
EXTRAITS
L’hégémonie médiatique des polémistes qui pourfendent l’époque est une réaction à une triple révolution anthropologique, à la fois écologique, intime et géopolitique, qui bouscule les sociétés occidentales.
Comment en est-on arrivé là ? Une France en apparence confinée dans ses remugles les plus rances. Une droite réactionnaire hégémonique dans la sphère médiatique, qui impose ses thématiques dans l’espace public. Une gauche atomisée, fracturée, au corpus idéologique non renouvelé, minée par le narcissisme des petites différences. Le conservatisme consacré, le progressisme dévoyé. L’universalisme confondu avec l’occidentalisme. L’antiracisme assimilé au totalitarisme. Ses nouvelles formes couvertes d’opprobre, taxées du sobriquet infamant d’« islamo-gauchisme » et censément disqualifiant de « wokisme ». Les féminismes de notre ère réduits à des « postures victimaires ». Les jeunes mobilisés pour le climat comparés à des ayatollahs, et l’écologie à une nouvelle religion sectaire. L’université accusée de diffuser un « savoir militant » et d’importer des « théories étrangères ». Le bien transformé en mal. Le bon en mauvais. Et le généreux en idiot.
Il est sans doute nécessaire de comprendre comment fonctionne la rhétorique néoréactionnaire, sa mécanique, d’étudier pourquoi elle est largement portée par un milieu social endogamique et une certaine classe médiatique, comment l’évolution du champ intellectuel et politique a mené à cette montée vers les extrêmes, sans parler des responsabilités de la gauche dans cette défaite culturelle. Une contre-révolution intellectuelle analysée par la politiste Frédérique Matonti, qui s’attache à comprendre pourquoi, « à la veille de l’élection présidentielle de 2022, l’idéologie réactionnaire semble désormais hégémonique » (Comment sommes-nous devenus réacs ?, Fayard, 2021).
Mais peut-être convient-il, dans un premier temps, d’aller chercher plus loin les raisons d’un tel discours de restauration. Car ce retournement idéologique est tout d’abord une réaction à de grandes transformations sociales et à de véritables mutations anthropologiques. Un basculement du monde à la fois écologique, intime et géopolitique qui bouscule l’Occident, affecté par de nouvelles blessures narcissiques.
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La « fin de la domination masculine » est un « séisme anthropologique », observe le philosophe Marcel Gauchet (Le Débat, mai-août 2018). « Cette atteinte au patriarcat provoque des vexations et une grande insécurité narcissique », remarque la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury, autrice de Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 2020).
Pas étonnant qu’Eric Zemmour ait installé sa carrière de pamphlétaire réactionnaire avec Le Premier Sexe (Denoël, 2006), ouvrage présenté comme un « traité de savoir-vivre viril à l’usage de jeunes générations féminisées », dans lequel il raille « une époque de mixité totalitaire » et « castratrice ». Ou que l’un des architectes de l’union des droites, Patrick Buisson, déplore la « dépaternalisation de l’autorité » dans une société où il n’y aurait « ni Dieu ni mec » (La Fin d’un monde. Une histoire de la révolution petite-bourgeoise, Albin Michel, 2021). Car la crainte du « grand remplacement », comme celle du « remplacisme global », n’est pas qu’une panique complotiste consistant à affirmer que les Européens seraient remplacés par les Africains, mais aussi, précise son propagandiste, l’écrivain Renaud Camus, « les hommes par les femmes » (« Discours de Baix », in Le Grand Remplacement, édition 2018).
La sociologue Eva Illouz relève de son côté qu’une récente étude menée par Theresa Vescio et Nathaniel Schermerhorn, du département de psychologie à l’université d’Etat de Pennsylvanie, a montré que « les gens qui soutiennent les formes hégémoniques de la masculinité – un modèle culturel qui justifie la domination masculine – sont beaucoup plus susceptibles de soutenir [le républicain] Donald Trump » que les démocrates Hillary Clinton ou Joe Biden. On voit émerger, depuis quelque temps, en effet, « une politique du ressentiment », renchérit Cynthia Fleury, dans laquelle la colère, l’envie, la jalousie, le virilisme et le masculinisme jouent un rôle prépondérant.
