
Extraits
Pédagogie : à quelles conditions l’école peut-elle innover ?
Quel est l'impact de l'innovation pédagogique sur les inégalités et comment la soutenir ? Pour dépasser quelques lieux communs du débat médiatique actuel sur l'éducation, débat entre Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education nationale et Philippe Watrelot, enseignant, ancien président du cercle de recherche et d'actions pédagogiques (Crap)-cahiers pédagogiques.
L’innovation pédagogique peut-elle réellement contribuer à rendre le système éducatif plus égalitaire ?
Najat Vallaud-Belkacem : Si l’école veut rester fidèle à ses missions, l’acquisition des savoirs et la préparation des élèves à devenir des citoyens, elle doit regarder la réalité en face : les publics scolarisés aujourd’hui ne sont pas du tout les mêmes qu’il y a cinquante ans. L’éducation doit adapter ses pratiques aux élèves accueillis, et donc nécessairement innover en permanence.
Philippe Watrelot : L’innovation est un mot piégé et paradoxal. Elle est encouragée par l’institution alors que c’est une déviance par rapport à une norme. Mais quelle norme ? En fait, selon moi, le principal obstacle aujourd’hui à l’innovation dans l’Education nationale vient tout autant de l’administration que d’une norme sociale conservatrice qui prévaut dans les salles de profs de certains établissements. Par ailleurs, la culture enseignante est encore fortement individualiste et anti-hiérarchique. On n’y aime pas les injonctions. Et quand l’innovation devient une norme, quand le vocabulaire de la pédagogie devient la langue du ministère, certains refusent ce à quoi ils n’étaient pourtant pas hostiles au départ.
N. V.-B. : Il ne devrait pourtant pas y avoir de malaise à innover, et encore moins à voir l’institution la soutenir et la promouvoir. Il faut dire aux enseignants que le ministère soutient tous ceux qui veulent innover, appliquer des méthodes actives, réorganiser leur classe, s’appuyer sur de nouveaux logiciels… Sans jamais pour autant laisser entendre que ceux qui appliqueraient des méthodes plus « classiques » seraient de « mauvais professeurs » ! S’ils les utilisent, c’est qu’ils pensent qu’elles sont mieux adaptées à leurs élèves. C’est leur liberté pédagogique. Face à des publics hétérogènes, la variété des méthodes est totalement légitime.
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L’égalité républicaine demeure-t-elle dans ce contexte un outil opérationnel ?
N. V.-B. : Oui, définitivement. C’est au nom de l’égalité des opportunités que les innovateurs vont tenter, chacun à sa manière, d’adapter leurs pratiques, de les faire coller à la réalité de leur public, sans rien perdre en ambition ou en exigence, mais en assurant tout simplement un meilleur suivi des élèves, et donc une meilleure réussite pour chacun.
C’est très important d’avoir pour guide cette égalité républicaine. Pas seulement pour le plaisir de se conformer à des valeurs, mais parce que tout enseignant sait bien que c’est ainsi qu’on produira une véritable excellence pour le pays. Avec un vivier large et diversifié, sans laisser sur le carreau chaque année près de 100 000 jeunes sans diplôme et un immense sentiment de gâchis…
Durant de longues années, la puissance publique s’est contentée de traiter les inégalités scolaires en donnant plus de moyens à quelques établissements de l’éducation prioritaire, et encore, pas assez pour que ça change vraiment la donne, on le sait. Il faut bien sûr continuer à concentrer des moyens sur ces réseaux qui en ont le plus besoin, et nous l’avons fait en y mettant le paquet comme jamais. Mais il fallait aussi faire plus, pour que dans l’ensemble du système scolaire, y compris hors éducation prioritaire, on fonde réellement une école qui ait pour ambition l’instruction de tous, au-delà de la formation d’une élite. C’est ça « l’école du socle », qui nécessite parfois de changer les méthodes pour mieux investir dans chaque élève et donner réellement à chacun la perspective d’une réussite.
