Coup de coeur... Nathalie Azoulai...
Anne, Emmanuel et moi, c’est en terminale que nous sommes devenus inséparables. On faisait tout ensemble, les dissertations, les cours de natation, les exposés. Nous étions des élèves curieux, dociles et agréables. On nous appréciait. Surtout Emmanuel et Anne que leur complicité, leur humour rendaient charismatiques aux yeux du reste de la classe, cette façon qu’ils avaient d’interroger les professeurs, de leur répondre sans aucune insolence, de rebondir sur un mot pour relancer le débat ou détendre l’atmosphère. Tout le monde aurait adoré faire partie de leur cercle restreint et c’était moi qu’ils avaient élue. Je n’étais pas particulièrement belle ou drôle ou brillante ; j’étais juste une bonne petite élève. Sans eux, je crois que j’aurais fait une scolarité moyenne, mais, à leur contact, je m’étais mise à rêver d’excellence.
Si Emmanuel pouvait paraître quelquefois arrogant, Anne, en revanche, cultivait la modestie. Elle comprenait toujours tout avant les autres, mais elle se débrouillait pour que ça ne se voie pas. Elle m’a avoué par la suite qu’on l’avait également élevée avec l’idée qu’il ne fallait surtout pas susciter l’envie chez les autres de peur qu’elle ne se retourne contre soi. La philosophie, c’était son point fort. Emmanuel, lui, excellait en maths et en histoire. Moi, j’étais bonne partout mais je ne faisais pas d’étincelles. Jusqu’à ce jour où le professeur de philosophie s’est avancé vers moi.
Il a son gros paquet de copies à la main et il marche. Anne est assise à ma gauche mais je sens que c’est vers moi qu’il avance, à cause de ce regard étonné dont il ne démord pas. Mon cœur va lâcher, quelque chose dans mon ventre va se tordre et me couper le souffle. Je dois me tromper, c’est vers elle qu’il va, c’est elle qui l’intéresse, pas moi. Tout le monde sait d’emblée où il va, il n’y a guère que moi pour me bercer d’illusions alors que nous sommes en cours de philosophie, que chez moi, les philosophes, on croit que ce sont des auteurs de dictons et qu’Anne rafle toujours les meilleures notes parce qu’elle a la tête à ça.
Et pourtant je vois le bras qui se déploie, qui détache la première copie de la liasse et la dépose sous mon nez. Mes yeux s’embuent, j’arrive à discerner le 18 qui danse sur les lignes, rouge, un peu baveux, et dessous, cette mention « Excellent travail. » Je l’ai battue, c’est la première chose que je me dis, mais je ravale ces mots, je ne veux pas les entendre, je ne veux pas que ce soient ceux-là qui me viennent en premier ; je les enfouis, je les étouffe, je les essore pour que plus rien ne sorte d’eux, mais en vain. D’autres affluent. Un jour, elle m’implorera, je la mettrai à genoux. Et c’est toute une pluie de phrases revanchardes qui s’abat. Comme les morceaux d’une langue qui serait morte en moi et qu’un événement imprévu exhumerait. C’est une langue de moi que je ne connais pas.
Le professeur me félicite devant toute la classe et je voudrais que ça dure des heures, qu’il trouve des synonymes, des périphrases, des compliments inédits. Puis j’ai peur qu’Anne soit jalouse, qu’elle ne veuille plus de moi comme amie parce que je l’ai doublée et qu’en plus je suis une peste. Emmanuel me regarde comme s’il ne m’avait jamais vue. On dirait qu’il va me demander en mariage dans l’heure qui suit, je le déteste pour cette admiration soudaine et opportuniste, pour cette façon qu’il a lui aussi de n’aimer que ce qui brille. Anne se penche vers ma copie. Un instant, je pense qu’elle va la prendre et la déchirer mais non, elle voudrait juste la lire pendant la récréation. Je redoute ses questions vicieuses, qu’elle veuille discuter telle hypothèse, car subitement c’est comme si je ne me souvenais plus de rien, comme si ce n’était pas moi qui l’avais écrite, cette dissertation, comme si j’avais recopié dans des livres, que j’avais triché, parce que je n’ai ni cette intelligence ni cette culture-là. Félicitations, dit-elle après la récréation, c’est vraiment excellent. J’aurais préféré qu’elle dise « intéressant » mais elle dit « excellent ». Elle s’étonne juste de la référence à Spinoza sur un sujet pareil, elle n’y aurait pas pensé, je m’entends lui répondre avec assurance qu’avec Spinoza on peut tout faire.
