on ne voit quasiment plus d’enfants seuls dans la rue. Pour aller à l’école, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés. Quatre spécialistes décryptent cette disparition progressive.

Vous souvenez-vous de l’âge auquel vous êtes sorti seul dans la rue pour la première fois ? Si vous êtes parent, il y a de fortes chances que ce grand moment d’autonomie soit survenu bien plus tôt que pour vos propres enfants. Les enfants seuls ont quasiment disparu des villes. Il suffit d’un chiffre pour donner la mesure du phénomène : en France, dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés pour se rendre à l’école, 77 % de ceux du collège, selon un sondage Harris Interactive pour l’Unicef réalisé en 2020. Dans un texte intitulé « Les risques de la rue », disponible en ligne, le ministère de l’intérieur recommande même aux parents d’éviter toute sortie non surveillée des enfants, comme une sorte d’institutionnalisation des peurs collectives : « Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance. »

(...)

Les enfants des villes sont-ils devenus des enfants d’intérieur ?

Thierry Paquot Oui. Ils sont devenus des enfants d’un intérieur qui n’est pas forcément celui de l’appartement mais celui des activités extrascolaires : le conservatoire, les sports, les arts plastiques… C’est-à-dire qu’ils sortent pour être à nouveau enfermés. Les enfants sont confinés. Depuis deux ans, le mot est un peu galvaudé, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.

C’est une évolution qui concerne toute la société. Il faut absolument rentabiliser au mieux le temps. Les grands comme les petits ont perdu l’usage des no man’s time : des temps pour rien, comme l’ennui, l’attente, la sieste. Ces temps hors temps sont très précieux, mais ils sont stigmatisés par la société de l’efficacité.

Clément Rivière Ce sont deux géographes néerlandais, Lia Karsten et Willem van Vliet, qui ont, les premiers, parlé d’« enfants d’intérieur », en 2006. Le terme est très efficace pour faire comprendre l’expérience des enfants qui vivent en ville, et qui passent plus de temps à l’intérieur du domicile que dehors.

Il est important d’inscrire cette évolution dans un temps long, au cours duquel les usages des espaces publics se sont profondément transformés : avec les réseaux d’approvisionnement en eau, en électricité, l’apparition du réfrigérateur, puis des machines à laver ou encore du téléviseur, il est devenu possible et agréable de rester plus longtemps chez soi. Plus besoin d’aller sur la place publique pour laver son linge, par exemple.

Dans la période récente, l’apparition des nouvelles technologies a encore modifié les usages. Le smartphone permet à des enfants de passer une bonne partie du week-end à échanger avec des amis sans sortir de chez eux, voire de leur chambre – une chose impensable pour l’enfant que j’étais il y a une trentaine d’années !

D’autres facteurs sont centraux. Je pense à la place de l’automobile dans la ville, ou à une transformation profonde des normes de « bonne » parentalité, entre autres. Mais aussi à l’influence très marquée des faits divers dans l’esprit des parents, notamment ceux impliquant des pédophiles.

Donc oui, des enfants d’intérieur, ils le sont davantage qu’ils ne l’étaient, et on a de bonnes raisons de penser que ce processus va se poursuivre. Regardez les chiffres de fréquentation de cinémas, en baisse, ou celles des applis de livraison à domicile, en hausse…

(...)

Comment leur redonner les clés de la rue ?

T. P. Le premier point, essentiel, c’est la réduction de la vitesse des automobiles (et désormais des trottinettes et autres engins roulants). Il faut modifier la voirie : créer des trottoirs dégagés, ne pas planter le mobilier urbain n’importe comment, le mettre à la hauteur des enfants.

On peut imaginer des farandoles vertes : relier les espaces verts d’une ville, soit en vrai lorsque c’est possible, avec des bosquets, des plantes, soit symboliquement, en marquant au sol le lien entre deux espaces dans lesquels les voitures n’ont pas leur place. Il faut repenser les carrefours, canaliser les voitures et privilégier le piéton. C’est toute une culture de l’ingénieur des ponts et chaussées qui est à repenser !

