Une rentrée repoussée pour cause d’emplois du temps incohérents, une rentrée incohérente pour cause d’espace impraticable. Depuis le 1er septembre, notre lycée Jacques-Feyder à Epinay-sur-Seine tangue dangereusement. Va-t-il tenir ? Qui s’en préoccupe ?
Comme beaucoup d’établissements d’Ile-de-France, notre lycée entame une longue période de travaux de rénovation massifs menés par la région. Pour l’instant, nous en sommes à la destruction des anciens locaux. A la rentrée, les bâtiments préfabriqués censés les remplacer n’étaient pas prêts à accueillir les élèves (d’ailleurs le peuvent-ils ?). A cela se sont ajoutés des emplois du temps incohérents (services incomplets, incompatibles, non conformes aux textes officiels…). La rentrée n’était pas possible dans ces conditions. Elle a été repoussée au 10 septembre. Nous avons été réquisitionnés pour reconstruire en urgence les emplois du temps, aidés par des «proviseurs-pompiers» envoyés en renfort pendant quelques jours par le rectorat.
Ces efforts n’ont pas suffi : aujourd’hui, les listes de classes et les emplois du temps sont toujours en chantier, et le chantier, lui, reste un chantier. Et la salle des professeurs est à bout. Nous découvrons des dysfonctionnements chaque jour. Avec cette grève, nous avons obtenu une classe supplémentaire pour prendre en charge les élèves de terminale ES en surnombre et nous avons pu éviter de passer à plus de 35 élèves par classe. Mais de nombreux problèmes et un fort sentiment d’abandon persistent. Certains postes ne sont pas encore pourvus (trois classes en histoire-géographie et en anglais sans professeur), des options sont sacrifiées (heures de latin perdues dans la nature) et le lycée a largement dépassé le nombre d’élèves qu’il peut accueillir.
«Prendre les élèves» quoiqu’il arrive
Côté travaux, nous ne sommes pas plus avancés : les portes de certains démontables ne ferment pas ou ne s’ouvrent pas. Les toilettes pour les élèves sont toujours largement insuffisantes (le lot complémentaire arrivera à la fin du mois !). Les classes n’ont pas de vidéoprojecteurs opérationnels, les radiateurs des préfabriqués tombent déjà, annonçant un hiver glacé. Et que se passe-t-il en cas d’alerte incendie ? Comment évacuer 1 700 élèves par les allées exiguës qui séparent les démontables et dont les issues sont intelligemment bouchées par de gros plots ? Les travaux de désamiantage sont-ils réalisés en toute sécurité ? Les parents peuvent-ils être rassurés en envoyant leurs enfants dans notre établissement ?
Le ministère ne devrait-il pas prendre la mesure du chaos dans lequel nous sommes depuis plus de trois semaines et cesser de mettre sous pression élèves et professeurs, pour stabiliser vraiment la situation, soutenir vraiment un établissement de 1 700 élèves et 150 professeurs avant qu’un incident arrive ? Début septembre, nous avons reçu une aide de quelques jours et des discours lénifiants pour faire passer la pilule. On nous a pressés de façon irresponsable de «prendre les élèves» quoiqu’il arrive.
«Prendre les élèves» ? Mais pour quoi faire ? Enseigner dans ces conditions est illusoire. Préparer le bac, se plonger dans la poésie de la Renaissance, l’histoire de l’Antiquité, la question du bonheur, la géométrie, bref penser, le peut-on ? Toute notre bonne volonté et celle des élèves ne suffiront pas. Le mois de septembre tire à sa fin et l’année n’a toujours pas commencé. Pour l’instant, il faut surtout savoir tenir les murs et, petit événement intellectuel de cette rentrée, soumettre la semaine prochaine nos classes de secondes à un test de positionnement national qui permettra sans doute à terme le classement des lycées ! On l’aura compris, apprendre à penser n’est pas une priorité et les enseignants sont utilisés à bien autre chose. Il faudrait pouvoir en rire mais nous ne sommes pas seuls, 1 700 élèves face à nous veulent apprendre, réussir, être là et en ont besoin (nous aussi d’ailleurs, nous avons besoin de nos élèves).
Un enjeu est politique et social
Comment en sommes-nous arrivés là ? Il y a une explication propre à notre établissement, certes. La rentrée a été sabordée depuis le mois de février par une direction sortante incompétente et nos courriers d’alerte au rectorat n’ont servi à rien. Mais ce n’est pas seulement notre lycée qui est en jeu. L’enjeu est politique et social. Qui se préoccupe de savoir si 1 700 élèves de Seine-Saint-Denis réussiront à travailler pendant trois ans (le temps de leur scolarisation en lycée pour les élèves entrant cette année en seconde) dans une ruine bruyante, entassés entre les tractopelles ? Qui se préoccupe de savoir comment ils vivent cette rentrée où on les malmène ? Peut-on imaginer une situation semblable au lycée Henri-IV ? Est-ce à nous, professeurs et élèves, de nous adapter aux manquements d’une hiérarchie défaillante ? Le mépris du rectorat et du ministère envers les élèves, les parents et les enseignants est honteux. Parcoursup l’an dernier, la disparition des REP, la réforme qui se profile, tout cela converge de façon évidente dans une même direction.
Notre situation n’est malheureusement pas une exception et les facteurs locaux ne suffisent pas à l’expliquer. A Sarcelles, au Blanc-Mesnil, à Montreuil, à Nanterre, à Aulnay-sous-Bois, les rentrées sont catastrophiques. Crise de travaux, d’organisation, manque de moyens. Parfois viennent s’ajouter des problèmes de violence alarmants (à Saint-Denis) que l’on redoute de voir se propager. Nos collègues eux aussi alertent, se mobilisent.
Et pourtant notre ministre continue à avancer tranquillement les pions de sa réforme. Il semble ignorer la situation et tous ceux qui la subissent. Peut-on encore vouloir faire des économies dans les lycées quand on découvre ces conditions de travail ? Y a-t-il un sens à vouloir mettre les professeurs au pas, à réformer pour surcharger encore les classes, les horaires alors que l’édifice est déjà saturé ? Y a-t-il vraiment trop de moyens au lycée, trop de professeurs, trop de paresse, trop de confort pour que l’on puisse sérieusement envisager une seconde de «réduire» encore ce qu’il en reste ? Ignorance, mépris, indifférence ? Il ne suffit pas de parquer n’importe où les élèves du 93 et les professeurs qui vont avec eux, de les laisser se débrouiller dans les gravats pour qu’ils n’existent pas comme certains semblent le souhaiter ou le croire. Avant de distribuer des tablettes et de saupoudrer de la révolution numérique dans l’enseignement, donnez-nous des salles, des professeurs, des CPE, des surveillants, enfin du temps et du calme pour que l’on puisse travailler et réfléchir avec nos élèves.
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