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La visibilité des femmes scientifiques est décisive pour l'orientation des lycéennes
EXTRAIT
À partir du lycée, nombreuses sont les jeunes filles qui se détournent des filières scientifiques. Leur permettre de dialoguer avec des ingénieures et chercheuses peut-il modifier leurs choix?
L'égalité entre les femmes et les hommes a été déclarée grande cause nationale par le président de la République, Emmanuel Macron. Réaliser les conditions de cette égalité commence dès le plus jeune âge, à l'école, comme le rappelle l'article L121-1 du Code de l'éducation, qui dispose que «les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d'enseignement supérieur […] contribuent à favoriser la mixité et l'égalité entre les hommes et les femmes, notamment en matière d'orientation». Or les chiffres montrent que nous sommes encore loin du compte.
Après le collège, premier temps fort dans l'orientation des élèves, les filles s'orientent pour la plupart vers la voie générale et technologique (71%), quand seulement un peu plus de la moitié des garçons optent pour cette voie (57%), l'autre moitié se dirigeant vers la voie professionnelle. C'est ensuite au lycée que les jeunes filles commencent à se détourner massivement des sciences dites «dures» (mathématiques et sciences de l'ingénieur) et du numérique, quand les garçons se détournent des filières plus littéraires.
À la rentrée 2021, les filles ne représentent, par exemple, que 40% des effectifs de l'enseignement de spécialité de mathématiques et seulement 13% des effectifs de sciences de l'ingénieur et du numérique. Ces choix d'enseignements de spécialités préfigurent très largement l'orientation post-bac des élèves, où les filles ne constituent que 17% des effectifs d'étudiants en mathématiques, ingénierie et informatique.
Or, le simple fait que filles et garçons ne fassent pas les mêmes choix d'orientation, et notamment le fait que les filles soient sous-représentées au sein de certaines filières scientifiques, explique entre un tiers et un quart des écarts de rémunérations entre les femmes et les hommes sur le marché du travail.
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Marion Monnet
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La visibilité des femmes scientifiques est décisive pour l'orientation des lycéennes
Temps de lecture: 5 min L'égalité entre les femmes et les hommes a été déclarée grande cause nationale par le président de la République, Emmanuel Macron. Réaliser les conditions de cette ...
Féminisme dans la fiction : quand Bechdel regarde Molière

Quel est le point commun entre Toy Story 3, Singin’ in the Rain, La Ménagerie de verre de Tennessee Williams et Le Misanthrope de Molière ? Chacune de ces œuvres passe avec succès le « test de Bechdel », nommé d’après la célèbre autrice de bandes dessinées Allison Bechdel.
Il consiste en trois questions, aussi simples qu’efficaces : l’œuvre a-t-elle 1) au moins deux personnages féminins, 2) qui parlent ensemble, 3) de quelque chose d’autre que des hommes (au moins une fois) ? Rien d’insurmontable… a priori.
Pourtant, parmi les presque 10 000 films répertoriés sur bechdeltest.com, seuls 57 % satisfont aux trois critères. Le constat souligne les biais de l’industrie culturelle : celle d’aujourd’hui… et celle d’autrefois.
Non, Molière n’était pas féministe avant l’heure
Quid en effet de Molière, dont on fêtait les 400 ans en 2022 ? C’est la question posée dans L’Atlas Molière, ouvrage qui décrypte la carrière du dramaturge en récits et en infographies, auquel j’ai contribué. L’auteur de L’École des femmes, celui qui doit sa carrière à l’immense Madeleine Béjart, met-il en scène des femmes qui parlent d’autre chose que des hommes ? De fait, fort peu.

L’École des femmes, par exemple, échoue à ce test. Le sujet de la pièce n’est d’ailleurs pas particulièrement progressiste : en ridiculisant le jaloux Arnolphe, Molière se range du côté de la majorité. Alors que l’émission « Secrets d’histoire » avait affabulé un Molière féministe, quitte à déformer les propos de ses invitées, les trois questions de Bechdel nous forcent à regarder, de front, le rôle des femmes dans le théâtre de Molière.