« Narendra Modi, Jair Bolsonaro, Donald Trump, Viktor Orban : tous les dirigeants populistes de droite, et leurs aspirants, comme Eric Zemmour, sont des incarnations vivantes de cette masculinité hégémonique », fait observer Eva Illouz, autrice de La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 2020). Et les mouvements féministes, homosexuels ou transgenres sont perçus comme « une menace directe sur ce qui, pour beaucoup, constitue le socle de leur identité, la famille traditionnelle. Et les femmes, pas moins que les hommes, souscrivent largement à ce modèle ». Ce pourrait être une des raisons de la présence féminine dans la galaxie néoréactionnaire (« Où sont les hommes, les vrais ? », « Il n’y a plus de mecs », etc.).
« On mésestime l’importance capitale et souterraine de la famille dans la politique, prévient Eva Illouz. C’est un point de repère qui oriente profondément les habitus politiques, d’autant que, pour la classe ouvrière, la famille est souvent est la seule structure d’entraide. » Les révolutions se font à la maison et les contre-révolutions sont de salon. Ainsi, en paraphrasant Freud, on pourrait dire que ce chambardement intime est une blessure « domestique » : le mâle n’est plus le maître dans sa propre demeure.
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« Ce qui est certain, c’est que ce triangle central – environnemental, féministe et postcolonial – mobilise la jeunesse et qu’elle se socialise politiquement autour de ces questions, comme on a pu le voir avec les marches pour le climat, le mouvement #metoo et Black Lives Matter », observe l’historien Pap Ndiaye, directeur général du Palais de la Porte-Dorée et du Musée d’histoire de l’immigration. L’historien des Etats-Unis et de la condition noire s’avoue « frappé par l’antiaméricanisme vivace des néoréactionnaires, qui perçoivent ces travaux et mobilisations comme des idéologies d’importation », alors que, du géographe Elisée Reclus au philosophe André Gorz pour l’écologie, de la philosophe Simone de Beauvoir à l’écrivaine Françoise d’Eaubonne pour le féminisme, du poète Aimé Césaire au psychiatre Frantz Fanon pour le décolonialisme, « la France est porteuse d’une longue histoire sur ces sujets ».
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Aucun angélisme ni irénisme, pourtant, chez les intellectuels interrogés. Chacun reconnaît certaines dérives, notamment celles présentes au sein du militantisme survivaliste ou indigéniste. Mais, comme le remarque le sociologue Edgar Morin, « plutôt que d’être effrayé par la gigantesque crise planétaire qui nous emporte, on nous demande de nous terrifier du mouvement “woke”, ce courant minoritaire dans la culture française ». Une volonté de faire diversion. La stratégie néoréactionnaire consiste même à se focaliser sur quelques affaires afin de jeter le discrédit sur un mouvement intellectuel de fond. L’hégémonie culturelle, concept forgé par le philosophe communiste Antonio Gramsci (1891-1937) pour expliquer que la bataille politique passe par la guerre idéologique, « a basculé du lexique de la gauche à celui de la droite », reconnaît toutefois Didier Fassin. « Nous avons perdu la bataille médiatique », admet Pierre Singaravélou. La prise de conscience est peut-être tardive mais la contre-offensive s’organise.
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Face à l’hégémonie réactionnaire, « les leaders de la gauche sont pour le moment incapables de constituer la moindre digue », regrette Frédérique Matonti. Mais pour que les progressistes reconstituent un socle idéologique, il faut « en finir avec les fausses oppositions créées par les controverses », cesser « d’opposer féminisme et néoféminisme, antiracisme universaliste et antiracisme intersectionnel, lutte contre les discriminations et lutte contre les inégalités, défense des classes populaires et défense des minorités », abonde-t-elle.
Mais le constat de la prégnance du réactionnariat s’accompagne du sentiment, voire de la conviction, de vivre une période d’immenses mutations portées par de nombreux contemporains qui, comme le chantait Guillaume Apollinaire, sont « las de ce monde ancien » (Zone, in Alcools, Gallimard, 1920). « Oui, un nouveau monde est en train d’advenir, se réjouit Pap Ndiaye, même si les polémiques lancées par les réactionnaires rendent le climat délétère. » Intellectuel communiste récupéré par ceux qui théorisent depuis les années 1980 un « gramscisme de droite », le philosophe Antonio Gramsci écrivait que « la crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », même si, « pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Une bonne occasion, comme cet auteur le disait, d’associer le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté. Une invitation à solliciter d’urgence l’alliance de toutes les pensées de l’émancipation.
Nicolas Truong
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