EXTRAITS
Najat Vallaud-Belkacem a quitté la vie politique, mais la politique ne la quitte pas. L’ancienne ministre des Droits des femmes puis de l’Education nationale sous le quinquennat de François Hollande est sur tous les fronts. Depuis un an et demi, elle multiplie les expériences : elle est à la fois directrice générale déléguée des études internationales et de l’innovation pour l’institut de sondage Ipsos et directrice d’une collection d’essais nommée « Raison de plus » au sein de la maison d’édition Fayard. Le mois dernier, elle a enfilé une nouvelle casquette en écrivant les paroles d’une chanson nommée «Lampedusa» en hommage aux réfugiés et en soutien à l’association SOS Méditerranée.
Dans sa nouvelle vie, Najat Vallaud- Belkacem voyage beaucoup, rencontre des sociologues, des économistes, des climatologues et essaye de repenser le monde dans son ensemble, au-delà des frontières de la France. Sans ne jamais faire de «plan sur la comète» comme elle aime le répéter, Najat Vallaud-Belkacem ne s’interdit rien. «La vie a plus d’imagination que toi», cette phrase de sa mère et titre de son autobiographie est son leitmotive. Elle évoque «une parenthèse» et non pas un retrait de la vie politique. L’ex-élue du parti Socialiste a rejoint le privé, mais l’engagement lui reste chevillé au corps.
Erigée en exemple de la méritocratie française, l’ancienne ministre n’oublie pas d’où elle vient. À 5 ans, elle quitte les montagnes du Rif où elle n’a pas accès à l’eau et à l’électricité pour s’installer avec sa famille dans une cité du nord d’Amiens. C’est dans son histoire qu’elle puise sa force et sa détermination.
Pendant un entretien d’une heure dans les locaux d’Ipsos, Najat Vallaud-Belkacem est revenue pour nous sur son enfance, son parcours, sa vie actuelle, mais également sa relation à la France et au Maroc. Elle a répondu aux questions de notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï. @Noufissachara
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La politique vous manque-t-elle ou avez- vous l’impression de vous engager différemment ?
Je continue à suivre de très près ce qui se passe dans l’actualité française. Mais ce que j’ai gagné, c’est un horizon plus vaste et la possibilité de penser les sujets à l’échelle du monde et pas seulement à l’échelle de la France. Je peux procéder bien plus aisément à des comparaisons, je me forme chaque jour à des outils de compréhension de l’opinion, de ses perceptions, de ses choix, de ses biais, qui me permettent d’appréhender bien mieux les phénomènes qui traversent nos sociétés.
Vous avez également lancé votre propre collection d’essais baptisée « Raison de plus », chez Fayard. Est-ce également un moyen pour vous de rester engagée politiquement ?
Quand j’ai voulu faire une parenthèse dans ma vie politique, j’ai pensé qu’il fallait que j’apporte néanmoins une contribution au débat public auquel je n’allais plus prendre part au premier plan, mais dont en qualité de citoyenne, je continuais à espérer qu’il soit de meilleure qualité que celui que j’avais connu quand j’étais aux responsabilités . J’ai toujours été frappée par la façon dont les grands sujets qui traversent nos débats publics sont malmenés parce que, sauf exception, ceux qui viennent vous en parler n’ont pas de science particulière qui puisse vous éclairer. Cela nous donne toujours des débats très idéologiques et passionnels, qui reposent davantage sur des préjugés et des idées toutes faites que sur un véritable savoir. J’ai eu l’idée de créer cette collection d’ouvrages, dont je suis la directrice , pour répondre à ce manque : sur les sujets qui me paraissent importants, demander à des chercheurs un éclairage et une prise de position nourrie des seuls résultats de leurs travaux. Et ce dans une forme accessible au plus grand public, ce sont donc des essais courts, et pas des travaux académiques. Et ils se concluent dans la mesure du possible par des recommandations d’action. Dans le dernier « Civiliser le Capitalisme », l’auteur Xavier Ragot défend, par exemple, l’idée d’un Etat providence en Europe pour redonner du sens à l’Union européenne. Le prochain essai portera sur les politiques publiques, qui parfois confortent les inégalités sociales au lieu de lutter contre les injustices.
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Dans la chanson ("Lampedusa" - Parole de Najat Vallaud-Belkacem/Note du webmaster), vous évoquez donc la situation des réfugiés. Vous avez dénoncé les propos du ministre français de l’Intérieur qui a accusé les ONG d’être parfois « complices de passeurs ». François Hollande n’a pas emboité le pas à Angela Merkel pour l’accueil des réfugiés et Emmanuel Macron non plus. La France a-t-elle été à la hauteur du drame humanitaire qui se joue en Méditerranée ?