Je m’appelle Virginie Tessier et je suis première en philosophie.
Quand je rentre chez moi, je fonds en larmes dans les bras de ma mère. Elle veut ouvrir le champagne, même si on est lundi soir, même si elle se coltine une migraine toute la semaine, ça vaut bien la peine, sa fille première en philo, elle n’y croit pas. Cette Anne Toledano a sur moi la meilleure influence du monde, je dois continuer à la fréquenter, des gens comme ça, c’est un cadeau de la providence, elle n’en a pas eu sur sa route. Je ne sais pas pourquoi mais ses mots me fichent le cafard, pour le passé de ma mère qu’ils éclairent piteusement, le ressentiment qui affleure dans les yeux de mon père. Des gens comme ça, des gens comme quoi ?
Nathalie Azoulai - Les Manifestations
Quelques idées reçues l’école battues en brèche par un historien de l’éducation - Par Lucien Marboeuf
EXTRAITS
Dans leur livre « A nous le français ! » (voir le post précédent), les linguistes Maria Candea et Laélia Véron déconstruisaient les clichés et idées reçues sur la langue, nous invitant à nous émanciper. Dans « L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire », l’historien de l’éducation Claude Lelièvre nous propose de prendre du recul sur les représentations que nous avons de l’école. En multipliant les sources historiques, Lelièvre vient bousculer la vision dominante sur les fondamentaux, sur Jules Ferry, sur la pédagogie, le bac, les notes, les vacances…
Impossible de tout aborder ici, ce qui suit est donc un condensé de notes prises au fil de la lecture.
Fondamentaux : Jules Ferry voulait affranchir l’école primaire du « Lire, écrire, compter »
Dans l’imaginaire collectif, l’école de Jules Ferry est centrée sur les fondamentaux. Or, Ferry n’a de cesse de promouvoir « tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du "lire, écrire, compter" : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau ».
(...)
La baisse du niveau en orthographe, 1830
Claude Lelièvre rapporte cette remarque du ministre de l’instruction publique datant de 1830 : « Nous avons quelquefois reçu des lettres ou des réclamations d’individus pourvus du grade de baccalauréat, et dont le style et l’orthographe offraient la preuve de la plus honteuse ignorance ».
Puis, en 1886 : « l’orthographe des étudiants en lettres est si défectueuse que la Sorbonne s’est vue réduite à demander la création d’une nouvelle maitrise de conférence, dont le titulaire aurait pour principale occupation de corriger les devoirs de français des étudiants de la faculté de lettres ». On le voit, le niveau baisse depuis un bon moment déjà…
(...)
Les « hussards noirs » n’étaient pas des instituteurs
Alors qu’il est si souvent fait référence à ces fameux « hussards noirs » pour désigner ces instituteurs dévoués à l’enseignement républicain, Claude Lelièvre nous apprend que l’expression, signée Charles Péguy, ne désignait en réalité pas du tout les instituteurs (qui n’ont jamais porté d’uniforme, noir ou autre) ! Péguy utilise ce mot pour désigner les normaliens de l’époque, alors que lui-même était élève de l’école annexe de l’école normale primaire du Loiret : « Un long pantalon noir, avec un liseré violet. Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante ; mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire […]. Quelque chose comme le fameux cadre noir de Saumur […]. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards noirs de la République. Par ces nourrissons de la République. Ils avaient au moins quinze ans ».
(...)
Lucien Marboeuf
Texte intégral à lire en cliquant ci-dessous
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Quelques idées reçues l'école battues en brèche par un historien de l'éducation
Dans leur livre " A nous le français ! " (voir le post précédent), les linguistes Maria Candea et Laélia Véron déconstruisaient les clichés et idées reçues sur la langue, nous invitant à ...
L’École et la République des chefs : 1. le fiasco de la « troisième voie »
EXTRAITS
Comment interpréter la longévité exceptionnelle de Jean-Michel Blanquer pour un ministre de la Ve République ? Intelligence visionnaire en matière de politique scolaire ? Homme providentiel pour « réformer le mammouth » ? Autres explications ? Pour commencer à répondre, prenons le temps d'examiner sa stratégie de la « troisième voie », formulée avant et après sa prise de fonction.
(...)