Aux origines, une critique de la culture mainstream
Le test de Bechdel apparaît pour la première fois dans un épisode des « Dykes to watch out for » (« Lesbiennes à suivre »), une série de strips emblématiques de la contre-culture des années 1980 que l’autrice publie à partir de 1983. En 1985, dans « The Rule » (« La Règle »), l’une des deux protagonistes partage ses trois critères pour choisir un film : il faut qu’il y ait au moins deux femmes, et qui parlent ensemble, d’autre chose que des hommes. Incapables de trouver un film qui corresponde à ces critères, les deux amies préfèrent rentrer chez elles pour manger du pop-corn, sans cinéma.
Ce qu’on appelle aujourd’hui test de Bechdel n’est donc à l’origine ni un test, ni vraiment une mesure de féminisme, mais une critique piquante de la production culturelle mainstream.
Allison Bechdel rappelle d’ailleurs régulièrement dans la presse et sur son blog qu’elle n’a pas inventé cette règle, et se montre très dubitative face à l’usage tous azimuts qui en est fait. Car le strip est devenu entre temps une sorte de norme : on l’applique au cinéma, au théâtre, à la comédie musicale ou encore aux romans graphiques ; la règle a également été adaptée aux questions raciales par le blog Angry Black Women. L’enthousiasme est collectif, collaboratif, joyeux et fécond dans les débats qu’il suscite.

Mais la transformation d’un strip situé dans le temps en un label féministe général ne va pas sans poser de problèmes. Les trois critères n’ont pas pour vocation, et de loin, de couvrir les différentes représentations possible des femmes, ni de prendre en compte les questions fondamentales d’intersectionnalité. Par ailleurs, le test produit des résultats parfois surprenants : Twilight, film souvent considéré comme sexiste, satisfait presque par hasard aux trois critères, alors que Gravity, a priori plus progressiste, ne passe pas la rampe.
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Pourtant, c’est bien cette simplicité radicale qui fait toute la force et la pertinence du test. Que l’on observe le théâtre ou le cinéma, qu’il s’agisse du XVIIe siècle ou d’aujourd’hui, le fait de constater qu’aucune femme ne parle d’autre chose que des hommes ne peut pas être anodin, encore moins lorsque le constat se répète. Significatif, donc, mais pas péremptoire. Le résultat n’est ni une garantie de féminisme ni une condamnation pour sexisme. C’est plutôt un point d’entrée, une question évidente dès lors qu’on la formule : pourquoi tant de femmes représentées ne parlent-elles que d’hommes, alors que la réciproque – des hommes qui ne parleraient que de femmes – ne se vérifie pas du tout : 95 % des films passent le test inversé.
Les pièces de Molière à l’épreuve
Transposée à Molière, la problématique est féconde. L’Atlas Molière indique que seules 7 pièces sur 30 satisfont aux trois critères ; certes, mais encore faut-il comprendre pourquoi. Surprise : alors que la pièce ne parle que d’amour, La Princesse d’Élide passe presque le test – et le rate pour une raison particulièrement frappante. Au début de l’acte II, la princesse entourée de ses amies, profite de la campagne, loin des tracas de la cour :
Oui j’aime à demeurer dans ces paisibles lieux,
On n’y découvre rien qui n’enchante les yeux,
Et de tous nos Palais la savante structure
Cède aux simples beautés qu’y forme la nature.
Des femmes, entre elles, qui profitent de la nature ? C’était sans compter sur Aglante qui lui reproche immédiatement de ne pas s’intéresser aux princes qui la courtisent :
Mais à vous dire vrai dans ces jours éclatants
Vos retraites ici me semblent hors de temps,
Et c’est fort maltraiter l’appareil magnifique
Que chaque Prince a fait pour la Fête publique.
