Coup de coeur... Pascal Bouchard...
L'hiver arrive, Noël sans joie, et voici 1943. La fac, les flirts, les copains, mais, à force de ressassement, les grandes discussions sont de moins en moins grandes. S'il n'y avait mille stratégies pour séduire Colette ou Simone, mieux Colette et Simone, Laurent s'ennuierait ferme. Le droit, c'est beaucoup de par cœur, quant à ses professeurs de lettres, on dirait qu'ils n'ont jamais lu le Contre Sainte-Beuve. C'est encore et toujours, « Machin, sa vie son œuvre », avec prière d'admirer. A l'Université, seuls les chefs d'œuvre ont droit de cité, donc, réciproque du théorème, toutes les œuvres qu'on y lit sont des chefs d'œuvre. Mais le jeune homme est trop timide pour aller au bout du raisonnement, pour reconnaître que le vieux Corneille est rasoir, même les pièces d'avant Attila, d'avant le « holà », qu'il n'est pas certain que ce fût un bonheur que Malherbe vînt, que Boileau était meilleur théoricien que poète, que le théâtre de Voltaire... C'est un garçon gentil, qui veut bien faire, avoir de bonnes notes, et qui sait comment plaire à ses maîtres. Il lit et il admire tout Corneille ou presque, Malherbe, Boileau, Voltaire... Il apprend les jurisprudences du Conseil d'Etat à l'endroit et à l'envers, pour être sûr de s'en souvenir.
Le froid est intense. Le ravitaillement de plus en plus difficile. Les Longchamp font des miracles, l'argent de Laurent y aide bien. Il a parfois l'impression qu'ils dépensent un peu trop, un peu plus qu'il n'est nécessaire. « Ben, vous en buvez du lait!», s'étonne la crémière, un jour que, par exception, c'est lui qui fait les courses. Or, à part une goutte le matin pour masquer un peu le goût d'un ersatz de café, il n'en boit pas. Il n'y prend pas vraiment garde, il pense qu'elle confond avec un autre de ses clients. La semaine suivante, c'est le marchand de légumes qui lui fait une remarque sur les patates. « Mais vous avez bien raison, c'en est autant que les doryphores ne mangeront pas. » Il a profité de ce qu'il n'y avait personne dans la boutique pour une plaisanterie aussi séditieuse. Laurent n'y attache pas vraiment d'importance, il se dit qu'il en parlera à Simone à l'occasion. Mais il la voit rarement, il part tôt le matin à la fac, il rentre tard. Et il n'est pas inquiet. Elle tient le compte de ses comptes d'heures de ménage avec une parfaite précision, elle défalque chacun des quarts d'heure qu'elle ne fait pas s'il n'est pas rentré un soir et qu'elle n'a pas eu à faire son lit, elle lui remet la monnaie des courses avec exactitude, le fait bénéficier des petits arrangements qu'elle trouve avec les commerçants du voisinage. Il n'imagine pas qu'elle puisse le voler en lait ou en patate. Jusqu'au soir où, alors qu'il fait parfaitement nuit, son mari frappe à la porte. Il frappe, mais sans bruit, à peine ce qu'il faut pour être entendu. Il est à la porte avec trois enfants.
Pascal Bouchard - Il faut bien que jeunesse se passe