La stratégie de la « troisième voie » pour l’École
Étonnamment, en matière d’intelligence visionnaire, les commentateurs, en général favorables au ministre, n’ont pas fait montre d’une grande curiosité pour une thématique « stratégique » développée par le ministre dès avant son intronisation. D’après lui, « l’École de France » se devait d’adopter une « troisième voie » pour réussir son « rebond », après des décennies de déclin, mesuré par plusieurs tests comparatifs internationaux dont PISA est le plus connu. Cette notion de « troisième voie » fut reprise également, comme on va le voir, dans le discours d’Emmanuel Macron sur l’École.
Il est donc légitime d’essayer de comprendre ce que cette « voie » a pu signifier en termes de lucidité stratégique de la part d’un ministre qui a eu l’habileté à deux reprises d’agrandir son domaine de gouvernance à la Jeunesse puis aux Sports, lors des remaniements gouvernementaux. Cette vision d’une « troisième voie » a-t-elle servi de boussole à des mesures ministérielles au cours du quinquennat ou n’a-t-elle été qu’un storytelling d’habile « réformateur » qui dissimule ses mesures autoritaires et ses coupes budgétaires sous le voile d’un discours œcuménique ?
Dans L’Ecole de demain (Odile Jacob, p.9), son livre programmatique de 2016, Jean-Michel Blanquer a esquissé sa stratégie de la « troisième voie » : « […] plusieurs pays, en Asie notamment, obtiennent de très bonnes performances éducatives en misant sur une certaine rigueur pédagogique. Par ailleurs, d’autres pays au nord de l’Europe mais aussi sur le continent américain, réussissent parce qu’ils ont su promouvoir l’épanouissement de l’enfant et une certaine ‘modernité pédagogique’. »
Il conclut ce propos qu’on peut qualifier de « comparatiste » (puisqu’il met en regard les systèmes scolaires de plusieurs pays) en affirmant qu’une « confluence de ces deux modèles de réussite, que l’on a tendance à opposer » est possible en France pour « dessiner un modèle éducatif équilibré, mélange réussi de tradition et modernité, d’épanouissement et de rigueur, d’effort et de liberté. » Trois ans plus tard, dans un discours repris dans un livre (Préparer les petits à la maternelle, Odile Jacob, p.16), Emmanuel Macron exprime la même idée : « […] la France est en mesure de s’engager dans une troisième voie éducative : celle qui sait concilier l’exigence cognitive qu’on observe par exemple dans les pays asiatiques et l’exigence affective que l’on voit s’exercer dans les pays du Nord de l’Europe. ».
Pour comprendre ce que recouvre cette thématique de la « troisième voie », décortiquons ces extraits et interrogeons leur sens.
Donc « une certaine rigueur pédagogique », affirme-t-on, produit de « très bonnes performances éducatives ». On ne sait au juste de quelle rigueur il est question. Est-ce un niveau d’exigence à atteindre ou une forme particulière de pédagogie à pratiquer, comme dans les « pays asiatiques » où le bachotage pour réussir aux tests est généralisé ? Il est à noter aussi que les performances obtenues sont explicitement qualifiées d’« éducatives » et non pas rapportées au seul « scolaire ».
On peut penser qu’il s’agit là d’une allusion implicite à la supposée prédisposition des « Asiatiques » à la « discipline ». Par ailleurs, « une certaine ‘modernité pédagogique’ » produit aussi de la réussite en promouvant « l’épanouissement de l’enfant ». On ne dispose pas d’éléments permettant de savoir pourquoi la modernité pédagogique est entourée de guillemets. S’agit-il de contester la nature même de cette « modernité » ou bien de prendre du recul avec une expression proche de l’oxymore selon son auteur dans la mesure où la recherche de l’épanouissement de l’enfant serait en quelque sorte contraire à la bonne « pédagogie » faite de tradition et de rigueur ?
À l’heure où la pensée binaire est constamment vilipendée pour son manichéisme et son inaptitude à penser la complexité, comment donc comprendre cette volonté de synthèse entre des voies mises en opposition ? Dans un premier temps, les propos des tenants de la « troisième voie » mettent en scène des oppositions binaires : entre « rigueur » et « modernité » à propos de la pédagogie, entre « performances éducatives » et « épanouissement de l’enfant » à propos de la réussite des systèmes scolaires.
On discerne ici le vieux dualisme entre « tradition/rigueur/effort » et « modernité/épanouissement/liberté », qui depuis au moins deux siècles structure la vision conservatrice.
