Le géographe Michel Lussault a annoncé, mardi 26 septembre, sa démission de la présidence du Conseil supérieur des programmes (CSP). Il évoque de profonds désaccords avec la politique du ministre Jean-Michel Blanquer. « Je n’ai pas l’habitude de faire de la figuration ou d’être une plante verte sur l’estrade », dit-il à Mediapart. L'ancien ministre socialiste Benoît Hamon dénonce de son côté « une remise en cause idéologique et archaïque par Blanquer ».
Ce n’était qu’une question de jours. La démission de Michel Lussault de la présidence du Conseil supérieur des programmes (CSP) apparaissait inéluctable. C’est désormais chose faite. Le géographe a annoncé dans Le Monde et sur France Inter qu’il quittait ses fonctions dès ce 26 septembre. Pourtant inamovible — légalement, le ministre n’a pas le pouvoir de démettre le président du CSP de ses fonctions —, Michel Lussault a choisi de partir de son propre chef et a surtout profité de ce départ pour exposer ses profonds désaccords avec Jean-Michel Blanquer.
Au micro de France Inter, il a déclaré : « Je démissionne pour envoyer, peut-être, un message au ministre, au ministère. » Selon lui, Jean-Michel Blanquer a franchi « quelques limites ». Il espère aussi ainsi « essayer d'arrêter le jeu qui est lancé depuis quelques semaines, qui consiste à agiter un certain nombre de sujets et à satisfaire ce que je crois être quelques bas instincts d'une clientèle politique ».
Michel Lussault raconte à Mediapart ce qui a présidé à cette décision : « J’ai fait le choix de démissionner car j’avais très nettement le sentiment que le ministre ne tenait pas particulièrement à activer le CSP tant que je le dirigeais. Je n’ai décelé aucun signe de sa volonté de nous faire travailler. Je n’ai pas l’habitude de faire de la figuration ou d’être une plante verte sur l’estrade. Je n’ai que faire d’une distinction honorifique. »
Il faut dire que depuis la nomination de Jean-Michel Blanquer à la tête du ministère de l’éducation nationale, les relations entre les deux hommes étaient exécrables. Contrairement à ce qui était à l’œuvre avec l’équipe précédente, les contacts avec lui ou son directeur de cabinet, Christophe Kerrero, ont été inexistants. Ce dernier s’est seulement fendu d’un appel lapidaire la semaine dernière.
Le géographe relate encore un échange qui s’est produit lors de l’unique rencontre que le ministre de l’éducation nationale a concédée à l’ex-président du Conseil supérieur des programmes, le 1er août, au creux de l’été. « Blanquer ne voulait pas que je reste. Je lui avais dit lors de notre unique rencontre : “Si ma présence est une entrave au travail confiant du ministère avec le CSP, je suis prêt à partir pour que le CSP continue.” Il ne m’a pas démenti. » Dès lors, la rupture était consommée.
La brouille s’est poursuivie.
Par voie de presse, Jean-Michel Blanquer a, à mots couverts, dénoncé le jargon des nouveaux programmes concoctés par Michel Lussault. Ce dernier n’est pas en reste puisqu’il a critiqué, à la mi-septembre, dans L'Alsace, la méthode du ministre. « Il fait cela tout seul, comme un ministre “omnicompétent”, alors qu’à l’inverse les programmes mis en œuvre en 2016 ont été élaborés après deux ans de consultation d’une centaine de personnes. Sur la forme encore, les programmes d’aujourd’hui n’ont pas été évalués, le Conseil supérieur n’a pas été consulté. Je note que le ministre de l’éducation nationale avait dit qu’il ne préparait pas de grande réforme, or on assiste au détricotage de tout ce qui a été fait auparavant. » Ambiance.
De fait, Jean-Michel Blanquer n’est pas peiné de ce départ. Il a réagi sur RTL et n’a même pas essayé de donner le change en jouant l’apaisement. « C'est le choix de M. Lussault, de démissionner. J'ai entendu qu'il l'avait fait dans des termes outranciers. Le simple fait qu'il utilise des termes outranciers le disqualifie pour la fonction qu'il exerçait, donc il en tire les conséquences. Cela ne me gêne pas du tout, ce n'est pas un problème. Je suis dans un travail d'organisation de l'Éducation nationale pour que tous les enfants sachent lire, écrire, compter et respecter autrui à la sortie de l'école primaire. Si ça gêne M. Lussault, c'est vraiment pas grave qu'il s'en aille. » Ambiance (bis).