La dynamique à l’œuvre est claire : il faut parler des hommes ! Elle dialogue avec celle décrite par cette personne anonyme à propos de la BD Watchmen : « est-ce que, vraiment, TOUTES les conversations de Laurie avec sa mère doivent traiter des garçons ? »

Le Misanthrope passe en revanche le test grâce à Célimène et Arsinoé, des personnages-types de coquette vedette et de fausse prude. Leur altercation, feu d’artifice rhétorique, révèle les deux personnages sous un jour brillant, remarquable de méchanceté et de finesse, où chacun ne parle que de l’autre et de ses comportements. Mais pourquoi ? Sur Twitter, la question s’est posée : si Célimène et Arsinoé se battent, c’est, au fond… à cause d’Alceste. Faut-il alors réduire leur brillante passe d’armes sous prétexte que c’est un homme qui alimente leur dispute ?
Les échecs répétés des pièces de Molière à passer le test avec succès – même les Femmes Savantes ne cherchent au fond qu’à impressionner Trissotin – appellent mieux que des réponses convenues. Ce n’est ni une simple affaire de convention théâtrale, ni simplement la culture du XVIIe siècle ; ou plutôt, la convention théâtrale est bien plus qu’une affaire de théâtre. Si, malgré quatre cents ans d’écart, Molière et le cinéma s’en sortent aussi mal, c’est que le problème ne tient pas à l’époque ou au genre.
Des impératifs de succès et de rentabilité
Pour le cinéma, la productrice Jennifer Kesler relie le problème à la formation reçue. Parmi les recettes du succès transmises aux scénaristes, « la règle empirique est de ne pas donner un rôle trop actif aux personnages féminins ». Or le théâtre du XVIIe siècle est également une industrie, un commerce, et Molière, un brillant entrepreneur.
Sa recette du succès, c’est de savoir saisir l’actualité et les sujets en vogue pour les mettre en scène. C’est pour cela qu’il peut produire tour à tour les Précieuses ridicules, comédie qui raille les prétentions émancipatrices des femmes, et L’École des femmes qui défend leur droit à choisir un époux. Pour assurer une production rapide et constante, il recourt à des recettes dramaturgiques prêtes à l’emploi, telle que le mariage empêché, qui prédispose les personnages féminins à ne parler que d’hommes.
Comme le cinéma hollywoodien, les pièces de Molière sont soumises aux impératifs de succès et de rentabilité. Il n’écrit pas des personnages, il organise les bons mots situations comiques entre des rôles types, afin de structurer au mieux la pièce. S’il donne à Célimène un rôle central dans le Misanthrope, c’est pour soutenir la dynamique de la pièce, non parce qu’il peint une femme forte.
À force de répétition, la norme emprisonne les représentations féminines dans des rôles convenus qui, manifestement, se sont propagés pendant 400 ans. C’est là, alors, que la simplicité radicale du test de Bechdel fait tomber les masques : autrefois comme aujourd’hui, il ne suffit pas d’intituler sa pièce L’École des femmes ou de donner le rôle principal à un personnage féminin pour faire acte de féminisme. S’il n’y a même pas l’espace pour que deux femmes s’entretiennent, entre elles, d’autre chose que des hommes, il y a tout de même un vrai un problème de représentation.
Christophe Schuwey, Maître de conférences en littérature du XVIIe siècle et humanités numériques, Université de Bretagne Sud
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Féminisme dans la fiction : quand Bechdel regarde Molière
Quel est le point commun entre Toy Story 3, Singin' in the Rain, La Ménagerie de verre de Tennessee Williams et Le Misanthrope de Molière ? Chacune de ces œuvres passe avec succès le " test de ...
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C'était en octobre 2022... #Metoo : une question d'éducation
(A écouter en cliquant sur le lien de bas de page)
Résumé
5 ans après : comment l'éducation et l'école, se sont emparé de #Metoo ?
avec :
Isabelle Clair (sociologue), Gaëlle Perrin (Chargée de mission "éducation à l’égalité" au centre Hubertine Auclert, centre francilien pour l'égalité Femmes-Hommes), Anaïs Alessi (Professeure en collège dans l'académie de Lyon), Mathilde Levêque (Maîtresse de conférence en littérature au laboratoire Pléiade à l'université Sorbonne Paris Nord).