Certaines villes commencent par des rues aux écoles, c’est déjà bien. On peut regarder ce qui se fait dans d’autres pays. En Suisse, par exemple : Bâle est la première ville « à hauteur d’enfant », où les panneaux sont à 1,20 mètre, et où des enfants ont eux-mêmes inspiré des modifications du paysage urbain.

C. R. La première chose à définir, c’est si on souhaite vraiment leur redonner les clés de la rue. Si l’on part de ce principe, il faut bien avoir en tête qu’il s’agit de choix politiques, qui vont avoir un impact sur un certain nombre d’autres usagers de la rue, à commencer par les automobilistes. On ne pourra ainsi pas sérieusement avancer sur la question de la réappropriation de la ville par les enfants sans se poser celle de la limitation de la vitesse, voire de l’interdiction pure et simple des véhicules motorisés dans certaines zones ou à certains horaires.

Ensuite, j’aimerais souligner le rôle essentiel des commerces de proximité. Ils jouent un rôle important à la fois dans l’animation du quartier, mais aussi dans le rassurement des parents (« si tu as un problème, tu entres dans un commerce, tu demandes à m’appeler »). Il y a une forte confiance dans la figure du commerçant. Or, dans de nombreuses villes, le nombre de commerces est en baisse. On le sait depuis longtemps dans les villes moyennes, et c’est aussi désormais le cas dans les grandes villes, avec l’essor récent des « dark stores », par exemple. Si l’on voulait paraphraser Victor Hugo, on pourrait presque dire : « Un “dark store” qui ouvre, c’est un enfant de moins dans la rue. »

Et la troisième chose, c’est l’existence dans un quartier de formes d’interconnaissance. Autrement dit, le fait que l’enfant dehors sans adulte soit surveillé par d’autres personnes, notamment d’autres parents. Cela peut avoir un effet boule de neige, dans un sens vertueux, et il me semble important de se pencher sur la fabrique de ces liens d’interconnaissance, même superficiels.

Anne-Marie Rodenas D’abord, il faut faire disparaître la voiture, créer des axes piétons. Parallèlement, il faut autoriser les enfants à jouer dehors. Ma petite-fille habite à Barcelone. Là-bas, on a le droit de jouer au ballon, sur des places piétonnes, contre le mur d’une église ou d’un musée… Ici, tout est limité. C’est comme les rollers ou le vélo. A Paris, les pistes cyclables sont impraticables, bien trop rapides et dangereuses pour les petits. On accepte que les gens circulent dans la rue, mais pas qu’ils l’habitent, qu’ils se l’approprient. Au XIXe siècle, les activités artisanales se faisaient dehors, l’enfant voyait tout. C’est l’esprit qui anime notre café et nos événements « La rue aux enfants » : laisser les plus jeunes s’approprier la rue. Rien que sortir une machine à coudre sur le trottoir, c’est fabuleux.

(...)

A quel âge et en quelle occasion avez-vous laissé vos enfants sortir seuls ? Et vous-même, enfant ?

T. P. Comme moi, mes enfants ont grandi en banlieue parisienne. La première fois, ils avaient 5-6 ans, ils sont allés chercher le pain parce que la boulangerie n’était pas très loin et qu’il n’y avait pas de rue à traverser. Un an plus tard, quand ma fille est entrée au CP, je l’ai laissée y aller seule. Au début, je me mettais devant le feu tricolore pour voir comment elle traversait puis elle me faisait signe et partait.

Moi, j’habitais l’école puisque mon père était directeur, donc j’allais à l’école tout seul ! A 6 ans, 7 ans, je jouais dans les rues d’Issy-Plaine, un quartier populaire à l’époque. Et je me souviens que vers 10-11 ans, on partait avec trois ou quatre copains à bicyclette au bois de Chaville, au bois de Meudon…

C. R. Mes enfants ont 3 ans et 9 mois, donc ils ne sortent pas encore tout seuls ! Mon beau-fils, lui, a 9 ans. Depuis six mois, il commence à aller seul dans un parc proche de chez nous, à Lille, et à prendre le métro seul pour aller à l’école. Cela me réjouit.

Je ne me souviens pas de ma première sortie seul, mais je me souviens bien, en revanche, du moment où j’ai eu la clé de chez moi, en CM1 : je rentrais seul de l’école, et j’arrivais à la maison avant mes parents. C’était une marque de confiance, j’en ressentais une grande fierté. J’ai également des souvenirs très heureux de retour du collège à pied avec des copains, ou de moments de liberté passés avec mes cousins à Paris.

