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Retour sur les dernières déclarations d’Emmanuel Macron sur la colonisation et sur la «Manif pour tous». Le candidat d’En marche a peut-être commis une confusion de catégories.

En déclarant à quelques heures d’intervalle que la colonisation était un «crime contre l’humanité» puis que l’on a «humilié» les opposants au mariage homosexuel, Emmanuel Macron a peut-être commis une confusion de catégories. Le concept juridique de crime contre l’humanité peut difficilement s’appliquer à un système de pouvoir, aussi injuste soit-il. Sans compter que le caractère imprescriptible de tels crimes ouvrirait la voie à des procès qu’il serait téméraire d’intenter aujourd’hui. Le candidat aurait été mieux inspiré de réserver le terme d’humiliation au colonialisme. Malgré les routes, les jardins et les écoles brandis par les nostalgiques de cette époque, le colonisateur ne pouvait justifier ses privilèges qu’en humiliant le colonisé. C’est une condition nécessaire à sa présence : pourquoi serait-il là à tout diriger si les indigènes étaient capables de se gouverner eux-mêmes ? Pour des raisons structurelles, et malgré quelques bons sentiments distribués à l’occasion, le colonisé est maintenu par la force dans un état de minorité.

L’humiliation est un rapport à l’autre fondé sur son annulation. En un sens, c’est un sentiment démocratique : pour que quelqu’un se sente humilié, il faut qu’il se voie comme l’égal de celui qui le blesse. C’est la différence avec l’offense, une action qui convient mieux à des sociétés d’ordres. Dans des systèmes hiérarchiques, il était relativement facile de repérer l’offense : elle émanait d’un être «inférieur» qui sortait de son rang ou, à la limite, d’un égal qui ne respectait pas les rites ou les codes. Avant la révolution démocratique, on n’imaginait pas un pauvre humilié par un riche ou un roturier par un noble. A l’inverse, l’humiliation peut s’abattre n’importe quand sur un être supposément égal que l’on infériorise. C’est le cas du colonisé face à un colonisateur qui proclame l’universalité des droits de l’homme au moment même où il les foule aux pieds.

Dans une démocratie, l’humiliation est à la fois plus répandue et moins facilement définissable. On peut se sentir humilié sur son lieu de travail par les brimades de son chef, dans la rue par le tutoiement d’un policier, mais aussi dans son couple par une infidélité de son conjoint ou dans une relation amicale par une injure. Le point commun entre ces situations est qu’une parole ou une action remet en cause l’intégrité du moi et abaisse l’estime qu’un sujet se porte à lui-même. On peut tenir que n’importe quel sentiment d’humiliation relève de la politique, et cela semble bien être la position de Macron dans son jugement sur la «Manif pour tous». Certains usages du thème de la «reconnaissance» participent de cette généralisation : dès l’instant où se produit quelque part une blessure subjective, il reviendrait au gouvernement d’en prendre soin.

On peut néanmoins établir une distinction valable même dans une société d’égaux, et qui éviterait de sacraliser toutes les expériences humiliantes. Dans le cas de la brimade d’un chef ou du mauvais traitement d’un policier, il y a abus d’autorité. L’humiliation devient un élément objectif (pas seulement un sentiment) puisqu’elle est le fait d’une institution où s’exerce un pouvoir (l’entreprise ou l’Etat). Ici encore, le colonialisme fournit un bon exemple, lui qui repose sur l’institutionnalisation de l’humiliation dans toutes les strates de la société. Réclamer une «société décente» (1), c’est justement lutter contre les institutions qui fonctionnent à l’humiliation de ceux qui y ont affaire (par exemple, une justice qui pratique des châtiments dégradants).

On voit mal, à cette aune, en quoi les adversaires du mariage homosexuel auraient été «humiliés», et moins encore en quoi le gouvernement aurait pu leur venir en aide. En s’opposant à un texte de loi qui visait d’ailleurs à ce qu’une institution civile devienne égalitaire, ils ont simplement pris part à une dispute politique. C’est le régime normal de la démocratie, et cela s’appelle le conflit. Qu’ils aient (jusqu’à ce jour) perdu la partie a, sans surprise, provoqué leur mécontentement. On peut, à la limite, admettre que ce dépit ait été vécu comme une humiliation : si toute l’estime que l’on a pour son couple vient de ce qu’il est composé d’un homme et d’une femme, on percevra les autres formes de conjugalité comme un affront. Mais la politique n’a rien à faire avec ces sentiments normatifs pour la simple et bonne raison qu’elle ne peut les satisfaire tous. Seul un mauvais joueur sort humilié d’une partie qu’il a perdue et où, pourtant, toutes les règles ont été respectées. Donner une prime à sa colère ne le ramènera pas à la table de jeu dans de meilleures dispositions.

(1) Avishai Margalit, la Société décente, Flammarion, 2007.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.

Michaël Foessel Professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique.