Dans leur livre «les Invisibles de la République», Salomé Berlioux et Erkki Maillard donnent la parole à des jeunes de la «France périphérique», souvent oubliés et moins valorisés que ceux des métropoles. Un désarroi qui rappelle celui des gilets jaunes.
Salomé Berlioux commence son livre, les Invisibles de la République (1), par une anecdote personnelle. Il y a quelques années, elle monte à Paris, de la Nièvre, pour un entretien à Sciences-Po. Un étudiant, pas vraiment mal intentionné, l’interpelle : «T’es une fille, boursière, tu viens de la campagne… Manquerait plus que tu sois handicapée aussi.» Ce jour-là, elle porte les chaussures à talons de sa grand-mère, desquelles ses pieds débordent. Depuis, la presque trentenaire a fait du chemin : elle est désormais conseillère politique.
Avec Erkki Maillard, quadra, énarque et cadre dans l’énergie, elle a créé l’association Chemins d’avenirs, pour accompagner des jeunes éloignés des grandes agglomérations, dans leur parcours professionnel et écrit ce bouquin. Celui-ci est rythmé par un fil directeur : l’égalité des chances est un concept paraplégique quand on vient d’une commune très reculée, loin des centres mondialisés. Le mouvement des gilets jaunes donne une résonance particulière à leur récit, somme de témoignages et de trajectoires (dans l’Allier, les Vosges, les Pyrénées-Orientales), qui rappelle les descriptions faites, il y a déjà des décennies, des banlieues les plus mal loties et les plus résignées. Libération a croisé les deux auteurs à Paris.
Vu l’invisibilisation dont vous parlez, on pourrait se demander pourquoi ça reste plutôt calme dans les zones rurales…
Salomé Berlioux : Pour un collégien ou un lycéen issu de ces territoires, le sentiment de déconnexion prévaut sur la colère ou l’oppression. Les écrans accentuent cela. Un jeune voit un champ des possibles, la mobilité, la mondialisation, les voyages… et il se dit qu’il n’y a pas droit ou que ce n’est pas forcément pour lui. Ce qui inspire certaines questions. Suis-je trop «nul» ? Suis-je si «différent» parce que je viens de la campagne ?
Erkki Maillard : Plus qu’un sentiment de révolte, on a vu et entendu du désarroi. La situation est potentiellement dangereuse parce que ces jeunes se mettent à la marge. A leur échelle, ils ne vont pas au bout de leur potentiel, ce qui est en soi problématique. A une échelle plus large, on touche à la cohésion de la société dès lors qu’une partie de la jeunesse ressent un besoin de repli.
Salomé Berlioux : Le désarroi naît également de cette sensation de ne pas être outillé pour l’avenir.
De loin, on pourrait se limiter à une grille de lecture très simple : beaucoup de villages sont désertés, donc les jeunes bougent…
E.M. : La mobilité est positive dès lors qu’elle est choisie. S’il faut s’en aller pour vivre alors qu’on n’en a pas envie, cela devient un problème.
S.B. : Pour un jeune d’une grande métropole, aller en seconde générale au lycée n’est pas un sujet dès lors qu’il en a envie. Ça le sera beaucoup plus pour un jeune de cette «France périphérique». Si l’établissement se situe à quarante-cinq minutes de route, ou plus loin encore, il faut peut-être envisager un internat. Qui ne peut prendre tout le monde. Une sélection se fait, des élèves sont laissés de côté. A défaut d’étudier en seconde générale, il ira peut-être dans un lycée professionnel. A 14 ou 15 ans, un destin peut être déterminé par une affaire de kilomètres. Qui met ça en avant ?
Comment réussit-on quand on vient d’un village isolé ?
E.M. : Il faut rester dans la nuance. La France périphérique n’est pas simplement composée de villages désertés, de paysans ou encore de familles qui n’ont pas de moyens matériels. Quid par exemple de certaines communes qui attirent des habitants ? Mais les moins pourvus qui réussissent «compensent». Avec le recul, ils évoquent, pour «compenser» justement, une perte de temps, une perte d’énergie. Et puis, ils parlent de chance.
S.B. : Partir de chez soi après la troisième, à 15 ans, pour faire ses études et donc construire un avenir… c’est très tôt. A 17 ou 18 ans, après le bac, ça peut être tout aussi compliqué. Le jeune d’une grande métropole, quelle que soit sa voie, peut rester chez ses parents, et donc s’interdire moins de choses. Certains nous disent qu’ils ont réussi parce qu’à un moment, quelqu’un leur a fait confiance dans leur parcours, sans raison objective. Mais on ne peut pas se remettre à la chance quand il s’agit de son destin. Ça ne suffit pas.
Le mouvement des gilets jaunes est parti du prix des carburants. Vous mettez en avant une statistique : 93 % des trajets dans les territoires que vous décrivez se font en voiture. Vous aviez vu venir la contestation ?
S.B. : Il y a une forme d’épuisement des familles. Pour les services, les loisirs des enfants… les trajets sont longs. En réalité, l’idée n’est pas de dire que ces trajets-là constituent quelque chose d’insurmontable mais de remettre ça dans un contexte : dans ces territoires périphériques, ce n’est pas un obstacle qu’il faut surmonter mais toute une somme. Ça va de la mobilité aux mécanismes psychologiques engendrés par l’isolement, en passant par la fracture numérique et par les moyens financiers pour envoyer son enfant étudier ailleurs.
E.M. : Voir venir le mouvement, non… Mais ce n’est pas étonnant que cette question des transports prenne autant de place. Au-delà du prix de l’essence, il ne faut pas sous-estimer la longueur des trajets. Ceux d’un bus de ramassage scolaire par exemple… c’est très long. Jusque-là, aucun homme politique ne s’est réellement penché sur cette France invisible. Les gilets jaunes offrent une occasion de voir si la réflexion évoluera dans le bon sens.
A partir de quand se situe-t-on dans cette France périphérique ?
E.M. : La limite géographique est un débat en soi. D’une certaine manière, nous l’avons mise de côté en posant ce postulat : dès lors qu’il n’y a pas la possibilité d’accéder tous les jours à une grande métropole connectée à la mondialisation, on y est. Un banlieusard de Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, aura des difficultés à se rendre à Paris. Mais il y est en combien de temps ? Une heure et quart ? Ce sera plus compliqué pour un jeune de Charleville-Mézières, dans les Ardennes. Quoiqu’en Seine-et-Marne ou en Essonne, il y a des communes qui pourraient entrer dans la définition.
S.B. : Le danger serait, on le répète, d’opposer quartiers et campagnes, par exemple. Le raisonnement est plus global. Si on a réussi à faire avancer des choses dans les quartiers populaires, on peut aussi agir dans les territoires que nous décrivons. D’ailleurs, des associations qui ont œuvré en banlieue nous ont inspirés sur la méthodologie à adopter. Parce que s’il y a des problématiques spécifiques à la campagne et aux quartiers, il y a des points communs évidents, notamment dans la valorisation de soi.
Quid des quartiers populaires dans cette France périphérique que vous décrivez ?
E.M. : C’est la double peine…
Il y a un paradoxe : dans «l’élite parisienne», beaucoup de personnes sont issues de ces territoires ruraux ou de petites villes enclavées…
E.M. : C’est un point fondamental. Les professeurs et les chefs d’établissement, par exemple, le soulèvent souvent : les jeunes ont besoin d’identification. De savoir que des personnes dans le domaine de l’art, du sport, de la culture, du journalisme ont surmonté ces problématiques-là. L’idée n’est pas de glorifier son appartenance au point de devenir ridicule, mais de ne pas s’en cacher. Certains le font. Mais pas encore assez.
S.B. : Le fil directeur de ce livre n’est pas tant de dire «Il faut envoyer tous ces jeunes-là dans toutes les grandes écoles», ce serait contre-productif. Si un collégien veut se diriger vers un CAP de pâtisserie, c’est très bien. Simplement, il faut qu’il ait le choix.
Cette périphérie-là est glorifiée en période d’élection sur le ton «la vraie France», «le pays qui souffre mais ne se révolte pas». Est-ce que les habitants que vous avez rencontrés s’estiment manipulés ?
E.M. : Il y a deux pièges dans lesquels il ne faut pas tomber. D’abord, celui de faire basculer le débat vers la question suivante : «Est-ce que ces difficultés, dans ces territoires, existent vraiment plus qu’ailleurs ?» Le second serait de laisser une chapelle politique s’en emparer. Nous, on entend parfois, ici et là, des personnes expliquer qu’ils s’auto-organisent. Ce que nous disons, c’est que ce pays a des institutions. Elles sont certes imparfaites, mais elles existent. L’enjeu est d’entrer dedans pour les changer. Ce qui pose la question de la représentativité.
S.B. : Les élus que nous avons croisés jusque-là n’ont jamais nié les problématiques et ne se sont jamais montrés réticents aux actions sur le terrain. Au contraire. Mais il y a un décalage avec l’urgence ou des actions trop isolées. Quand on parle de France périphérique, on raconte la désertification, la fermeture de services publics et des usines… Mais les jeunes ? C’est un sujet mis à part, qui nécessite des solutions adaptées.
Il est beaucoup question de codes qui manquent au rural, par exemple au moment d’intégrer une grande école. Peut-on parler de discrimination ?
S.B. : On se positionnerait plutôt sur la problématique de l’égalité des chances. Parmi les obstacles, il y a tout le volet informatif : le jeune de la France périphérique ne sait pas toujours mettre en avant son expérience. Il y a ce garçon qui a, par exemple, construit une cabane chez lui. Il y a installé l’eau, l’électricité… Cela n’apparaissait nulle part dans son CV alors que c’est valorisé dans un entretien. Pourtant, ce qu’il a fabriqué s’appelle de la gestion de projets, qui peut largement remplacer un voyage aux Etats-Unis. A vrai dire, l’école ne peut pas tout faire dans cette France périphérique - ce serait lui faire porter un trop gros fardeau. D’autres acteurs (les élus, les chambres de commerce, les associations…) doivent venir en appui.
Le discours politique, quand il s’agit de moyens financiers, évoque souvent l’argent mis dans les quartiers au détriment des campagnes. C’est un discours que vous avez entendu ?
E.M. : Jamais… Peut-être qu’il y a des débats, on ne sait pas. Mais ces jeunes-là que nous accompagnons n’en parlent jamais. Ils sont beaucoup trop concentrés sur leur situation et leur propre territoire.
(1) Editions Robert Laffont.
Ramsès Kefi