A.-M. R. A 8 ans, ma fille n’avait plus envie d’aller au centre de loisirs, mais voulait participer à un atelier de peinture, dans un autre quartier de Paris. J’avais la charge de son petit frère, je ne pouvais pas l’accompagner. Elle m’a dit : « Je prends le bus toute seule », je l’ai autorisée. Elle m’a dit plus tard qu’elle avait eu peur, mais elle l’a fait.

Quant à moi, c’était plus tôt, mais c’était une autre époque ! Ma mère travaillait, nous étions une famille nombreuse. A 6 ans, j’allais seule à l’école.

S. T. J’ai quatre enfants, et les choses se sont passées à peu près de la même façon pour chacun d’entre eux. D’abord pour aller acheter du pain au coin de la rue, quand ils avaient 7 ans ou 8 ans. Et, ensuite, évidemment pour leur permettre de se rendre au collège.

Pour ce qui me concerne, j’ai le souvenir d’être allé d’abord seul à l’épicerie qui se trouvait au rez-de-chaussée de notre immeuble, puis d’avoir eu le droit de traverser la rue devant chez nous pour aller à la papeterie qui était juste en face.

Clara Georges

Venez participer à la conférence « Les enfants, allez jouer dehors ! », avec Anne-Marie Rodenas et des enfants du Cafézoïde, dans le cadre du Festival du Monde, dimanche 18 septembre à 16 h 30, dans les locaux du journal.

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2022 en France - De plus en plus d'enfants ont faim !

24 Juillet 2022 , Rédigé par France Culture Publié dans #Jeunesse

Devenir pauvre fait peur à 6 enfants sur 10 en France | Le Huffington Post  LIFE

Le ventre vide, le cœur gros et deux euros

Résumé

Une mère et ses trois enfants, une puéricultrice et un professeur des écoles ont dû faire face au manque de nourriture et à la précarité extrême. Qu'elle ait duré un jour, qu'elle survienne à la fin du mois ou à répétition, qu'elle soit côtoyée, constatée ou subie, ils racontent la faim.

En savoir plus

En France, une personne sur cinq ne mange pas à sa faim. 21% des Français ont du mal à prendre trois repas par jour, faute de moyens financiers. L’INSEE qui nous rappelait en 2017 que 14,2 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté, soit 9 millions de personnes. Au-delà des chiffres alarmants, il est question, ici de l’expérience de la faim, ce que cela fait au corps, et de comment on en sort.

"Elle a volé mon goûter parce qu’elle avait faim"

Marseille, un jeune professeur chargé d'une classe de SEGPA s’aperçoit que son encas, soigneusement rangé dans le tiroir de son bureau, a disparu. C'est une élève de sa classe, turbulente et compliquée, qui le lui a volé. Quand il va lui parler, il est surpris par son attitude : "Je la sens vraiment tourmentée, comme s'il y avait quelque chose dont elle avait honte de parler." Son professeur comprend alors que cette élève de 13 ans ne reçoit pas l’alimentation dont elle a besoin.

"On a découvert petit à petit que son quotidien était très difficile, en en parlant avec les éducateurs de son foyer. Le week-end, elle allait dans un foyer d'urgence, elle mangeait pas et elle dormait pas assez. Mais elle laissait rien transparaître."

Désemparé, son professeur ne sait comment venir en aide à cette élève abandonnée à elle-même. Il décide alors de remplir son tiroir de nourriture destinée à l'adolescente… "Lui réserver quelque chose à manger, c'était aussi lui montrer qu'elle comptait pour nous." Néanmoins, son professeur sait que ce geste est loin d'être suffisant pour réellement améliorer la situation de son élève.

"Ce qui est encore plus triste, c’est que mon quotidien est fait d’élèves qui ne remplissent pas les besoins les plus élémentaires pour vivre. C’est une élève parmi tant d’autres et ça me déprime. Je n’ai pas de solution face à ça".