Je ne mettrai pas sur le même plan l’attitude du gouvernement de François Hollande et celle du gouvernement actuel. J’ai souvenir de la véritable mobilisation organisée par le précédent gouvernement auprès des maires notamment pour que les réfugiés accueillis le soient dans de bonnes conditions un peu partout en France. Souvenir surtout de discours qui jamais n’ont cherché à crisper la situation, amplifier les peurs envers les réfugiés ou se dédouaner de ses responsabilités. S’agissant de l’actuel gouvernement , le refus d’accueillir l’Aquarius ou le récent discours du ministre de l’Intérieur sur la «complicité de certaines ONG avec les passeurs» émeuvent à juste titre tous ceux qui, comme moi, pensent qu’à chaque fois qu’on adopte les réactions et les arguments de l’extrême droite, on la fait progresser. Dans toutes nos démocraties, les populistes sont aux aguêts, prêts à prendre le pouvoir, et cela devrait tous nous obnubiler car il n’y a pas que le traitement des réfugiés qu’une telle arrivée des populistes au pouvoir affaiblit, mais bien toute la cohésion de nos sociétés. Après tout, on est toujours l’étranger de quelqu’un. La question aujourd’hui pour chaque gouvernement est donc non seulement humaine car accueillir des gens en souffrance ou les rejeter à la mer c’est une question d’humanité. Mais elle est aussi politique au sens de la cohésion nationale menacée par les populistes et extrémistes de tous bords. Je crois personnellement beaucoup, pour des défis de cette ampleur, à la gestion supranationale, soit à l’échelle de l’Europe soit à l’échelle des institutions internationales comme l’ONU. Si l’Italie a fini par se donner à des forces populistes c’est en grande partie parce qu’elle s’est retrouvée bien seule parmi les États européens à devoir gérer l’afflux de réfugiés. Avec des règles européennes claires de répartition de l’effort entre pays, je persiste à penser que le cours des événements eût été différent.
Il y a effectivement une montée du populisme en Europe qui va de pair avec une réelle remise en cause de l’Union européenne et de son fonctionnement actuel. Faut-il réformer l’Europe quitte à revoir les traités fondateurs ?
Je pense que pour l’Union européenne, il faut repenser le fond avant de repenser la forme. La façon dont on répond au Brexit depuis des mois et des mois me frappe : il n’est question que du type de traité de sortie de l’Union européenne sur lequel les parties prenantes pourraient se mettre d’accord. Mais à quel moment répondra-t-on au cri d’alarme lancé par une partie de la population britannique qui au fond, derrière le mot « Brexit », a exprimé d’abord et avant tout la même chose que les Gilets Jaunes en France : la frustration de vies inégales qui semblent compter pour si peu. La question donc, avant d’être celle des traités et de l’interprétation que nous pouvons en faire, estd’abord celle des politiques conduites. Les politiques libérales menées depuis trop longtemps étouffent. Par exemple, comment l’idée d’un salaire minimum européen est tournée en dérision par les libéraux . Il fut pourtant une époque où l’Europe faisait bien davantage. C’est cela la bataille de fond qu’il nous faut reprendre à l’occasion de cette élection européenne.
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Que pensez-vous de la liste Parti Socialiste (PS) aux élections européennes menée par Raphael Gluksmann ?
Le Parti socialiste, réduit à sa plus simple expression, vit depuis des mois des moment difficiles. Que cette perception soit justifiée ou pas il passe pour le grand perdant de 2017 et c’est tout juste si les commentateurs prononcent encore son nom quand ils évoquent les débats politiques. Pourtant il travaille, il s’oppose, il se régénère. Mais ça ne semble pas suffire. Alors oui, dans ces conditions, s’allier avec Place Publique est une bonne chose. Elle permet de faire revenir des intellectuels et des gens qui ne voulaient pas forcément s’encarter, mas qui partagent les valeurs du parti. Cette alliance n’amoindrit pas le PS, au contraire, elle l’augmente, elle l’amplifie. Et Raphaël Glucksman a un vrai talent.
Certains élus PS critiquent le retour médiatique de François Hollande et craignent qu’il empêche le PS de se reconstruire. Quel est votre avis ?
Un ancien président de la République a évidemment des choses à apporter au débat public. L’entendre sur les plateaux de télévison, le voir écrire un livre pour tirer le bilan de son quinquennat, ça me parait complètement naturel. Son expertise apporte au débat public. Jamais je n’ai vu ses expressions publiques comme une limitation du PS ou de sa capacité à se reconstruire, les deux ne sont pas antinomiques.
Vous avez confié à Paris Match que «le sort de la gauche me colle aux tripes». La gauche a-t-elle définitivement perdu la bataille des idées ou peut-elle se renouveler?
On pourrait croire qu’elle a perdu cette bataille des idées, et pourtant pas tant que cela : Lorsque nous faisons des études à Ipsos et que nous interrogeons les gens sur leurs valeurs, sur les politiques publiques, nous notons que les idées de gauche sont largement partagées. Elles ont une assise beaucoup plus grande que ce que nous pensons. La question c’est toujours qui, aux yeux des électeurs, en est la bonne incarnation. Par exemple en 2017, une partie de gens de gauche ont cru qu’Emmanuel Macron pouvait en être un représentant… Dans une forme de confusion, mais aussi disons-le de fatigue à l’égard de la sociale démocratie, beaucoup de gens n’ont tout simplement plus la moindre idée de qui pourrait représenter ce courant de pensée.
