Quand d'octobre vient la fin...
Le mois d'octobre c'est le mois du pauvre, il y pousse des fourches, des marteaux des faucilles, des croissants de lune et des verbes à l'impératif. c'est un mois qui secoue la terre pour la dépoussiérer des vieux os calcifiés, un mois purificateur qui veut se débarrasser des vieilles couennes à particules, des étendards au lys fleuri. Parfois il choisit le silence, un silence déterminé à faire éclater les tympans. Il y pousse des hommes qui se croient invincibles et prennent leur torse pour des boucliers et c'est pour ça qu'ils meurent. Que de morts en octobre ! à croire qu'ils se prennent les hommes pour des graines d'humains. En se jetant à terre, ils se sèment puis attendent au printemps, la repousse plus dense plus touffue, pour nourrir la colère et refaire le monde...
Moi, le fils d'immigré j ai ma fierté du seul moment arabe en territoire de France qui redressa l'orgueil d'un je-ne-sais-quoi m'appartenant. Un moment civil, pacifiste et fier qui fut plus maghrébin qu'arabe, un héritage digne de ce nom. Un acte idéal auquel rien est à reprocher. Quand on est orphelin de la petite comme de la grande histoire, il est bon d'hériter de cela et moi qui cherche dans l'épouvante quelques traces de mon histoire, je fige une date, le 17 octobre 61.
Sur ma route, point de cailloux blancs qui me ramènent à bon port, juste le hasard, un peu de chance et le bon vouloir de quelques charitables.
Octobre, oui j'ai mon octobre, la signature des miens comme un serment du Jeu de paume réapproprié à la sauce immigrée. Je me raccroche à cette manif comme à un pan d'histoire, comme à un linceul ensanglanté, un bout de parchemin qui dit du bien des miens, ces inconnus, ces bruns à moustaches, ces brunes désœuvrées, fantoches à la merci des regards, à la merci de leur apparence. Une apparence suspecte et jugée coupable car l'apparence est un tort... parfois un crime. Merci d'avoir marché chers anonymes, merci pour l'ossature qui me fait tenir droit. Les marches ont du panache quand elles servent une cause, elles sont toutes pionnières car aucune ne ressemble à une autre et pourtant elles se ressemblent toutes.
Lorsque sur le trottoir, j'assiste à une marche à laquelle je ne participe pas, c'est un spectacle à mes mirettes du don de soi. Chacun fait le don de son temps, il le fait pour d'autres plus fragiles, des souffrants lointains qui ne savent même pas l'existence du geste. Mon cœur applaudit souvent ces marches gratuites dont on ne retient pas les visages, car le nombre annihile, la foule efface, évapore les distinguos, il ne reste que la vague mouvante et les minutes à compter avant qu'elle meure, car elle meurt, la marche, derrière les balais et les camions citernes des services d'assainissement.
Octobre ma révolution, ma marche vers la Bastille, oui j'ai tout. Cher mois tu as armé mon bras, rempli ma tête et soulagé l'âme. C'était dans la Ville Lumière, oh ! le beau choix, la belle mort, la victoire certaine. Certaine, car on est jamais le vainqueur de sa victime si elle a les mains nues et qu'on est soi-même armé. J'ai mon moment de gloire, mon mausolée, mon édit de Barbès, réconciliant des Français entre eux en leur accordant une part du patrimoine qui leur est dû. Un partage dans la douleur.
Octobre 61, ma date de naissance, mon épitaphe, mon faire-part, une nuit, une vie.
En devenant algériens, les indigènes ont rendu à la France une part de sa dignité perdue en Algérie. En marchant, ils n'ont fait qu'imiter leurs maîtres, parce que ce sont les maîtres qu'on imite pas les valets. Les maîtres devraient se méfier de leur statut. Un maître, malgré lui, s'entoure d'ennemis, ceux qui le servent. Un maître a ses élèves qui l'envient, car l'élève s'élève et c'est rare qu'il ne veuille pas de la place de choix.
Et ce fut un massacre, une boucherie sanguinaire où le bougnoule se devait de crever la bouche enfoncée dans la vase des bords de Seine. Je les imagine, les chefaillons rigides et revanchards, chauffés à la mauvaise bière, la bave aux lèvres à l'idée de mastiquer du bougnoule. Y'a dans ce mot bougnoule, une sonorité nauséabonde, une vilénie visqueuse qui autorise à penser que c'est comme une incarnation du reptile achevé de rongeur, une hybridité malsaine et flasque, quelque chose de dégueulasse qu'il faut éliminer à tout prix.
On dit que ce sont les Allemands qui traitaient les paysans français de bougnoule, qu'importe. Pour les Français ce ne fut qu'un passage obligé, pour nous, un attribut héréditaire.
Je les visite dans ma mémoire, ces commissariats, jusqu'au fond des murs dans la condensation des verbes portés à ébullition pour éliminer tout remord, toute espèce de sentiment humain...
« Messieurs c'est pas des hommes ou des femmes qui vont défiler ce soir, c'est la vermine cannibale qui mangera vos enfants et violera vos femmes. Ils n'ont pas de terre, pas de religion et du respect que pour celui qui les mettra à genoux, cognez messieurs. Cognez jusqu'à leur passer le goût de vouloir se prendre pour des hommes. Il en va de la grandeur de la France. L'humanité c'est nous ! le reste ne fait que lui ressembler ».
«La grandeur de la France» ! tu parles d'une extrapolation ! Moi je suis né français mais la France a ça de délirant qu'on peut y naître par le versant minuscule, le versant bronzé que curieusement le soleil n'éclaire jamais. Né sans particule, sans orthographe, sans passé. Je suis né de ce versant douteux parmi tant d'autres dans le relief indéfini qui vous fait apatride.
On peut naître français sans jamais le devenir, ça en donne des raisons de marcher.
Depuis que je sais ça, je sais qu'il me faudra vaincre ce que d'autres ont acquis sans efforts. Quelle injustice ! L 'adversité va faire son beurre du curriculum vitae ici présent. Je vais enquiller des tours de France, sans plats ni lignes d'arrivée, de la montagne à qui mieux mieux et c'est pas ce qui manque dans ce paradis aux six côtés inégaux.
Depuis, et comme prévu, j'ai fait ma route. J'ai grimpé sur la paroi formée des corps de mes ancêtres, ils m'ont offert leur dos pour que l'escalade se fasse sans accrocs, je suis monté, monté pour leur dire qu'il existe de l'autre côté une prairie de terre grasse à nourrir mille générations, un champ où les quatre saisons se distinguent pour donner un éternel recommencement. Arrivé à la cime des montagnes les plus hautes, j'ai compris que j'étais toujours pas français, je l'étais dans le cœur, dans la tête et dans l'âme mais ça n'a pas suffi. J'ai vu se former des grimaces, la grimace des premiers arrivés et j'ai compris qu'on ne devient pas français par l'effort, le sacrifice ou l'adhésion, on le devient dans le regard de l'autre. Quelque carte d'identité qui soit ne fait pas le français, quelque devoir accompli ou droit acquis non plus, pas même l'allégeance au drapeau ou a l'hymne, rien ne vous parraine quand le regard se détourne de l'effort consenti.
C'est pour cela qu'on marche, pourquoi courir si la mort est l'aboutissement des requêtes ?
(...)
Magyd Cherfi
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