"Quand j’ouvre le frigo, il n’y a rien et mes enfants réclament à manger"

Sans emploi et logée dans un hôtel social, une mère parvient à peine à nourrir suffisamment ses trois enfants. Depuis son divorce, elle avait trouvé un travail en CDI, mais s'étant vue refuser le renouvellement de ses papiers, elle a été licenciée. Alors elle subsiste avec 372 euros par mois. Tous les jeudis, elle se rend aux Restos du Cœur.

"Je n’ai pas les moyens d’acheter des trucs équilibrés. A midi, j’ai fait des pâtes avec de la sauce tomate et le soir, des frites avec du pain et de la mayonnaise. Je fais avec les moyens du bord. Si j’ai du pain, je mange du pain, si j'ai que des pâtes, je leur fait tous les jours des pâtes."

Parfois, elle n'a plus rien. Alors, elle est obligée de se priver pour nourrir ses enfants. "Une fois, on est restés trois jours sans manger." Pour elle, le pire n'est pas la faim qui la taraude, mais les pleurs de ses enfants.

"Franchement, j'arrive plus à vivre comme ça. Je voudrais une cuisine, une salle à manger. Je tiens debout pour mes enfants. Je voudrais vivre comme avant."

"Elle reçoit 2 euros par jour et par enfant"

Jocelyne est puéricultrice et doit régulièrement faire face à des cas d’extrême précarité. Pour venir en aide à une mère en détresse, elle en vient à dépasser le cadre de sa profession.

"Elle n’a pas d’argent pour nourrir ses enfants. J’ai décidé de leur acheter des gâteaux, des jus de fruits, des compotes. Je lui ai donné 5 euros pour acheter du pain. A ce moment, j’agissais moins en puéricultrice qu’en maman".

La faim est telle que parfois, la mère n'ose pas sortir avec ses enfants pour ne pas qu'ils souffrent de voir des gaufres et des crêpes dans la rue. Pour Jocelyne, c'est trop difficile de voir ces enfants affamés. Elle doit les aider.

"A notre époque, une mère devrait pouvoir vivre dignement, subvenir aux besoin de ses enfants."

Merci à Jocelyne Mathieu, Jean-Louis Gérhard, Huguette Boisonnat.

Reportage : Valérie Borst

Réalisation : Anne-Laure Chanel

Des nouvelles

La jeune femme qui témoigne en premier va mieux, mais son moral est en "dents de scie". Elle est hébergée dans une structure collective avec ses trois enfants, toujours accompagnée de son assistante sociale et d'une puéricultrice. Elle a obtenu le renouvellement de son titre de séjour le 4 janvier 2022 mais attend encore que sa situation administrative se débloque. Elle pourra prétendre au RSA, mais elle est, pour le moment, limitée aux allocations familiales. Aujourd'hui, elle touche environ 600 euros par mois. Elle espérait pouvoir travailler comme agent dans les cantines et au sein de services périscolaires, mais elle peine à trouver un mode de garde pour sa dernière fille qui s'apprête à rentrer à l'école en septembre prochain. Elle s'accroche mais l'attente et les procédures sont longues.

Jocelyne est toujours puéricultrice en PMI. Le Covid a rendu son travail plus complexe, elle doit faire face à davantage de situations dégradées, notamment des cas de violences conjugales et des placements en hébergements mère-enfant.

Musique de fin : "Soutbouk" - Jawhar

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Uber, c'est ça M. Emmanuel Macron ! L'exploitation de la précarité !

12 Juillet 2022 , Rédigé par Mediapart Publié dans #Education, #Jeunesse, #Politique

ARTICLES + VIDEOS] « Uber files » : Comment Emmanuel Macron, alors ministre  de l'Économie, a passé un “deal” secret avec la société Uber pour mieux  faire évoluer les réglementations en sa faveur – PLANETES360

« Tout ceci est un leurre » : des chauffeurs Uber racontent leurs désillusions

Un métier « non rentable », un « leurre » d’indépendance, des jeunes de quartiers, séduits par la promesse de liberté et qui finissent endettés jusqu’au cou… Depuis son installation, le modèle Uber a déçu, notamment les chauffeurs qui ont rapidement déchanté.