Pour ma part, je pense que c’est une erreur que de vouloir passer par pertes et profits la sociale démocratie qui est une force de gauche et de complexité, raison pour laquelle elle peut parfois apparaître insuffisamment radicale a certains. Mais on a besoin de complexité. Tous les populismes cherchent à nous convaincre qu’ils pourront répondre aux défis d’un monde de plus en plus entremêlé, compliqué, par des solutions simplistes qui généralement se résument à exclure une partie de la population, pour certains les étrangers, pour d’autres l’élite, etc. C’est clairement plus facile de porter des idées aussi caricaturales, cela demande moins d’explication de texte. Mais c’est un mensonge. A la complexité du monde ne peut répondre qu’une offre politique sérieuse arrimée à des convictions fortes et capable de faire pousser des arbres (complexité) plutôt que de détruire des forêts (simplicité) .
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Vous parlez fièrement de vos origines berbères. En 2011, le Maroc a reconnu le Tamazight comme langue officielle aux côtés de l’Arabe, c’était important pour vous ?
Durant toute ma prime enfance, les récits que j’ai écoutés étaient en Tamazight et donc se dire qu’il y a une reconnaissance et une volonté de trouver un alphabet pour le traduire en écrit, c’est plaisant, c’est une partie de moi, j’y suis donc extrêmement sensible. Après tout, avec une diaspora éparpillée aux quatre coins du monde, c’est une langue qui est parlée non seulement au Maghreb, mais aussi en Europe et parfois même aux États-Unis. Qu’elle puisse donc être mieux valorisée et reconnue me paraît assez naturel .
Quelle est votre relation avec le Maroc aujourd’hui ?
J’ai une forme de curiosité évidente pour le Maroc, je regarde l’actualité, je vibre quand il se passe des choses qui me semblent aller dans le bon sens et je m’inquiète quand c’est le contraire. Le pays où je suis le plus moi-même c’est la France, parce que j’ai grandi là, que je vis ici et que j’aime ce pays , mais le Maroc est le pays de mes racines. J’ai donc une appétence évidente pour sa culture, sa musique, son cinéma…
Quel a été votre regard sur les manifestations d’Al Hoceïma ?
Cela fait partie des choses douloureuses. Comme je vous l’ai dit, je vibre pour les bonnes nouvelles comme le travail sur la constitution et la volonté d’instaurer plus de démocratie, mais il y a des moments plutôt cruels et douloureux comme les procès des manifestants d’Al Hoceïma. Je ne suis pas au Maroc, mais j’espère toujours une issue heureuse.
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Le titre de votre ouvrage est une phrase de votre mère «La vie a plus d’imagination que toi». Comment imaginez-vous la suite pour vous ?
Cette phrase me correspond bien car je suis quelqu’un qui a rarement planifié sa vie de façon stratégique, ce n’est pas dans ma nature, j’aime bien laisser place à une part d’imprévu. Je pense que c’est un état d’esprit qui est en fait assez bienvenu dans le monde qui est le nôtre, car si peu de choses peuvent aujourd’hui être prises pour acquises, si peu de chemins sont tout tracés : nous ne passons pas toute notre carrière dans la même entreprise, vos études peuvent ne pas correspondre à votre travail, les possibilités de rencontres sont infinies . Personnellement, compte tenu du milieu où j’ai grandi mais également compte tenu d’une forme de timidité naturelle qui ne se prête pas à la politique, je n’étais pas vraiment destinée à en faire. J’ ai compris que je voulais faire de la politique quand Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Aujourd’hui, je suis incapable de vous dire où je me trouverai dans 10 ans, mais pour l’heure je suis heureuse des choix que j’ai faits, de m’être donnée entièrement en tant qu’élue locale, de n’avoir jamais fait de figuration en tant que ministre . J’ai mené des combats compliqués. Aussi bien comme ministre des droits des femmes, comme la loi pénalisant les clients de la prostitution qui fut une vraie bataille difficile, à contre courants , mais qui trois ans plus tard recueille l’adhésion de 75% de la population ; que comme ministre de l’éducation lorsque j’ai entrepris de multiples réformes pour lutter contre les inégalités et les injustices sociales. Aujourd’hui, le secteur privé élargit mes horizons et dans ce processus d’élargissement, l’imprévu peut se produire aussi, je ne sais pas si l’échelle sera française ou internationale, je ne sais pas quelle forme cela prendra et si cela sera dans le secteur privé, dans une fondation, dans une ONG ou même en politique dans le sens classique du terme. Ce que j’ai compris, c’est que l’engagement revêt différentes formes et je ne me mets pas de limite.
Propos recueillis par Noufissa Charaï
L'entretien complet est à lire en cliquant ci-dessous