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Vivement l'Ecole!

Coup de coeur... Jean-Pierre Montal...

3 Juin 2023 , Rédigé par christophe Publié dans #Littérature

Leur chamade par Montal

 

Une ligne rouge partait du col, descendait vers l’épaule puis en croisait une autre, blanche et plus fine, avant de revenir vers la poitrine. Ce motif répété à l’infini sur fond bleu créait un enchaînement de losanges qui n’avait rien de sophistiqué ni d’original. Il évoquait le tissu d’un kilt écossais simplifié à l’extrême. Pourtant, cette robe se détachait immédiatement du reste du dressing, comme une comtesse Grand Siècle égarée dans un PMU. « N’exagérons rien », pensa aussitôt Edwige. La garde-robe de sa mère ne méritait pas cette comparaison injuste. Elle se caractérisait au contraire par une élégance discrète, un goût classique et sûr qui ne négligeait ni le fond – les belles matières – ni la forme – les coupes et les couleurs, toutes choisies avec flair.

Edwige Sallandres regardait l’alignement de cintres et de vêtements serrés les uns contre les autres. Il ne s’agissait pas d’un véritable dressing mais plutôt d’un placard à balais aménagé avec des tringles et des portants sous la lueur d’un néon fatigué. Ces quelques mètres carrés en disaient plus long sur la vie et le caractère de la défunte que tous les éloges funèbres. Possède-t-on tous une pièce quelque part, un palais ou un réduit, quatre murs qui enferment et figent ce que fut le cœur de notre existence ? Edwige le pensait, elle l’espérait même car c’était son métier en quelque sorte. Elle reprit entre ses doigts l’étoffe quadrillée de rouge et de blanc. La présence de cette robe Yves Saint Laurent dans ce cagibi de province, voilà ce qu’il faudrait raconter le jour de l’enterrement si elle en trouvait la force.

Sa main glissa sur les autres vêtements. L’alternance de laine, de cachemire et de soie, le balancement des vestes, des jupes et des chemisiers sous cette faible lumière libérèrent des engrenages restés inertes depuis plusieurs années. Elle se vit, âgée de cinq ans, prisonnière consentante de ce placard, bien décidée à essayer toutes les paires de talons hauts, les boucles d’oreilles à clip et les foulards entassés dans ce repaire blotti au cœur de la maison et pourtant si éloigné de son agitation quotidienne. L’exil entre ces murs se terminait toujours par le quadrillage de la robe Saint Laurent, suivi du bout des doigts jusqu’au col encerclé d’une lavallière taillée dans le même tissu. C’était la parure des grands soirs, de certains mariages plus mondains que d’autres, celle des dîners avec les clients de son père venus de Paris, étonnés de tomber sur cette silhouette haute couture en plein Massif central, celle des retours de cocktails lyonnais d’où sa mère rapportait des petits fours enveloppés dans une serviette, preuves irréfutables que la vie d’adulte se bâtissait autour de plaisirs variés, étonnants et sans cesse renouvelés, à picorer comme ces pâtisseries miniatures.

 

Jean-Pierre Montal - Leur chamade

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