Mais une pensée conservatrice qui serait gagnée par la tentation de s’ouvrir au pôle opposé. Car si la « modernité » est bien mise en opposition à l’effort (c’est-à-dire au travail !) ou à la rigueur (au sens de la discipline ou de la rigueur intellectuelle), comme il est de coutume du point de vue conservateur, la tradition est quand même mise explicitement en opposition à l’épanouissement et à la liberté, ce qui est peu flatteur pour des tenants déclarés du « libéralisme » !
(...)
Au moment où la politique ministérielle prétend se sourcer à la science avec un grand S, plutôt qu’à l’idéologie, elle gagnerait donc en crédibilité à ne pas reprendre des stéréotypes ethnoculturels pour le moins éculés, bien qu’ils permettent d’être facilement entendu par des cadres de l’Etat ou des élus locaux éloignés de ces problématiques, comme d’une large partie de l’opinion publique qui partage ces stéréotypes.
Si l’on examine les principaux axes de la politique scolaire de l’actuel quinquennat, on peine à trouver des mesures qui puissent d’ailleurs incarner l’équilibre et la synthèse annoncés. L’impression d’ensemble est plutôt que la tradition et la « rigueur pédagogique » (au sens hiérarchique) sont les mots d’ordre dominants au primaire, comme l’attestent l’extrême focalisation sur les « fondamentaux » et notamment avec ladite « méthode syllabique » de lecture au CP.
Que l’épanouissement individuel et la liberté ont été davantage des éléments de langage accompagnant la réforme du lycée d’enseignement général et technologique que des leviers pour mettre fin au traitement différencié des trajectoires sélectives qui prennent d’autres voies que les anciennes filières sont remplacés par des choix judicieux, réservés aux initiés, dans les cocktails gagnants des enseignements de spécialité qui permettent d’accéder aux filières élitaires de l’enseignement supérieur.
Le lycée professionnel est maintenu dans sa seconde zone, bien à l’écart, comme à l’habitude, considéré souvent comme un sas coûteux retardant l’entrée sur le marché du travail. Et les quatre années de collège qui précèdent les tests PISA sont restés dans un no man’s land qu’on ne saurait positionner entre les deux voies évoquées.
Philippe Champy
Texte complet à lire en cliquant ci-dessous
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L'École et la République des chefs : 1. le fiasco de la " troisième voie "
Comment interpréter la longévité exceptionnelle de Jean-Michel Blanquer pour un ministre de la Ve République ? Intelligence visionnaire en matière de politique scolaire ? Homme providentiel po...
Coup de coeur... Hermann Hesse...
Je compris immédiatement : c'était la lutte entre les hommes et les machines, depuis longtemps préparée, redoutée; attendue, et finalement éclatée. Partout traînaient des morts, des cadavres broyés, des voitures mutilées, fracassées, à moitié pulvérisées ; aux fenêtres et sur les toits, des fusils et des mitrailleuses tiraient sur les avions qui survolaient ce chaos sinistre. Des affiches féroces, magnifiquement sanglantes, placardées sur tous les murs, appelaient la nation, en lettres gigantesques, flamboyantes comme des torches, à prendre enfin la défense des hommes contre les machines, à massacrer les riches grassouillets, élégants, parfumés, qui faisaient crever les autres à l'aide de leurs engins, à les exterminer, eux et leurs belles voitures grouillant sur les routes et écrabouillant les pauvres gens, à incendier les usines, à nettoyer et à dépeupler enfin la terre polluée pour y faire repousser un peu d'herbe et transformer le monde de poussière et de ciment en quelque chose qui ressemblât à une forêt, une prairie, une steppe, un torrent, un marais.
(...)
Nous nous prîmes par la main et nous marchâmes lentement, indiciblement heureux, extrêmement embarrassés, ne sachant que dire. Toutes les amours manquées de ma vie s'épanouirent merveilleusement dans mon jardin en cette heure de rêve, fleurs tendres et chastes, flamboyantes et bariolées, sombres et vite fanées ; volupté incandescente, fervente rêverie, mélancolie torride, trépassement angoissé, renaissance radieuse. Je trouvais des femmes qu'on ne pouvait conquérir qu'en coup de foudre, et d'autres qu'on était heureux de courtiser longuement et délicatement ; chaque coin crépusculaire de ma vie où jadis, ne fût-ce qu'un instant, la voix du sexe m'avait appelé, un regard de femme m'avait enflammé, le reflet d'une peau blanche m'avait tenté, surgit et s'illumina ; je rattrapai tout le temps perdu.