Sur le papier, Sylvain, 52 ans, a le profil idéal pour vanter les mérites du modèle Uber. Il y a quatre ans, il a choisi l’entrepreneuriat plutôt que le chômage, en devenant chauffeur VTC. Travailleur « en extra » dans la restauration, il avait besoin d’un complément de revenu, pour les périodes où l’emploi se faisait rare. 

Ne souhaitant plus dépendre des allocations-chômage pour assurer ce complément, Sylvain a obtenu sa carte professionnelle VTC, en passant l’examen requis. Il est depuis autoentrepreneur, comme la plupart des chauffeurs de VTC. Les cotisations sociales et les obligations patronales leur incombent donc. 

Costard, cravate, petites bouteilles d’eau, bonbons dans la portière et des rêves d’ascension sociale plein la tête. Les premières années, ils étaient nombreux à défendre le système Uber, encore baignés dans le flot de promesses mirifiques portées par la plateforme.

Fin 2011, le marché était en plein essor et l’entreprise y régnait sans concurrence de taille. Les chauffeurs étaient galvanisés par le succès des premiers temps, certains s’endettant considérablement pour acheter les plus belles voitures. Aujourd’hui, il ne reste plus grand monde pour défendre le modèle mis en place par l’application, et les témoignages de chauffeurs pris au cou par les dettes, étranglés par le système de l’auto-entreprenariat s’étalent partout. 

Au-delà des conditions de travail des chauffeurs déjà bien documentées, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires, dont Le Monde ou encore Radio France, sont venus éclairer d’une lumière nouvelle l’installation d’Uber en France.

Le consortium a publié dimanche 10 juillet les « Uber files », une enquête en plusieurs volets permettant de « comprendre comment le géant des VTC a conquis la planète en surfant parfois aux frontières de la légalité ». Emmanuel Macron, qui était alors ministre de l’économie, y est présenté comme un soutien de choix pour Uber, intercédant en sa faveur, s’impliquant personnellement, en contournant ses collègues ministres et le chef du gouvernement d’alors, Manuel Valls. 

Face à Mediapart en novembre 2016, le candidat de l’époque avait même déclaré : « Allez à Stains expliquer aux jeunes qui font chauffeurs Uber, de manière volontaire, qu’il vaut mieux aller tenir les murs ou dealer… Ils travaillent 60, 70 heures pour toucher le Smic mais ils rentrent dans la dignité, ils trouvent un travail, ils mettent un costume, une cravate. »

Recrutement dans les quartiers populaires

Après quatre années d’activité, Sylvain a déchanté. « L’indépendance, le travail “où vous voulez, quand vous voulez” et sans subordination... Tout ceci est un leurre ! », décrit-il. Uber représente 70 % de son chiffre d’affaires. « C’est le leader. Vous sortez votre voiture, vous allumez votre application et dans la minute, vous avez une course. »

Une facilité d’apparence qui a séduit d’abord dans les quartiers populaires des grandes villes. L’entreprise s’est rapidement installée dans ces quartiers et a emballé des milliers de jeunes éloignés du marché du travail, à coups de communication à la sauce méritocratique.

Sur les réseaux sociaux, Uber publiait des vidéos virales dans lesquelles on voyait de jeunes gens, souvent noirs ou d’origine maghrébine, en chemise ou en costard, se vanter d’être leur propre patron, de pouvoir « embaucher trois personnes en six mois ». À l’extérieur, ils sont désignés comme des « partenaires », mais en interne la langue se fait plus fidèle à ce qu’ils sont en réalité : du « ravitaillement », comme on l’apprend dans les « Uber Files ».

Le discours libéral d’Uber présentant le salariat comme l’enchaînement par le travail réglementé et l’autoentreprise, comme un oasis de liberté et d’abondance, est venu répondre aux besoins de nombreux chômeurs se sentant mis au ban. Ce n’est donc pas un hasard si le siège de l’entreprise a rapidement déménagé de Paris à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis.

« Nous avons constaté que nos chauffeurs partenaires venaient essentiellement des quartiers prioritaires. Il fallait que l’on se rapproche d’eux », expliquait la firme en 2017 auprès de nos confrères des Échos

"Il faut des heures et des heures, des kilomètres et des kilomètres pour avoir un chiffre d’affaires correct."