Ce qui fait dire à un ancien du ministère de l’éducation nationale, choqué de la « violence et du mépris » de Jean-Michel Blanquer : « Il s’en fiche de tout car il se dit “j’ai l’opinion publique avec moi” et “je définis seul l’intérêt général”, ce qui est très prétentieux. Il conforte encore et toujours une frange facile à flatter. Finalement, c’est une victoire pour le ministre, mais au moins, comme dans La chèvre de monsieur Seguin, Michel Lussault s’est battu ; il s’est rendu au loup avec dignité. »
Pour sa part, l'historien de l'éducation Claude Lelièvre regrette cette démission : « Je comprends que Michel Lussault s’en aille. Mais il aurait pu rester pour embêter Jean-Michel Blanquer. Il aurait pu légalement se saisir de quelques sujets et jouer ainsi le rôle de contre-pouvoir. »
Les divergences entre les deux hommes sont béantes. Sur le fond, une interview dans L’Express dans laquelle Blanquer explique par exemple que le prédicat « a vocation à disparaître » a froissé Michel Lussault. La notion de prédicat permet de décomposer une phrase en deux grands éléments : le sujet – de qui ou de quoi on parle – et le prédicat – ce qu’on affirme à son propos. Introduite dans les programmes de primaire et de collège en vigueur depuis 2016, cette notion grammaticale a fait l’objet d’un intense psychodrame, dont l’Éducation nationale a le secret, alors qu'il ne s'agit que d'un détail qui ne remet pas en cause l'apprentissage de la grammaire, comme l'explique par exemple Sylvie Plane, vice-présidente du CSP.
Le CSP a eu une naissance et parfois une existence complexes. Son premier président, Alain Boissinot, avait aussi quitté sa présidence dans des circonstances compliquées, expliquant que la « structure » de cet organe n'est pas assez solide. La députée LR Annie Genevard a démissionné en 2015 après avoir toutefois participé à la conception des programmes et n'avoir pu ne pas endosser la responsabilité de ceux-ci, expliquent plusieurs acteurs de l’époque. L'un d'entre eux raconte que le Conseil supérieur des programmes a fait l'objet d'une « campagne malveillante ».
« Nous croyons juste aux valeurs de l’instruction comme moyen d’émancipation »
Michel Lussault le préside depuis 2014. Cette instance, qui a remplacé le Haut Conseil de l'éducation, a été créée par Vincent Peillon dans la loi de refondation de l'école de juillet 2013 afin de donner plus de transparence dans la conception des programmes et, surtout, soustraire cette tâche aux inspecteurs généraux, à la direction centrale de l'éducation nationale ou à la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco). La charte qui régit sa création est claire : le CSP doit participer « à la définition de ce que les élèves, tous les élèves, doivent apprendre » et vise « à la recherche d’une cohérence globale des programmes ». L'idée force étant d'introduire, pour résumer à gros traits, un apprentissage progressif de certaines notions fondamentales avant de les approfondir.
« Les passions politiques s’en sont mêlées, hélas, avec la démission d’Annie Genevard par exemple, mais on a fait ce qu’on a pu. On n’a pas la science infuse, on a essayé de produire du consensus sans être consensuels. On a essayé de dessiner ce socle commun et cette culture commune », explique Roger-François Gauthier, inspecteur général et membre actuel du CSP.
Fort de dix-huit membres, avec des experts et des parlementaires de toutes tendances politiques, le CSP a revu l'intégralité des programmes depuis la maternelle jusqu'au collège. Ceux-ci sont entrés en vigueur à la rentrée 2015 et 2016. Voilà pour les éléments philosophiques et administratifs.