Hermann Hesse - Le loup des steppes
Précarité étudiante : «La réalité, c’est qu’ils ont toujours faim» -
«Rien n’a changé en un an, constate tristement Julien Meimon, président de l’association Linkee. La reprise fait croire que tout s’arrange, alors que non.»
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Devant les distributions de colis alimentaires et dans les permanences étudiantes, l’affluence est toujours très importante, malgré la reprise post-Covid. Preuve que la précarité étudiante n’est pas que le résultat de la crise sanitaire.
Il n’est pas encore 19 heures, pourtant la file d’attente est déjà longue. Les bénévoles de l’association Linkee déchargent en chaîne humaine la nourriture pour l’entreposer dans le hall de la mairie du XIIIe arrondissement de Paris. Les lieux accueillent ce soir d’octobre une distribution de colis alimentaires et de plats préparés pour des étudiants précaires. Bien que ce ne soit pas le lieu habituel, la file ne cesse de s’allonger jusqu’à ceinturer le bâtiment qui donne sur la place d’Italie.
Raïssa, 23 ans, vient de temps à autre depuis les premières distributions, en octobre 2020. A l’époque, les images des files d’attente sans fin avaient fait le tour des réseaux sociaux et des télévisions, plaçant le mal-être étudiant en tête des nombreuses préoccupations de la crise sanitaire. Sauf qu’à l’heure de la reprise économique, «il y a toujours autant de monde», constate l’étudiante en architecture en jetant un coup d’œil derrière elle. «Je viens ici parce que je n’arrive pas à trouver de boulot, alors que les restos ont rouvert», explique la jeune femme comorienne qui attend toujours une réponse pour sa demande de bourse de 100 euros allouée aux étudiants étrangers effectuée il y a trois mois.
«Rien n’a changé en un an, constate tristement Julien Meimon, président de l’association Linkee. La reprise fait croire que tout s’arrange, alors que non.» Le voilà qui enfile un tee-shirt bleu, signe distinctif des bénévoles. Certains, eux-mêmes étudiants précaires, se réservent un panier qu’ils remplissent de légumes et des différents produits proposés. S’il se félicite du «choc médiatique» de l’an dernier, Julien Meimon regrette tout autant les regards détournés en cette rentrée 2021. «La réalité c’est que des étudiants ont toujours faim, et subissent toujours une précarité plurielle. Derrière la crise sanitaire, il y a une crise sociale profonde.»
Constat qui se confirme rapidement dehors. Il y a ceux qui sont venus entre potes, d’autres qui en profitent pour réviser, beaucoup qui textotent, les écouteurs dans les oreilles. Les profils sont extrêmement variés, mais les raisons qui les amènent jusqu’à la file d’attente sont souvent les mêmes : une bourse ou l’aide de la Caisse d’allocations familiales (CAF) qui tarde à arriver, et des revenus trop bas pour la vie parisienne. Alors il faut venir et attendre malgré le crachin qui commence à tomber. Heureusement, quelques bénévoles distribuent thé et café en tapant la discute. L’occasion d’orienter ceux qui viennent pour la première fois.
19 points de distribution
C’est le cas de Ouarda, étudiante algérienne tout juste arrivée de Limoges pour commencer un master en informatique. «Je suis passée d’un loyer de 80 à 500 euros et je n’ai toujours aucune nouvelle de la CAF», explique la jeune femme qui n’arrive pas à «joindre les deux bouts». Il y a aussi Camélia (1), étudiante en économie et gestion arrivée d’Amiens où elle vivait chez son père. Avec son échelon 7, le niveau le plus élevé pour les bourses, elle touche 560 euros mensuels. «Si je retire le loyer et le pass Navigo, il ne me reste déjà plus que 160 euros pour tout le reste.» Une vie de calculs et de choix, où chaque centime compte. «Si tu ne fais pas ça, tu te retrouves vite dans le rouge», prévient Raïssa, qui «budgète» toutes ses dépenses pour «anticiper au maximum».
«On ne se substitue pas aux aides de l’Etat, on est un filet de sécurité pour ne pas qu’ils tombent dans une difficulté plus grande encore», explique Julien Meimon. L’idée des distributions de colis alimentaires sur seule présentation d’une carte étudiante est née pendant le premier confinement, au printemps 2020. Alors que l’association continuait ses dons d’invendus à des populations précaires, elle a constaté qu’il y avait alors énormément de jeunes : «On attendait 300 étudiants à la première distribution, ils étaient plus de 500.» La demande est telle que Linkee ouvre finalement 19 points de distribution.