En savoir plus
Le 5 octobre cela fera 5 ans que le mouvement #Metoo a commencé, que la parole des femmes a circulé sur les réseaux sociaux avec ce hashtag ou un autre ici en France : #balance ton porc. Des mots clés pour raconter dans un même et grand mouvement les propos et les gestes déplacés, le harcèlement, la violence sexuelle. Les témoignages furent si nombreux qu’ils ne purent pas, plus, être ignorés. Et nous avons dû réfléchir collectivement à la banalité et la brutalité de ce que subissent les femmes, les filles… car oui, il faut entendre cela aussi : les réflexions et les violences sexuées commencent très tôt.
Vous allez l’entendre cette semaine, nous serons nombreux sur notre chaîne à nous emparer du sujet, et ce soir je voulais en parler - en reparler - dans Être et Savoir, car pour que les comportements évoluent, l'éducation est une clef, un enjeu crucial. Pour le dire autrement, #Metoo - ou "la métamorphose de la civilité sexuelle", c'est totalement un sujet d'éducation.
Alors, depuis 5 ans, comment les éducateurs se sont-ils emparé de la question ? Comment ces débats ont-ils traversé l'école ? En classe, côté élèves, côtés enseignants... Quelle place donner à ces discussions, avec quels moyens, comment les mener ?
On en parle avec nos invitées : Isabelle Clair, sociologue, chargée de recherche au CNRS au sein de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) à l’EHESS, autrice notamment de Sociologie du genre (réédition prévue au premier semestre 2023 chez Armand Colin) et Les jeunes et l’amour dans les cités (Armand Colin, 2008), Gaëlle Perrin, chargée de mission "éducation à l’égalité" au centre Hubertine Auclert, centre francilien pour l'égalité Femmes-Hommes, Anaïs Alessi, professeure en collège dans l'académie de Lyon, et Mathilde Lévêque, maîtresse de conférence en littérature au laboratoire Pléiade à l'université Sorbonne Paris Nord, en charge du projet européen GBOOK 2: European teens as readers and creators of gender-positive narrative.
La citation
"Les violences sexuelles arrivent très tôt et concernent d'abord les jeunes, le moment où ça devient un phénomène collectif massif c'est la fin de l'adolescence, ce sont quand même les jeunes femmes qui sont les principales cibles de ces violences ", Isabelle Clair
Pour aller plus loin
Lien vers le rapport du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) : Égalité, stéréotypes, discriminations entre les femmes et les hommes : perceptions et vécus chez les jeunes générations en 2022 (28/02/22)
Bibliographie
Quelle égalité pour l’école ? Loïc Szerdahelyi (L’Harmattan, 2022)
Le consentement, on en parle ? Justin Hancock et Fuchsia MacAree (Gallimard, 2022)
Moi aussi : la nouvelle civilité sexuelle, Irène Théry (Seuil, 2022)
Illustrations sonores
"Balance ton quoi", Angèle (2019)
Extrait du reportage : "Harcèlement sexuel : metoo" sur France 3 (JT de 12-13H du 16/10/2017)
Voix du ministre de l'éducation nationale Pap Ndiaye dans le "8h30 de France Info" le 12/09/2022
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#Metoo : une question d'éducation
Le 5 octobre cela fera 5 ans que le mouvement #Metoo a commencé, que la parole des femmes a circulé sur les réseaux sociaux avec ce hashtag ou un autre ici en France : #balance ton porc. Des mot...
Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022 : «J’écris pour venger ma race et venger mon sexe»
L’écrivaine doit recevoir samedi le prix Nobel de littérature qui lui a été attribué le 6 octobre. «Libération» publie son discours, prononcé mercredi 7 décembre à Stockholm.
Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – «est-ce bien à moi que ça arrive ?» – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.
Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. J’écrirai pour venger ma race. Elle faisait écho au cri de Rimbaud : «Je suis de race inférieure de toute éternité». (1) J’avais vingt-deux ans. J’étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.
Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables. Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d’Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard les Misérables, les Raisins de la colère, la Nausée, l’Etranger : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
Urgence secrète et absolue
Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire «La parabole de la loi» dans le Procès de Kafka sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma «race», et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire «écrire sur rien» de mes vingt ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus, «Entre oui et non». De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le «bien écrire», la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venue, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, «plate» en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores, ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
Le «je», une conquête démocratique
Continuer à dire «je» m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un «je» présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le «je», jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : «Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs.» (2)
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du «je» – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : «Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui» (3). Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – «c’est à moi que ça arrive» – elles ne peuvent être lues de la même façon que si le «je» du livre devient, d’une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce «je» soit en somme transpersonnel.
C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire «pour» une catégorie de lecteurs, mais «depuis» mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
Idéologie de repli et de fermeture
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a dans le monde, y compris dans les sphères intellectuelles occidentales, des hommes pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal d’espérance pour toutes les écrivaines.
Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et /ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais aussi collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-Guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres, accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir d’extrême vigilance.
En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre, souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.
Annie Ernaux
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Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022 : "J'écris pour venger ma race et venger mon sexe"
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Cherchez les femmes dans l'Histoire
La série d'animation "Cherchez la femme !" donne la parole à des femmes invisibilisées tout au long de l'histoire. Trente épisodes drôles et malins à voir sur le site d'Arte.
Elles sont où ? Oui, elles sont où toutes ces femmes, déterminantes dans l’histoire de l’humanité, et pourtant invisibilisées dans les livres d’histoires ?
Une série animée, composée de 30 épisodes de 3 minutes, et signée Julie Gavras redonne donc, avec humour, la parole à ces personnalités qui ont changé le cours de notre destinée. La voix du narrateur est assurée par Denis Podalydès pendant que les héroïnes sont incarnées par des comédiennes comme Agnès Jaoui, Laetitia Casta, Camille Chamoux Jeanne Balibar...
A chaque épisode, une femme oubliée, ignorée, dans des domaines très divers que sont la science, la littérature, le cinéma, le monde militaire aussi… On découvre ainsi les onna-musha, des femmes samouraïs dans le Japon médiéval. Mais aussi Hatchepsout, pharaonne, dont le nom a longtemps été rayé des archives. Les exemples ne manquent pas malheureusement.
Pour invisibiliser ces femmes, les méthodes sont diverses.
Des travaux de chercheuses minimisés par exemple. Des écrits d’autrices dévalorisés par leurs collègues hommes, comme ce fut le cas pour l’écrivaine Christine de Pizan ou la dramaturge Catherine Bernard.
Femmes ignorées, méprisées...
Parfois, les hommes ne s’embarrassent pas et spolient tout simplement la création d’une femme… Exemple plutôt amusant mais révélateur avec le Monopoly. Pendant des années, on a cru que le célèbre jeu avait été inventé par un certain Charles Darrow. Que nenni ! C’était une femme : Elizabeth Magie. Charles Darrow a repris son jeu "The Landlord's game", en a modifié quelques détails avant de le proposer à l'éditeur Parker Brothers pour finir par faire fortune grâce au Monopoly !
Evidemment, le destin de ces femmes puissantes est résumé en 3 minutes.
Mais la série a cette immense qualité : susciter notre curiosité. Et nous donne envie d’aller chercher des infos supplémentaires sur ces femmes qui ont compté.
Elles ont d’ailleurs la chance d’avoir une page Wikipédia… Et ce n’est pas donné à tout le monde.
Dans le dernier épisode, il est précisé que seules 20% des biographies de l’encyclopédie en ligne sont consacrés… aux femmes.
Pour une catégorie d’êtres humains représentant la moitié de la population mondiale, avouez que ce n’est pas beaucoup.
Les 30 épisodes de "Cherchez la femme !" sont disponibles gratuitement sur le site arte.tv
Eva Roque
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Cherchez les femmes dans l'Histoire
Elles sont où ? Oui, elles sont où toutes ces femmes, déterminantes dans l'histoire de l'humanité, et pourtant invisibilisées dans les livres d'histoires ? Une série animée, composée de 30 ...