Sylvain, chauffeur Uber

« Il y avait des bus et des affiches partout dans le 93 [Seine-Saint-Denis – ndlr], ils visaient clairement les jeunes de banlieue », estime Helmi Mamlouk, chauffeur pour différentes plateformes, devenu depuis formateur et connu pour être l’un des leaders de la contestation contre Uber, et celui qui parle le plus fort. Il fait partie des anciens, ceux qui ont été séduits dès les débuts, en 2013. Il était alors au chômage, après avoir été à la tête d’une PME qui vendait des détecteurs de fumée, fermée en 2011. Comme d’autres, il a été séduit par les promesses, avant de vite déchanter.

« Il y avait même des affiches sur lesquelles on pouvait lire qu’on allait gagner jusqu’à 8 000 euros par mois », se souvient-il. L’entreprise  se gardait bien de préciser que ces promesses relevaient du chiffre d’affaires, non pas du salaire, et qu’il fallait donc y soustraire toutes les cotisations patronales qui pèsent sur l’employeur – c’est-à-dire le chauffeur lui-même. 

« Il faut des heures et des heures, des kilomètres et des kilomètres pour avoir un chiffre d’affaires correct », souligne Sylvain. « Les bonnes journées, on peut être à 30 euros brut de l’heure, en chiffre d’affaires. Sur une journée classique, on tombe à 20 euros brut », décrit celui qui compte encore en chiffre d’affaires plutôt qu’en salaire net. 

Sylvain est connecté à quatre autres applications proposant des voitures de transport avec chauffeur. Quand il passe par Uber, la plateforme récolte un quart du prix de la course. Cela n’a pas toujours été le cas. Jusqu’à fin 2016, cette commission était de 20 %. Uber a ensuite décidé, de manière unilatérale, de la faire passer à 25 %. Cette décision a déclenché l’un des premiers mouvements sociaux des travailleurs de la plateforme, déjà échaudés par la baisse du prix des courses qui avait été, encore une fois, une décision prise sans concertation avec des chauffeurs qu’ils présentent pourtant comme leurs partenaires. 

Malgré la forte mobilisation, ils n’ont rien obtenu et la commission s’élève toujours à un quart du prix de la course. Si on y ajoute toutes les cotisations patronales réglées par le chauffeur, mais aussi les sommes engagées dans la réparation de la voiture, le prix de l’essence qui ne cesse de grimper, l’assurance et le remboursement du prêt contracté pour acquérir la belle berline noire, il ne reste plus grand-chose. 

La force d’Uber ? Le turn-over

« Et c’est aussi le chauffeur qui paye la TVA sur la commission payée à Uber ! », s’agace Brahim Ben Ali, secrétaire général de l’INV, intersyndicale nationale VTC. « Vous payez la TVA sur ce que vous encaissez et, en plus, la TVA sur la commission d’Uber ! », détaille celui qui a réalisé des courses pour le géant californien entre 2017 et 2019 avant d’être « déconnecté » définitivement de l’application.

Une mesure de rétorsion, selon lui, à la suite des blocages de plusieurs centres logistiques de la société, auxquels il a participé. « J’ai été accusé d’avoir tenu des propos diffamatoires envers Uber. En réalité, il fallait surtout couper la tête du meneur du mouvement. D’ailleurs, ça a marché. De 400 personnes mobilisées, on est passé à deux... », soupire-t-il, son témoignage faisant écho à d’autres chauffeurs vent debout qui ont été déconnectés après des mobilisations. 

Aujourd’hui encore, Brahim Ben Ali dénonce les conditions de travail et de rémunération qui se dégradent. « À votre avis, c’est quoi la force d’Uber ? Pourquoi tout le monde continue dans ces conditions ? C’est le turn-over énorme ! Les anciens partent, les nouveaux arrivent et se disent que ce n’est pas si mal... Mais ils n’ont pas connu les conditions d’avant ! », affirme-t-il. 

Il pointe « des tarifs au rabais », avec un modèle de rémunération devenu « forfaitaire » et non plus basé sur les kilomètres parcourus. De son côté, Sylvain dénonce une application parfois trompeuse sur la distance à parcourir pour aller chercher un·e client·e. Un trajet qui n’est pas rémunéré au chauffeur. 

