Latente depuis des mois, l’opposition des enseignants au nouveau baccalauréat pourrait éclater cette semaine avec l’organisation des premiers «partiels» pour les lycéens, comme à Clermont-Ferrand samedi. Une mobilisation qui se greffe sur la lutte pour les retraites.
Samedi, scotché devant sa télé, un prof marmonnait, un peu fébrile face aux images du lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand envahi par des manifestants : «Un premier pas qui augure cette semaine… Sûr, ça va motiver des collègues.» La tenue des premières épreuves anticipées du nouveau baccalauréat a dû être annulée dans l’établissement. D’ici aux vacances de février, chaque lycée est chargé d’organiser les nouvelles épreuves communes de contrôle continu (E3C), sorte de partiels, pour les élèves de première. D’un établissement à l’autre, l’organisation est très différente.
Dans les lycées, des professeurs et parfois des chefs d’établissement déplorent le manque de préparation de cette réforme mise en place en peu de temps. Voilà que la colère, souterraine depuis l’épisode de la grève des notes du bac en juin, a repris du coffre ces dernières semaines avec le conflit sur les retraites. Des actions seraient envisagées dans de nombreux établissements. Elles pourraient vite mettre en difficulté le ministre. Mais Jean-Michel Blanquer fait peu de cas de ce mécontentement qui gagne du terrain. C’est «un effet de loupe», a-t-il commenté dimanche sur France Inter. «La réforme du baccalauréat suscite l’adhésion.»
En quoi consistent les E3C ?
L’éducation nationale raffole des sigles. Le petit dernier, «E3C», signifie «épreuve commune de contrôle continu». Une création du bac nouvelle formule, à mi-chemin entre un examen anticipé (comme l’est déjà le bac de français) et un devoir classique sur table. Cette réforme, qui s’applique pour la première année, vise à simplifier l’organisation du bac, jugée trop lourde et coûteuse. Pour diminuer l’examen final, il a donc été prévu qu’un certain nombre de matières seraient notées à partir des résultats obtenus au cours des années de première et de terminale.
Mais plutôt que de s’en tenir au seul bulletin (qui représente 10 % de la note du bac), ont été créées ces fameuses E3C : les élèves passent deux séries d’épreuves en classe de première et une autre à la fin du premier trimestre de terminale. Ils sont ainsi évalués en histoire-géographie, langues vivantes (et en maths pour les séries technologiques). Cela représente 30 % de la note finale au bac. Chaque établissement organise ces «mini-bacs» à sa sauce et cette session se déroule entre ce lundi et les vacances de février. Les sujets sont choisis dans chaque établissement parmi la «banque de sujets» mise en ligne par le ministère. Les conditions de passage sont très variables. Certains établissements ont prévu de mettre les élèves en mode examen : un par table, dans le calme, avec deux surveillants par salle. Dans d’autres lycées, les candidats passent l’épreuve en classe ordinaire, parfois à 38 par salle comme pour un devoir sur table lambda…
Pourquoi ces appels au boycott ?
Plusieurs raisons se combinent. D’abord, parce que ces E3C symbolisent la réforme du bac qu’une partie des enseignants conteste. L’un des arguments qui revient souvent est «cet état d’évaluation permanente» dans lequel on plonge les élèves. «Ils sont en stress continu, sans cesse évalués. Et nous, professeurs, on a l’impression de n’être là que pour les préparer aux épreuves. Quel temps reste-t-il pour enseigner ?» peste un enseignant de Haute-Garonne. Une autre, professeure d’espagnol à Paris : «On se retrouve à faire exactement ce qu’il ne faut pas : du bachotage. En langue, les E3C sont découpés en trois parties : une fois, ils sont évalués en compréhension orale, puis écrite, et enfin en expression orale. Ce qui veut dire que, pendant trois mois, on ne fait quasiment qu’un type d’exercice. C’est idiot.»