La précarité étudiante n’est pas nouvelle mais elle a effectivement explosé avec la crise sanitaire. «Le Covid a détruit plein de choses, notamment les jobs étudiants, analyse Jean-Baptiste, bénévole au Secours populaire. Et le problème, c’est que les étudiants ont énormément de mal à retrouver une situation stable. Malgré le fait que certains secteurs soient en recherche, ça ne colle généralement pas avec leurs études.» La chute est rapide mais remonter la pente prend du temps. Jean-Baptiste en sait quelque chose : il reçoit des étudiants en situation de précarité tous les mardis après-midi dans l’antenne Bayet, proche de la place d’Italie.
Les étudiants ont accès aux différentes actions de solidarité de l’association à condition que leur reste à vivre soit inférieur à 8 euros par jour, soit ce qui leur reste une fois retirées les dépenses contraintes comme le logement ou les transports. «Dans les faits, c’est le cas de presque tous ceux qui prennent rendez-vous», constate Jean-Baptiste. Les étudiants bénéficient ensuite de deux cartes : l’une permettant d’acheter des vêtements à prix réduits dans une boutique du Xe arrondissement, l’autre pour faire leurs courses dans l’une des deux épiceries «libre-service solidaire» de Paris.
Offres d’emploi à la sortie
L’une d’elles a ouvert en janvier dans le XIIIe arrondissement, dans une résidence du Crous proche de la BNF. Cela a permis de réduire les délais entre les rendez-vous qui s’étaient allongés face à l’affluence de demandeurs. «La carte permet aux bénéficiaires de venir une fois toutes les deux ou trois semaines sur rendez-vous, et là, ils peuvent faire leurs courses pour deux euros», explique Louise, l’unique salariée de la boutique. Une manière de participer à l’effort collectif sans trop entamer les budgets serrés. L’épicerie solidaire a de tout : des fruits, des légumes, mais aussi des produits frais à consommer rapidement, ou encore des produits d’hygiène qui manquent souvent cruellement.
Pour Théo (1), 20 ans, étudiant ingénieur dont les parents habitent en Guadeloupe, c’est un vrai bol d’air financier : «J’ai un budget de 40 euros par semaine, donc ça permet de garder des sous pour acheter des livres ou en cas d’imprévus.» Le jeune homme alterne entre l’épicerie et les distributions alimentaires après avoir découvert ces solutions il y a six mois «grâce à d’autres étudiants en galère». Le bouche-à-oreille, comme souvent. Preuve que l’information ne circule pas toujours très bien par les canaux officiels des universités ou des résidences étudiantes.
Devant la mairie du XIIIe, les bénévoles de Linkee s’activent donc pour faire passer le mot : «Bienvenue, et n’oublie pas de parler des distributions autour de toi !» A la sortie, il y a aussi parfois des offres d’emploi. Tout le monde ou presque est à la recherche d’un job. Jérôme (1) s’informe pour deux amis de son master qui travaillent de nuit pour arrondir leurs fins de mois, au prix de larges cernes sous les yeux : «Moi je suis en alternance, mais gagner 800 euros par mois à Paris, ça ne suffit pas.»
A l’intérieur, des petites enceintes crachent de la musique pour participer à la bonne ambiance entretenue par les bénévoles à force de sourires bienveillants. «L’idée c’est d’éviter d’ajouter de la stigmatisation à la précarité», explique Julien Meimon. «Et puis ça rend la distribution plus sympa, il y a un esprit familial», témoigne Thomas, 24 ans, bénévole depuis cinq mois. Tout juste diplômé en management, le jeune homme n’est pas étonné que les files d’attente ne désemplissent pas : «Les étudiants sont négligés en France, et pour eux il n’y a pas d’accalmie. Même cet été on avait du monde.»
Une aide d’Etat «pas à la hauteur du problème»
Face à l’affluence, Linkee a lancé une enquête auprès de 3 200 bénéficiaires dont les résultats donnent froid dans le dos : un étudiant sur deux envisage d’arrêter ses études, 97 % d’entre eux vivent sur le seuil de pauvreté, et deux tiers d’entre eux n’ont pas pu bénéficier du dispositif du Crous des repas à un euro mis en place pour tous pendant la crise sanitaire. «Non seulement l’info n’est pas bien passée, mais en plus le gouvernement a arrêté le dispositif», s’agace Julien Meimon.