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Les inégalités se font jour très tôt. Or l’école primaire a longtemps été le parent pauvre de l’Education nationale…
N. V.-B. : Pour la première fois, nous avons réussi à changer la donne. D’abord, parce que nous nous donnons les moyens pour l’ensemble de l’Education nationale : pour 2017, son budget a augmenté de 2,1 milliards d’euros, c’est considérable alors que de nombreux autres postes budgétaires stagnent. Ensuite, parce qu’au sein de cette dépense nous avons clairement rééquilibré l’effort de la nation en faveur du primaire : l’augmentation des dépenses pour le premier degré sur tout le quinquennat est au total de 12 % (contre 7 % pour le collège et 4 % pour le lycée), avec les créations de postes, la revalorisation historique des salaires, le développement de la préscolarisation à 2 ans et le dispositif « Plus de maîtres que de classes » ciblé sur les quartiers sensibles… Nous avons donc bien donné la priorité au primaire et il faudra continuer à le faire.
La question qui se posera ensuite est celle de la transition qui doit être mieux assurée entre le secondaire et le supérieur. Je suis pour ma part favorable à un allongement de la scolarité avec la création d’un véritable droit opposable à l’éducation jusqu’à l’âge de 18 ans. Cela suppose, dans le même temps, une réelle diversification de l’enseignement dispensé, avec la création de nombreux parcours en alternance. Il en va de notre capacité à élever le niveau de qualification de générations qui seront immergées dans la société de la connaissance et pour lesquelles les diplômes ne seront pas un luxe, mais un impératif absolu.
Mais comment expliquer que beaucoup d’enseignants aient le sentiment que, malgré les créations de postes que vous annoncez, leur quotidien ne change pas ?
N. V.-B. : Prenons l’exemple du dispositif « Plus de maîtres que de classes », qui instaure la présence d’un enseignant supplémentaire dans certaines écoles pour venir compenser, dès qu’elles apparaissent, les difficultés de petits groupes d’élèves. C’est un dispositif formidable qui fait des merveilles sur le terrain. Si nous avions alloué ces moyens sans les cibler, nous aurions été dans le saupoudrage, et l’efficacité de cette action en aurait été affaiblie. Un millier d’écoles en ont déjà bénéficié : celles qui en avaient le plus besoin.
De même, les créations de postes d’enseignants, tant dans le primaire que dans le secondaire, sont d’abord venues pallier les situations de manque extrême, comme en Seine-Saint-Denis. Il ne faut pas négliger non plus le rôle du brouhaha médiatique qui peut installer le doute dans les esprits. En cette rentrée, par exemple, nous avons revalorisé les salaires des enseignants du primaire en allant même plus loin que ce que demandaient les organisations syndicales. Ce fut un combat homérique que d’obtenir un tel arbitrage. Or il a suffi d’un commentaire médiatique la qualifiant de « mesure électoraliste » pour que les enseignants eux-mêmes n’en perçoivent plus la juste valeur.
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N. V.-B. : Quand je repense à mes camarades de classe, je suis catastrophée par l’état actuel du débat sur l’éducation. Il révèle de la part de certains tribuniciens une véritable détestation des enseignants et une indifférence complète au sort de ceux qu’ils voient d’abord comme de « mauvais élèves ».
L’histoire de l’école n’est malheureusement, comme l’histoire des guerres, racontée que par les vainqueurs, jamais par ceux qui y ont souffert. Je suis indignée, par exemple, par le hold-up sémantique sur des termes comme le mérite. Comme si le mérite était un inné. Comme si le milieu dans lequel on se construit et dans lequel on est accompagné n’avait pas d’influence sur notre capacité de travail et, même, sur notre goût de l’effort. Tout cela s’apprend, et c’est à l’école de l’enseigner, mais encore faut-il lui en donner les moyens. En réalité, ce que les discours réactionnaires qui ont actuellement le vent en poupe combattent, c’est l’égalité.
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L'entretien complet est à lire ci-dessous