Surtout, au-delà même des positions des uns et des autres sur le fond de la réforme (notamment sur la suppression des filières que certains apprécient), la majorité s’accorde sur la précipitation avec laquelle les changements sont mis en place. Et l’impréparation qui va avec. En l’espèce, ces E3C sont un exemple parfait : les équipes ont appris très tard la façon dont les choses allaient se dérouler. La fameuse banque nationale de sujets a été mise en ligne il y a tout juste un mois. Un peu court pour potasser les sujets et se mettre d’accord ! Sans parler des incohérences ou coquilles trouvées dans les intitulés d’exercices confectionnés à la hâte. Ou encore ces bugs à répétition de la plateforme… La pression est vite montée dans les équipes, y compris parmi les chefs d’établissement, qui sont en première ligne pour organiser les épreuves. «On est devenus une annexe de la division des examens du rectorat, soupire une proviseure de l’académie de Toulouse. On choisit les sujets, on les photocopie, on prépare les convocations et il faut même scanner les copies. Une usine à gaz.» De leur côté, les syndicats d’enseignants, comme le Snes-FSU, ont appelé à «annuler la session de janvier [des E3C]». Les parents d’élèves de la FCPE ont, eux, demandé un ajournement des épreuves. En vain. Le ministère n’a pas cillé pour l’instant.
Y a-t-il un rapport avec le mouvement des retraites ?
Les deux motifs de colère sont bien distincts, mais ils se nourrissent mutuellement. Comme l’explique un professeur de Rouen en lutte contre les E3C, les appels au boycott «ont beaucoup plus de résonance dans le contexte de lutte contre la réforme des retraites». A l’inverse, les enseignants du primaire ou des collèges, très mobilisés dans le conflit des retraites, regardent avec attention cette contestation autour du bac. «Les collègues de lycée ont un pouvoir de nuisance que nous n’avons pas, analysait un prof d’un collège de l’est parisien. Eux ont les moyens de mettre en difficulté le ministère» en empêchant la tenue du bac. «C’est notre dernière cartouche», soufflait une enseignante de lycée, décidée à boycotter la surveillance des épreuves, «chose que je n’aurais jamais imaginé faire il y a encore un an». C’est l’une des particularités de ce mouvement, que l’on a constaté aussi en juin lors de la grève des notes du bac : les professeurs mobilisés ne sont pas forcément syndiqués et militants.
Que peut-il se passer ce lundi ?
Plusieurs inconnues demeurent, et autant d’hypothèses. Tout va dépendre d’abord de l’ampleur du mouvement. «Dans l’académie de Lyon, 80 % des proviseurs s’attendent à des perturbations dans leur établissement. Ils sont 60 % dans l’académie d’Aix-Marseille», recensait le SNPDEN (syndicat majoritaire des chefs d’établissement) la semaine dernière. Les modes d’action seront tout de même divers, avec un effet de nuisance variable. Une partie des équipes refuse par exemple de choisir le sujet d’examen, comme il leur est demandé. C’est le cas au lycée Antoine-Bourdelle de Montauban, où des élèves racontent comment le chef d’établissement les a convoqués dare-dare avec leurs cahiers de cours… pour que l’inspecteur d’académie choisisse lui-même le sujet de l’épreuve, en fonction des chapitres vus en classe. D’autres professeurs s’apprêtent à boycotter la surveillance des épreuves. Mais là encore, l’administration a des moyens de contourner. Comme lors de la grève de la surveillance du bac de juin, des proviseurs, sous pression de la hiérarchie, élaborent des plans de secours, en demandant à d’autres personnels (agent comptable, chef cuisinier, surveillants) de se tenir prêts au cas où.
Et puis, s’ajoute une minorité, qui se dit prête à franchir une étape supplémentaire en bloquant l’accès aux salles d’examen comme samedi à Clermont-Ferrand. «La ligne rouge a été franchie au moment de la grève des notes du bac. Des actions de ce type sont devenues possibles dans nos têtes», raconte un enseignant qui anime le groupe Facebook «Stop Blanquer, Stop E3C», qui recense toutes les actions à l’échelle nationale. Selon son thermomètre, une trentaine d’actions fortes, type blocage filtrant, sont prévues devant des lycées ce lundi.
La suite va aussi dépendre de la façon dont le ministre gère le conflit. Sollicité par Libération, son cabinet n’a pas souhaité répondre à nos questions, invitant à écouter son propos sur France Inter. «Il n’y a pas de climat anti-Blanquer dans l’éducation. C’est un effet de loupe. La réforme du baccalauréat suscite l’adhésion. A chaque étape, il y a des secteurs radicaux qui contestent l’étape suivante.» Il poursuit : «Il y a les gens qui voient bien qu’on essaie de rehausser le niveau et ceux qui sont pour l’immobilisme, et qui ont des intentions politiques. J’ai le calme des vieilles troupes et je ne cède pas aux intimidations.» Cela ne ressemble pas à un appel au calme.
Marie Piquemal