La réforme des retraites reflète totalement la mentalité poussant à supprimer tous les espaces et temps offrant des abris face au grand jeu de la compétition, estime la philosophe.
La contestation autour de la réforme des retraites est-elle l’occasion de critiquer plus profondément l’injonction faite à chacun d’être dans la performance de soi, au travail comme dans la sphère privée, jusqu’au dernier jour de sa vie ? Gagner sa retraite comme on remporte l’ultime compétition de son existence ? Professeure à l’université Bordeaux-Montaigne, la philosophe Barbara Stiegler a publié cette année un essai remarqué sur cet esprit du néolibéralisme, intitulé «Il faut s’adapter.» Sur un nouvel impératif politique (Gallimard).
L’ampleur du conflit social exprime-t-elle un refus de l’injonction politique à «s’adapter», qui est au cœur de votre ouvrage ?
Je crois que nous assistons à un affrontement de très grande ampleur, probablement historique, qui dépasse très largement les débats techniques entre experts sur les avantages comparés d’une réforme «systémique» ou «paramétrique» et qui déborde la seule question des retraites, au sens étroit du terme. Ce qui est en question, c’est le maintien de la pensée politique dominante qui répète depuis un demi-siècle qu’«il faut s’adapter» à un nouvel environnement, désormais régi par une compétition mondiale aux rythmes accélérés. Selon ce grand récit inventé par le néolibéralisme dans les années 1930 et qui a gagné la bataille politique et culturelle à partir des années 1970, tel serait en effet le sens inéluctable de l’histoire, conférant à l’Etat une mission révolutionnaire : celle de faire table rase de tous les héritages du passé et de réquisitionner tous les temps de la vie pour les inclure dans ce grand jeu de la compétition mondiale. Or, ce sont très exactement les conséquences de cette politique que les professionnels d’éducation et de recherche, mais aussi de soin et de santé éprouvent aujourd’hui de plus en plus durement, et c’est ce qui explique l’ampleur de leur mobilisation dans ce mouvement. Enfants, élèves, étudiants, chercheurs, mais aussi chômeurs, précaires, malades chroniques, handicapés ou personnes âgées : tous ceux que l’on encourageait jusque-là à vivre selon d’autres rythmes, que l’on mettait à l’abri derrière la clôture des institutions et que l’on plaçait sous la protection de certains statuts doivent désormais prendre, comme tous les autres, le train de la compétition mondiale, qui défait toutes les clôtures et qui refuse tous les statuts. C’est une question de justice, nous dit-on. Et c’est cela aussi que tout le monde entend désormais derrière l’injonction à travailler toujours plus, toujours plus tard et toujours plus longtemps.
En quoi la réforme des retraites est-elle significative du projet néolibéral dans son ensemble ?
On y retrouve presque tous ses marqueurs intellectuels. Et d’abord son discours sur la justice, l’égalité des chances et les règles du jeu. Tandis que les conflits de l’histoire, la complexité des corps intermédiaires et l’accumulation des statuts sont accusés de produire une réalité opaque, le nouveau monde néolibéral fait table rase de tout le passé pour remettre tous les compteurs à zéro, avec des règles du jeu universelles et transparentes. A partir de là, et comme dans le sport de compétition, le but est que le meilleur gagne. Puisque chacun est soumis aux mêmes règles du jeu, les inégalités s’en trouvent automatiquement légitimées. Le jeu proposé est d’ailleurs double, mais c’est toujours le jeu de la compétition : si l’on n’a pas capitalisé assez de points dans le jeu «par répartition», ou si l’on anticipe par exemple que les points vont nécessairement baisser du fait de la démographie, on est encouragé à jouer au jeu de la retraite «par capitalisation», comme l’explique en toutes lettres la loi Pacte. Le sens même de la «retraite» se trouve alors intégralement inversé. Au lieu de permettre de se retirer du jeu, d’inventer un nouveau rapport au travail, au temps ou à la vie en général, elle intensifie le jeu de la compétition mondiale sur le marché. Rien d’étonnant dès lors si le pilotage du système est confié à un dispositif automatique, et pourquoi pas algorithmique, dont le but est de mettre hors circuit la conflictualité sociale en même temps que l’intelligence collective des sociétés, pour lui substituer une «gouvernance» par le haut, connaissant par avance «le cap», c’est-à-dire la fin de l’histoire. C’est le sens politique profond du conflit entre le pouvoir actuel et les syndicats.
Plus généralement, l’idée de retraite n’a pas le même sens pour tous…
Pour le néolibéralisme, c’est l’idée même que l’on puisse se retirer du jeu, c’est la notion même de retraite au sens le plus général du mot - d’un retrait pour se soigner, pour s’éduquer, pour chercher, pour travailler autrement, pour se reposer, ou pour faire tout cela à la fois et à sa guise - qui est un archaïsme. Pour tous ceux qui se mobilisent aujourd’hui, c’est ce grand récit sur la fin de nos vies et le sens de l’évolution qui est désormais archaïque. Car avec la souffrance au travail qui monte un peu partout, avec l’épuisement des ressources physiques et psychiques que produit le rythme de la compétition, sorte de redoublement intime de l’épuisement planétaire des ressources produit par la surchauffe de l’économie mondialisée, le sentiment grandit que cette vision du monde menace à la fois nos propres vies et toute forme de vie sur terre.
Plus qu’une question budgétaire, l’enjeu de cette réforme serait donc d’ordre évolutionniste et environnemental ? Plus que de sous, il serait au fond question de sens et d’espérance de vie ?
L’idée est en effet d’imposer un certain récit sur l’avenir de nos vies : celle d’une espérance de vie toujours plus longue, dans laquelle le travail et la compétition feront indéfiniment reculer la mort et toujours plus triompher la justice. Mais cette vision prophétique se fracasse aujourd’hui sur une tout autre réalité : celle de l’explosion des inégalités, qui se décuple à la fin de nos vies, quand les plus défavorisés cumulent une fin de carrière au chômage et l’irruption précoce de la maladie et de la dépendance. A l’aune de la crise écologique et de la dégradation de nos modes de vie, tous les rapports internationaux en santé publique nous annoncent une explosion des maladies chroniques qui contredit violemment le récit néolibéral sur la vie et la santé. C’est certainement ce contre-diagnostic qui explique la puissante contestation qu’il affronte aujourd’hui. Plutôt que d’adapter nos vies aux exigences d’un environnement dégradé par la mondialisation, c’est aux ressources de nos écosystèmes, de nos corps et de nos psychismes, bref c’est à nos conditions de vie que l’ancien monde doit désormais s’adapter.
Propos recueillis par Simon Blin