Benoît Hamon, ancien ministre de l’éducation nationale, explique à Mediapart que l’idée « de soustraire les programmes de la mainmise du politique et des lubies de tel ou tel ministre était bonne. Il y a une remise en cause idéologique et archaïque par Blanquer du CSP. Il ne fait pas confiance à un processus qui associe des experts et des politiques de tous bords ».
Claude Lelièvre considère de son côté que Michel Lussault et son équipe peuvent se targuer d’un bilan positif. « Au début, le CSP a pu un peu patiner. Puis ils ont fait quelque chose d’inédit dans l’histoire. Ils ont réussi à réformer les programmes de la maternelle au collège, en même temps. Ce n’est pas un détail, car tout a toujours été fait dans le désordre. Jamais cela n’a été fait par cycles. Ce qui donne plus de cohésion et de cohérence. » En effet, le Conseil supérieur des programmes a travaillé par cycles de trois ans : CP-CE1-CE2 pour le cycle 2, CM1-CM2-6e pour le cycle 3, 5e-4e-3e pour le cycle 4.
Roger-François Gauthier, membre du CSP, préfère ne pas se prononcer sur la démission de Michel Lussault et refuse de « juger une décision individuelle », mais explique avoir aimé travailler avec lui, même s'il confie ne pas partager toutes ses idées. Il reste néanmoins « serein » pour l'avenir et reste persuadé de la nécessité de sortir la rédaction des programmes de « la clandestinité ». Il considère nécessaire ce mélange d’expertises. Et de citer les contributions de la cancérologue Agnès Buzyn, aujourd’hui ministre de la santé, sur le corps des enfants par exemple.
Cette querelle, au-delà des personnes, raconte aussi le débat qui agite l’école et sa supposée débâcle. Le Snalc, le syndicat classé à droite, a titré son communiqué cinglant dans lequel il se félicite de la démission de Michel Lussault : « Bon débarras ! » Du côté du SE-Unsa, le ton est différent. Le syndicat, de gauche, salue son action à la tête du CSP et son engagement dans le débat scolaire.
Michel Lussault assume, il renonce aussi à ses fonctions pour des raisons idéologiques. « Il s’est commis dans certains journaux comme Valeurs actuelles ou Causeur [des magazines très à droite – ndlr]. Pour moi, c’est un geste politique, il se dit pacificateur mais parle à ceux qui hurlent sans cesse contre l’école et ceux qui la font au quotidien. »
Le président démissionnaire a aussi fait les frais d’une campagne de presse plutôt agressive de la part de certains organes de presse comme ceux cités plus haut. La polémiste Natacha Polony, dans le numéro de rentrée de Causeur, l’a classé dans la catégorie de ceux qui, crime suprême en matière d’éducation, nivellent l’école par le bas à cause, dit-elle, de « programmes aux intitulés délicieusement orwelliens », et il serait coupable d'avoir déclaré que « la grammaire n’est pas un dieu ».
Le géographe rit jaune. « Je suis le chef des pédagos alors que je n’ai jamais écrit une ligne sur la pédagogie ou les sciences de l’éducation. Je suis si fort que j’ai réussi à bouleverser le système en trois ans. Mais ces attaques sont les symptômes d’une bataille culturelle que nous, la gauche progressiste à laquelle je me rattache, avons perdue. Nous croyons juste aux valeurs de l’instruction comme moyen d’émancipation. » Du reste, Michel Lussault, déplore la « pauvreté » du débat général sur l’éducation en France. « Notre parole est démonétisée, si on tient un autre discours que de glorifier l’école du passé, on est inaudible », déplore-t-il. L'un de ses proches regrette qu'il ait « cristallisé ce type de fantasmes et représentations ».
L'ex-président du CSP regrette seulement de ne pas avoir eu de temps et aimerait que le ministre de l’éducation évalue réellement l’efficacité de ces nouveaux programmes.
Du côté du ministère, on assure que « le travail continue avec le CSP ». La vice-présidente du CSP, Sylvie Plane, va assurer l’intérim jusqu’à la nomination d'un successeur, dans les prochaines semaines. En attendant, sur le site du ministère, la page est déjà tournée. Le nom de Michel Lussault a été effacé de la section dédiée au CSP.
À la place, il reste un espace vierge.