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Robert Menasse : “l’Europe est le seul continent à pratiquer l’autocritique”...
EXTRAITS
Démocratie, culture et valeurs européennes : l’écrivain autrichien Robert Menasse, auteur du roman “La Capitale” (prix du Livre allemand 2017 ; Verdier, 2019), dresse un portrait critique, sans illusion ni désespoir, du Vieux continent.
Dans La Capitale, vous décrivez une Union européenne qui méprise la culture. Mais existe-t-il un rapport spécifique des Européens à l’art, à la création et à la culture ? Si oui, comment le définir ?
Robert Menasse : L’Union européenne, c’est qui ? Les États membres ? Nous tous, qui sommes des citoyens de l’Union européenne ? Les institutions européennes communes ? On ne peut en aucun cas dire que « l’Union européenne » méprise la culture. La réalité, c’est simplement que la Direction générale Culture de la Commission européenne n’a pas beaucoup d’importance. Elle n’a que peu de compétences, par conséquent peu de budget, et donc peu de poids dans la Commission. Les gens qui veulent faire carrière au sein de celle-ci ressentent ainsi leur transfert à la Direction générale Culture comme une impasse, un coup d’arrêt à leur carrière. C’est ce que je raconte dans mon roman. Mais si la Culture n’a pas beaucoup de compétences au sein de la Commission, ça ne tient pas à un désintérêt politique de l’Union européenne pour la culture, cela tient au contraire aux États membres : dans le cadre de de la Commission, chaque direction a exactement le champ de compétences que lui délèguent les États membres. C’est l’explication de toute l’affaire : les États transfèrent peu de compétences à la Culture, si bien que cette direction n’a qu’un petit budget et donc de peu de poids dans la Commission. Quand nous observons les États membres, nous y voyons deux systèmes totalement différents : dans certains États, la politique culturelle est de la compétence des régions, dans d’autres elle est centralisée, dans d’autres encore, notamment en Europe de l’Est, elle est inexistante ou soumise aux intérêts politiques du gouvernement en place. Et partout, malgré tout, on crée de l’art et on trouve une culture née de l’histoire. Celle-ci forme un réseau de diversité et de richesse sur ce continent.
L’art cherche toujours et avant tout l’échange, la fécondation, le dépassement des frontières nationales. À la grande époque du nationalisme, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale et dans l’entre-deux-guerres, les artistes constituaient un réseau dans toute l’Europe, ils se rencontraient dans des métropoles telles que Paris, Vienne ou Berlin, ils étaient, comme le dit en substance Stefan Zweig, des Européens au moment où tout plaidait contre cela. Mais aujourd’hui, eux ont encore de l’importance, au contraire des idéologues de l’art et des artistes du terroir que défendaient les nationalistes. Moi, en tant que Viennois, ce sont par exemple, tout naturellement, Charles Dickens et Victor Hugo, Italo Svevo et Émile Zola ou Theodor Fontane qui m’ont marqué ; un film français médiocre me parle même plus qu’un film hollywoodien parfait. C’est aussi dans ce côté naturel que se révèle l’identité culturelle européenne. Bref, quand nous parlons de politique culturelle européenne, une chose est tout à fait claire : dans le réseau culturel européen se produit quelque chose qui ne se passe pas de la même manière dans d’autres champs politiques : la politique fiscale européenne, la politique financière européenne, ou encore la protection européenne des consommateurs ne naît pas toute seule, même si nous avons un marché commun et une monnaie commune. Il est donc nécessaire que Bruxelles détienne de fortes compétences dans ce domaine. La politique culturelle, quant à elle, n’est rien d’autre que la production de conditions générales dans lesquelles peuvent prospérer la créativité, l’art et la culture. Cela, les États ou les pays peuvent le faire, et le courant passera pourtant dans tous les sens entre les États. Et puis le fait qu’un État n’a pas de politique culturelle n’empêche pas l’existence d’une culture et d’une création artistique. C’est la différence avec la politique sociale, la politique financière, etc. : celles-là, on doit les fabriquer.
(...)
Quelles réformes l’Union européenne devrait-elle entreprendre pour surmonter la défiance des citoyens ?
Nous avons un marché commun, une monnaie commune, une bureaucratie commune. Mais le développement de notre démocratie commune est très rudimentaire. Ce qu’il faut faire d’urgence à présent, c’est mener une démocratisation conséquente de l’Europe. Cela implique de déposséder de ses pouvoirs le Conseil européen des chefs d’État et des gouvernements nationaux, de renforcer le pouvoir du Parlement, mais sur la base d’un suffrage qui ne soit pas fondé sur l’élection de listes nationales, et surtout d’imposer l’égalité de tous les citoyens devant le droit. Celle-ci n’est pas encore établie, et cela aussi conduit à cette mauvaise ambiance, à la méfiance envers le système. Il est tout de même absurde que nous puissions tous nous donner le nom de citoyens européens, mais que nous n’en détenions pas le droit fondamental : l’égalité. Selon l’endroit où nous sommes nés et où nous vivons, nous avons un plus ou moins bon accès à l’éducation, aux prestations sociales, à l’assurance santé, nous payons des impôts plus ou moins importants, nous avons un salaire minimum plus ou moins élevé, etc. On n’instaurera pas ça du jour au lendemain, mais nous devrions enfin nous y mettre, à petits pas. Car dans le cas contraire, l’union de la paix se transformera en union de la dissension sociale. Et les possibilités de faire l’Union sur la base de l’égalité des chances de ses citoyens perdront leurs dernières chances dans un combat sauvage entre les spécificités nationales.
Propos recueillis par Michel Etchaninoff
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Robert Menasse : "l'Europe est le seul continent à pratiquer l'autocritique"
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