Coup de coeur... Frédéric Schiffter...
État cafardeux plutôt stable.
Équilibre psychique : pronostic vital non engagé.
Voilà des semaines que Federica m’a banni de notre domicile. Je me retrouve dans un deux-pièces, passant d’une surface de deux cents mètres carrés à quarante.
Cette limitation de mon habitat s’était déjà produite dans l’appartement commun. Nous habitions ensemble depuis dix ans et cela faisait longtemps que nous ne dormions plus dans le même lit. J’avais laissé à Federica la belle chambre, avec sa salle de bains, et pris celle du fond du couloir, dévolue aux amis, avec ses commodités attenantes. Les derniers temps, pour éviter de la croiser, je lui avais abandonné aussi le bureau, le living avec la cuisine ouverte et la télévision, et la loggia – pendant que je me tenais dans ma cellule y compris pour y prendre mes repas commandés chez des marchands de plats tout faits.
Malgré la cession de ce territoire à laquelle j’avais consenti, Federica trouvait ma présence « incommodante ». De plus, elle en avait assez de ma bibliothèque où s’entassaient des livres mal rangés qui « volaient la place » à des tableaux d’« artistes confirmés » ou « prometteurs » qu’elle avait achetés lors de vernissages. Ce meuble, où il était « impossible pour la femme de ménage de faire la poussière », était pour elle comme un double de moi-même. Un « encombrement ». « Quand je vois ce tas de bouquins, je rêve d’un autodafé où je jetterais dans les flammes tes propres livres qui n’intéressent personne ! » D’une certaine manière, c’est ce qu’elle a fait un soir où, après m’avoir accusé de je ne sais quelle faute, elle s’est saisie en représailles de mon ordinateur, l’a jeté par terre et l’a piétiné, chaussée de ses bottes, avec une hargne telle que le mince objet, cabossé et fendu, n’a pas survécu. Mes notes, mes brouillons d’essais, mes articles en chantier, que je n’avais pas eu la prudence de sauvegarder sur un disque dur externe, ont été annihilés. Ce n’était pas un meurtre symbolique. Federica avait assassiné une œuvre – tant pis pour le mot ronflant. Pour elle, plus aucun de mes écrits ne devait voir le jour. « J’ai rendu service à la littérature ! », m’a-t-elle dit le lendemain matin pendant que je contemplais le corps désarticulé de mon ordinateur. « Et maintenant, sors de ma vie ! » J’ai entendu : « Sors de la vie ! »
Après ce déploiement de fureur, j’étais hébété. Je craignais que Federica ne recommence à s’en prendre à moi. Il me fallait sortir, respirer. Trouver un réconfort.
Dehors, je me suis dirigé vers la chapelle du quartier. En chemin, j’ai acheté un litre de bière chez le caviste. Le commerçant m’a regardé avec pitié. D’habitude je repars de sa boutique avec un champagne onéreux.
Frédéric Schiffter - Rétrécissement