Des tâches en plus pour gagner plus, piège antiféministe tendu aux enseignants
Le ministre Pap Ndiaye est chargé de la mise en musique du nouveau « pacte » que souhaite signer Emmanuel Macron avec les enseignants, qui consiste à mieux les rémunérer en échange de nouvelles missions. Mais ces « extras » aggravent déjà les inégalités salariales entre les femmes et les hommes dans l’Éducation nationale.
sous l’angle du genre, cela fait des années que l’Autriche, l’Australie ou encore l’Islande s’y sont attelées. La France rechigne. Elle se dirige pourtant vers un nouveau cas d’école si le ministre de l’Éducation nationale va au bout de son chantier de revalorisation du salaire des enseignant·es. les politiques publiques
Car les chiffres sont sans appel dans une profession pourtant largement féminisée : les femmes profs perçoivent en moyenne un salaire net inférieur de 14 % à celui des hommes. Ici interviennent les raisons habituelles et connues de l’ensemble de la fonction publique comme du secteur privé. Les enseignantes sont plus nombreuses à temps partiel, elles avancent moins vite dans leur carrière et ont un accès moindre aux corps les plus rémunérateurs, l’agrégation par exemple. Ce qui plombe de facto leur « traitement » (le salaire de base dans la fonction publique, fixé par indice).
Mais si l’on s’attache aux détails, les choix politiques récents, tournés vers toujours plus d’individualisation, semblent avoir encore aggravé les choses. Ainsi, la rémunération des enseignantes plonge lorsqu’il s’agit de la part « indemnitaire » de leur salaire, rassemblant les primes, les heures supplémentaires ou les indemnités rémunérant des missions particulières, le plus souvent menées sur la base du volontariat. Cette part même que veut développer Emmanuel Macron, et désormais le ministre Pap Ndiaye, sous la forme d’un nouveau « pacte » conclu avec le corps enseignant.
Lundi 3 octobre, jour d’ouverture de la concertation sur ces revalorisations salariales, le ministre de l’éducation nationale a bel et bien fait valoir sa volonté de continuer à résorber les inégalités femmes-hommes, selon les personnes présentes autour de la table, dans la droite ligne d’un grand plan de rattrapage lancé en 2021 pour trois ans. Mais pour gagner plus, il faudra travailler plus, martèle de son côté Emmanuel Macron, depuis la dernière campagne présidentielle, dans son adresse au monde enseignant.
Le chef de l’État ne s’en cache pas : il souhaite, tout à sa « révolution copernicienne », appliquer à la grande maison Éducation nationale la vieille antienne sarkozyste, au risque de ruiner les efforts entrepris depuis quelques années et salués par les syndicats pour corriger des inégalités persistantes.
« Au ministère, l’égalité femme-homme est abordée, bien démontrée, il y a des débats et des points de vigilance, cela ne fait aucun doute, analyse Dominique Cau-Bareille, ergonome, maîtresse de conférences à l’Institut d’études du travail de l’université Lyon 2. Mais nos politiques publiques fonctionnent en silos : il y a des lieux où l’on parle des questions de genre et d’autres consacrés à l’évolution du métier. La question de l’égalité n’est pas transversale alors que cela devrait être un prisme permanent. » Pour cette chercheuse, le diagnostic est pourtant limpide : les mesures individuelles ont accru la compétition entre les collègues, contribué à inscrire l’idée d’une sorte de « mérite » dans le corps professoral… et creusé l’inégalité salariale entre les femmes et les hommes.
Heures et missions supplémentaires pointées du doigt
Le premier outil de mesure de cette affirmation porte sur les heures supplémentaires. Sans cesse en augmentation depuis 2015 dans le second degré, décriées car pouvant remplacer des postes autrefois occupés par des enseignant·es, les heures supplémentaires se répartissent de manière genrée, sauf en amorce de carrière.