Contacté par Libération, le ministère de l’Enseignement supérieur rappelle qu’il s’agissait d’une «mesure exceptionnelle» justifiée par «une crise exceptionnelle», tout en précisant que le tarif de 1 € est maintenu «pour les étudiants boursiers ainsi que les étudiants non boursiers les plus fragiles qui peuvent en bénéficier sur demande auprès de leur Crous». Et de se justifier plus avant : «Il existe incontestablement un problème de précarité étudiante, c’est pourquoi le gouvernement va consacrer près de 3,3 milliards d’euros à l’accompagnement social des étudiants pour l’année 2021-2022.» Par ailleurs, les boursiers et les étudiants autonomes fiscalement, soit environ deux tiers d’entre eux, vont bénéficier de la nouvelle «indemnité classe moyenne» de 100 euros annoncée la semaine dernière. Sans que l’on sache par quels tuyaux et comment elle pourra être versée.
«Je crains que ça ne change pas grand-chose, ça n’effacera pas un an et demi de dettes», s’inquiète d’ailleurs Julien Meimon. «Ça n’est pas du tout à la hauteur du problème, réagit Jean-Baptiste du Secours populaire. Cela ne résout que 10 à 20 % des problématiques des étudiants.» Dans la file d’attente de Linkee, les sentiments sont partagés. On oscille entre une certaine reconnaissance face à l’existence d’aides publiques et la critique de leur insuffisance. «Il y a une grande différence entre leur situation de fait, et leur situation juridique, souvent décalée», insiste Julien Meimon. Une jeune étudiante l’interrompt pour le remercier. «Franchement, c’est incroyable ce que vous faites pour les étudiants, ça change des politiciens qui parlent et qui ne font rien.»
Benjamin Delille
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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Précarité étudiante : "La réalité, c'est qu'ils ont toujours faim"
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A lire... Le bruit du bonheur - 26 personnalités dévoilent leurs secrets du bonheur...
INTRODUCTION
« Le bonheur, ça me questionne ! », « Le bonheur ce n’est pas facile ! », « C’est quoi vraiment, le bonheur ? » : autant de réflexions que les spectateurs ont partagées avec moi à la sortie de mon dernier spectacle « #demainjemelevedebonheur ». Des questions soulevées également par Aurélie, que ce sujet passionne depuis longtemps, chez les invités (du dalaï-lama à Michelle Obama en passant par Matthieu Ricard) qu’elle reçoit dans ses émissions sur France 2 ou lors des interviews pour ses différents articles, notamment le journal Le Monde. L’idée était de poursuivre et d’approfondir cette réflexion universelle, en croisant, de manière unique, ces deux mondes : artistique et intellectuel.
J’ai donc décidé de partager avec Aurélie une envie d’écrire un livre sur ce thème et imaginer cette aventure ensemble. Immédiatement nous avons eu le désir et la curiosité de rencontrer des personnalités d’univers différents, pour découvrir et partager la résonance du bruit du bonheur chez elles. D’emblée la volonté d’intégrer dans cette belle aventure l’association créée par Omar Sy « CéKeDuBonheur» destinée à aider les enfants malades s’est imposée. Nous tenions à ce que ce projet soit solidaire ! En effet, lorsque j’ai eu l’honneur de soutenir cette association en rencontrant les enfants dans les hôpitaux, j’ai été, avec les autres parrains qui m’entouraient (Djamel Debbouze, Matt Pokora, Florence Foresti, Marion Cotillard ou encore Vitaa), chaque fois bouleversé par ces enfants et leur capacité à être heureux malgré les difficultés qu’ils traversent : une vraie leçon de force et de bonheur !
S’est bien évidemment très vite posée la question des personnalités que nous souhaitions rencontrer pour ce beau projet, et toutes ou presque ont accepté avec enthousiasme et générosité. Celles qui se sont montrées plus réticentes nous ont avoué avec une grande honnêteté que ce sujet (car il peut aussi l’être) les déstabilisait trop, voire suscitait un mal-être trop intime pour être exposé en public. Ce qui nous a montré, si besoin en était, que ce thème plus sensible et profond qu’il n’en n’a l’air était décidément passionnant et complexe. Il nous a en tout cas, à travers ces rencontres, profondément touchés, remués et remis beaucoup en question. Nous espérons prolonger cette belle aventure humaine et de cœur avec vous. Et vous permettre à vous aussi d’avancer sur ce beau chemin vers le bonheur, avec ses difficultés et ses questionnements. En tout cas, pour nous deux, ce voyage à travers ces combats et ces joies partagés par ces belles personnalités, nous a rendus plus heureux encore !