« L’appli vous dit que le client est à quatre minutes de vous, mais en réalité, vous en mettez dix ! On a l’impression que c’est calculé à vol d’oiseau, comme si nous étions des pigeons qui passent par les toits pour aller récupérer un client », lance-t-il, riant jaune.

Une loi en faveur des applications

D’ailleurs, ce n’est que très récemment et grâce à la loi d’orientation des mobilités (LOM), votée en 2019, que les chauffeurs Uber connaissent à l’avance le montant de la course et la destination de leurs client·es. C’est l’une des rares avancées pour les chauffeurs permises par cette loi. 

Dans une interview accordée aujourd’hui à France Info, Thomas Thévenoud, l’ancien secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, à l’origine de la loi de 2014 qui tentait déjà d’encadrer l’activité des VTC, rappelle qu’à l’époque où a été signée cette loi largement en faveur des applications, Élisabeth Borne était ministre des transports : « Elle ne peut pas ne pas savoir un certain nombre de choses... Il y avait dans cette loi une disposition qui visait à protéger Uber sous une forme de charte de responsabilité sociale. Uber édictait une charte, faisait signer ça à ses chauffeurs, en échange de quoi il ne pouvait pas y avoir de poursuites contre Uber. » Pour lui, il n’y a aucun doute sur le fait qu’aujourd’hui encore Uber continue son lobbying, autant auprès du président que de la première ministre.

Sylvain raconte qu’avant cette loi, les chauffeurs partaient totalement à l’aveugle. Mais la nouvelle disposition ne le réjouit pas pour autant. Certaines courses, jugées trop contraignantes et pas assez rentables, sont refusées par les chauffeurs. « Cela pose des problèmes car des clients se retrouvent sans voiture. Ou attendent trop longtemps. Uber a donc instauré un système de bonus, pour attirer les chauffeurs. Si vous acceptez trois courses à la suite, vous pouvez obtenir dix ou quinze euros supplémentaires, selon l’heure et la demande. »

Un prêt à 20 000 euros pour une voiture

La cadence peut vite devenir infernale pour espérer obtenir une rémunération qui en vaille la peine. « Ce métier n’est pas rentable », tranche Sylvain, s’estimant chanceux d’avoir pu payer « cash » son véhicule grâce à un apport... « Il y a des gens qui ont investi dans de grosses berlines et sont totalement dépendants d’Uber pour rembourser leur crédit. »

C’est le cas de ce vieil homme que Helmi Mamlouk a rencontré devant le siège d’Uber il y a quelques années. « Je me souviens bien qu’il pleurait à chaudes larmes en expliquant qu’il avait contracté un prêt à 20 000 euros et qu’il n’arrivait pas à le rembourser. Uber l’avait déconnecté après qu’un client s’est plaint, sans qu’on n’interroge jamais le chauffeur. C’est arrivé plein de fois, le moindre mot du client et on était déconnecté. » 

Sylvain dénonce enfin un système « gangréné par la corruption » à tous les niveaux. « Des comptes de chauffeurs sont loués à d’autres, tout le monde le sait et tout le monde a les yeux fermés. Uber devrait vérifier et bloquer ces comptes mais l’argent est plus important que l’intégrité. Et c’est ce modèle-là qui a été incité et validé par l’État ? On le dit depuis des années mais personne ne nous écoute... »

Sur le téléphone de Helmi sonnent toujours les applications Heetch, Bolt et Free Now. Uber est silencieux depuis 2014, date à laquelle il s’est fait déconnecter sans que jamais aucune explication ne lui soit fournie. Comme Brahim, Helmi explique que son expulsion est arrivée à partir du moment où l’entreprise a vu en lui un opposant.

Après seulement un an et demi au service de l’application, Helmi s’est engagé contre son fonctionnement, notamment au sein de son collectif « Capa VTC ». Les collectifs du genre ont, depuis, essaimé. Par ailleurs, des plateformes alternatives se créent ici et là, comme cette coopérative qui s’est installée en Seine-Saint-Denis en 2022, regroupant plus de 500 chauffeurs souhaitant tourner la page Uber.

Cécile Hautefeuille et Khedidja Zerouali

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