« Au début, les salaires sont tellement bas, tout le monde en veut, souligne Dominique Cau-Bareille, autrice avec la sociologue Julie Jarty d’une étude dans un lycée lyonnais sur ce sujet, publiée en 2014. Mais quand les enfants arrivent dans une famille, nous voyons les femmes, plus engagées dans la vie domestique que leurs conjoints, refuser davantage les heures supplémentaires que les hommes et perdre du coup en salaire. »
Et comme un serpent se mordant la queue, les professeures en école primaire voient elles aussi leurs salaires plafonner puisqu’elles ont accès à très peu d’heures supplémentaires comparativement à leurs homologues en collège et lycée, relève Stéphane Crochet, syndicaliste à l’Unsa. « Or, en primaire, ce sont des femmes, dans une immense majorité. »
Les « missions particulières », au cœur du futur dispositif de revalorisation pensé par Macron, constituent l’autre élément permettant aux enseignant·es de mettre du beurre dans les épinards. Or, là encore, l’inégalité se niche dans l’observation précise de leur usage. Les hommes sont, selon des chiffres sur lesquels s’accordent syndicats et ministère, plus nombreux dans les missions les mieux indemnisées et celles correspondant à la sphère académique, comme la participation à des jurys ou à des missions d’évaluation, souvent organisées bien au-delà du temps scolaire, tard dans la journée.
Les femmes s’engagent dans ce qu’elles considèrent être le « cœur de leur métier », relève Dominique Cau-Bareille : coordination disciplinaire, projets avec leurs élèves, charge de professeure principale dans les établissements. Sauf que ces missions sont financièrement diversement cotées. Ainsi, l’indemnité pour une mission « numérique », où dominent les hommes, rapporte plus que la mission « égalité », davantage portée par les femmes.
Catherine Nave-Bekthi, secrétaire nationale du Sgen-CFDT, considère que les missions les plus valorisées, symboliquement et financièrement, sont même moins « proposées » aux femmes. « Il n’y a en général pas de décharges horaires, les fiches de description de ces missions sont rédigées au masculin, il y a encore du boulot dans la manière de simplement s’adresser aux femmes. »
Tous les syndicats s’accordent sur le fait qu’une partie du travail enseignant, en dehors du temps de classe ou des corrections, ne donne pour le moment lieu à aucune rémunération particulière. Il en va ainsi de l’accompagnement des élèves, de la relation aux parents, de l’animation d’équipe ou encore de la formation professionnelle. « S’il s’agit de reconnaître des missions déjà réalisées où les enseignantes en particulier se chargent d’un travail invisibilisé, pourquoi pas, insiste Stéphane Crochet. Mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit la direction qui soit choisie dans le cadre de ces concertations. »
Dans le fameux « pacte » proposé par Emmanuel Macron, « on nous parle tantôt de nouvelles missions qui deviendraient obligatoires, tantôt de mieux rémunérer l’existant… Tout cela reste très nébuleux », regrette Sophie Vénétitay. La secrétaire du Snes-FSU se sait au diapason de beaucoup d’enseignant·es qui redoutent surtout une intensification de leur travail. « Si on revalorise mais qu’on surcharge, cela s’appelle une arnaque », résume Dominique Cau-Bareille.
Pour le moment, syndicats et ministre ne discutent que de la partie inconditionnelle de la revalorisation promise, attachés au « socle » de base de leur rémunération qui pourrait être réservée aux enseignant·es débutant·es, afin de mettre en œuvre la promesse présidentielle de « plus un seul professeur sous la barre des 2 000 euros ».
Mais là encore, difficile, selon les participant·es de la concertation en cours Rue de Grenelle, de savoir si cette augmentation sera versée sur la partie indiciaire ou indemnitaire du salaire. Ce qui n’est pas un petit sujet puisque dans la fonction publique, toutes les primes n’entrent pas dans le calcul de la retraite, une échéance à laquelle les femmes arrivent doublement pénalisées par des carrières en dents de scie et moins rémunératrices (elles touchent en moyenne une retraite de 14 points inférieure à celle des hommes).
« Que le ministre ouvre son propos sur l’égalité mais ne soit pas capable de répondre à cette question simple nous semble au mieux de l’impréparation, au pire inquiétant, juge Sophie Vénétitay. Cela nous laisse craindre que cette revalorisation promise depuis des mois ne soit finalement qu’une revalorisation… masculine. » Les premiers arbitrages, attendus en janvier 2023, permettront d’en juger.
Mathilde Goanec
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