Quel joli bruit du bonheur...
Aurélie Godefroy et Cartouche
« L’école et la culture instaurent une communauté temporelle qui permet à des époques et des générations distinctes de dialoguer »
EXTRAITS
A l’heure où se profile une échéance présidentielle nationale, Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, estime dans une tribune au « Monde » qu’il importe de rappeler combien l’éducation et la culture sont des enjeux majeurs pour les politiques publiques et doivent être pensées ensemble.
Tribune. De tous les constats sur notre temps, il en est un qui est unanimement partagé, c’est que nous vivons une période de crise. Qu’on la pense au singulier ou au pluriel, qu’on accentue telle ou telle de ses dimensions, écologique, sanitaire, financière, économique, sociale, morale, politique, la crise est le signifiant majeur de notre époque.
Sous ce terme, il faut d’abord entendre, vécue par des millions d’êtres humains, une expérience négative, de destruction et de perte : destruction de la planète et de la vie, perte d’emploi, de domicile, de pouvoir d’achat, de sens, de repères ou de confiance. Du point de vue de ses causes, la crise procède d’une certaine expérience du temps, qui prend la forme de l’achoppement et du conflit : achoppement des savoirs, des usages et des représentations sur ce qui survient, conflit entre l’ancien et le nouveau.
Rupture et négatif
La définition la plus juste reste à cet égard celle qu’en donne le philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) en 1930 dans ses Cahiers de prison (Gallimard), alors que l’Europe est profondément ébranlée au plan politique, économique et social : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. »
Force est aujourd’hui de reconnaître que nous ne sommes toujours pas sortis de cet interrègne. A la vérité, cet interrègne est notre demeure depuis la modernité, c’est-à-dire depuis que s’est instituée, et que ne cesse de s’intensifier, sous le couvert du progrès, la percée du nouveau dans l’ancien.
En contrepoint de la représentation harmonieuse et positive que véhicule l’idée de progrès, toute une série de signifiants vient inscrire la rupture et le négatif au cœur des temps modernes, nous rappelant combien ceux-ci sont à la fois structurés et traversés par le conflit de l’ancien et du nouveau : révolutions (politique ou industrielle), krach (boursier), dépression, récession, choc (pétrolier), querelle (des Anciens et des Modernes), scandale (de l’Olympia [de Manet] ou de l’Urinoir [de Marcel Duchamp]).
Plus récemment s’est imposée la notion de transition. Mis en circulation dans les années 1970, alors que l’Occident, à travers la publication du rapport de Dennis Meadows [sur Les Limites de la croissance] et deux « chocs pétroliers » successifs, commence à prendre conscience de la tension à terme insoutenable entre la dynamique de croissance économique et démographique, et la limitation des ressources, ce terme propose une représentation du temps alternative à la crise. Là où la crise procède d’un conflit irrésolu et mortifère entre l’ancien et le nouveau, la transition implique une articulation fluide et viable.
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A l’heure où la France s’apprête à prendre la présidence de l’Union européenne et où se profile une échéance présidentielle nationale, il importe de rappeler combien l’école et la culture sont des enjeux majeurs pour les politiques publiques et gagnent à être pensées ensemble : non pas l’une à côté de l’autre mais l’une avec l’autre. Et cela non seulement au titre de leur commune mission de formation – ce qu’on appelle par exemple l’éducation artistique et culturelle –, mais aussi parce qu’elles sont à la fois des milieux et des vecteurs de transformation.
Pas plus que la culture ne se réduit à la conservation du patrimoine et à la transmission de la tradition, l’école ne saurait aujourd’hui se limiter à une forme unilatérale d’enseignement. De la même façon que la création enrichit et transforme la culture, l’école est aussi ce lieu où nous nous exposons à être transformés par les générations futures. C’est à la condition d’assumer pleinement cette position que nous pourrons passer d’un régime de crise à un régime de transition et faire advenir un monde nouveau, à travers ce que j’appellerais volontiers, en reprenant le beau titre d’un livre de l’écrivain belge Jean-Philippe Toussaint, une dialectique de « l’urgence et la patience ».