Mon Mai 68...
Mai 1968. Un mois suivi d’un chiffre. Le printemps et mes dix ans. La robe trop courte…
J’habitais El Jadida, au Maroc. Une petite ville, jadis portugaise. Mazagan fut son nom. Des quartiers séparés mais un joyeux mélange. Dans mes classes, j’ai souvent eu pour voisines ou voisins Ahmed, Elie, Pierre ou Mélina. Jamais je ne demandais quelle était la religion de l’une ou de l’autre. Ils m’auraient répondu musulman, chrétien, juif, orthodoxe ou rien du tout. Je m’en fichais. Les copains jouaient au foot, les copines aussi parfois en plus d’être brunes, blondes et par-dessus tout ça, si jolies au soleil comme sous la pluie. Les têtes tournaient et se tournaient pour suivre les parfums laissés derrière elles dans la chaleur du jour attendant le soir pour faire l’amour au crépuscule éphémère.
Quant à nos parents, beaucoup étaient enseignants. D’autres exerçaient des professions libérales – médecins, pharmaciens. D’autres encore commerçaient ou possédaient des terres. Nous n’étions pas des « colons » chez moi. Ma mère comme mon père m’ont élevé dans le respect absolu des traditions, de la langue, de la culture - immense - de ce pays qui m’avait presque vu naître. J’ai vu le jour en Algérie, un 16 avril de 1958. Avant de fuir, deux ans après, le feu et le sang pour une terre d’accueil que j’allais quitter, en larmes et le cœur déchiré, un jour lugubre de 1973. J’ai vu s’effacer Tanger depuis la poupe d’un bateau blanc. J’ai senti, charnellement, mes souvenirs se noyer dans les remous des hélices de ce maudit navire. J’étais seul appuyé contre le bastingage lustré. Et je pleurais. Plus tard, en terminale, une professeure de français – remarquable – nous avait demandé de choisir un poème pour le présenter aux autres élèves de la classe… Ces vers me vinrent immédiatement à l’esprit…
« Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta »
Rutebeuf… N’hésitez pas à l’écouter chanté par Ferré ou Joan Baez…
En parlant de Ferré et de Joan Baez, me revient en mémoire ce mois de mai 1968. L’année scolaire attendait d’en finir, alanguie aux chaleurs printanières. Je devais être en sixième au lycée d’El Jadida. Mes parents et leurs amis avaient chaque soir, chaque matin, partout où ils allaient, même le dimanche à la plage, l’oreille collée au petit poste de radio qui reliait les français de « là-bas » à la métropole. Malgré mon jeune âge et contrairement aux habitudes éducatives de l’époque, ma mère et mon père me parlaient de politique et me laissaient poser des questions. Curieux par nature, je ne manquais jamais l’occasion de demander à comprendre. Mai 68… «Mon » mai 68…
La France cessait de s’ennuyer. Du noir et blanc elle passait à la couleur… La jeunesse se révoltait. Les usines une à une arrêtaient de produire. À Paris, Europe numéro 1, RTL, Radio Monte-Carlo – les radios indépendantes du pouvoir – relataient les manifestations, les barricades. Des noms revenaient souvent dans les conversations des parents : Cohn-Bendit, Geismar, Sauvageot, Pompidou, de Gaulle, la rue Gay-Lussac, la Sorbonne, le Quartier Latin – tiens, on parlait encore latin à Paris ? Bientôt certains amis d’avant les événements se verront moins, se fâcheront. Mes parents étaient « soixante-huitards », mon père dans sa jeunesse avait été trotskyste. Je ne savais pas du tout ce que cela signifiait. C’était mon père et cela me suffisait.
Chez moi on écoutait Le Forestier (Maxime et Catherine), Colette Magny, Marc Ogeret, Ferré, Ferrat, Brassens, Moustaki. Beaucoup de musiques classiques aussi. Mon père voulait « révolutionner la pédagogie ». Le nom de Freinet revenait souvent. Celui de Mao aussi mais celui-là, ils ne l’aimaient pas. J’ai su, plus tard, que ce « Mao » fut davantage un assassin de masse qu’un émancipateur DES masses…
Un jour, au lycée, les « grands », ceux de seconde, première et terminale, ont décidé de se mettre en grève. Davantage pour « faire comme en France » que par convictions politiques. Le matin du lendemain, des militaires entouraient le lycée et nous avons reçu ordre de réintégrer nos salles de classe. Sans quoi, des mesures d’expulsions seraient prises à l’encontre des familles récalcitrantes. Quitter le Maroc ? Jamais ! Alors nous avons repris les cours, avec dans mon cas et à mon âge, un soulagement certain. J’avais le temps encore pour vivre d’autres « mai 1968 ». Mon « mai 68 » aura donc duré une journée. Mais tant de soirées aussi, passionnément accroché au transistor. J’ai couru dans les rues de Paris, j’ai construit des barricades, j’ai participé aux AG dans les amphis – Dis papa, c’est quoi La Sorbonne ? – j’ai balancé des pavés, « CRS SS » sans avoir jamais vu un seul CRS de ma vie, et tout ça sur mon lit, dans ma chambre devenue place publique, atelier d’usine, rue à tenir face aux forces de l’ordre. Je transformais la France, à dix ans ! Adieu de Gaulle, adieu de Gaulle, adieu !
Et puis il y eut juin… Et puis il y eut juillet… Ma chambre redevint une chambre. Mes parents préparaient le départ annuel vers la France, vers la famille, vers le Pas-de-Calais de leur naissance. À eux. Ils « rentraient » pour les vacances d’été quand je « partais » pour une parenthèse estivale. Cet été 1968 ne fut pourtant pas comme les autres. La France, malgré le relatif échec des étudiants et ouvriers, avait changé. Et, du haut de mes dix ans, je m’en rendais compte au contact de ma cousine préférée. Elle avait dix-sept ans, s’appelait Dominique. J’en étais fou ! Elle m’emmenait partout. Mais cet été-là, bien des choses étaient différentes… Ses jupes étaient courtes. Vraiment courtes ! Mai 1968, Mary Quant, Courrèges et le prêt-à-porter étaient passés par-là, avec une paire de ciseaux ! Les filles dévoilaient leurs jambes ou les cachaient sous des jeans. Dans ma chambre de « révolutionnaire », je n’avais pas envisagé cette conséquence vestimentaire. Et puis elle fumait ! Dominique fumait ! Même chez elle, devant ma tante et mon oncle ! Sans que ceux-ci s’en offusquent ! Elle fumait aussi avec ses camarades – salut les copains ! – au foyer. Car il y avait un foyer désormais avec de la musique, un baby-foot, du Coca et des Orangina. Elle dansait avec des garçons de son âge et je la regardais. Elle s’éloignait. J’étais un enfant. Elle devenait une femme… J’ai compris alors que jamais plus rien ne serait comme avant.
Et pourtant…
Ce devait être en 1975. Je peux me tromper d’un an mais peu importe. En terminale – mes parents et moi étions revenus en France – un matin, j’ai entendu la surveillante générale – c’est ainsi qu’on appelait les CPE de l’époque – appeler une de mes camarades, d’une voix forte et qui ne souffrait aucune discussion. Devant tous les élèves entrant dans la cour, elle lui fit remarquer que sa robe était trop courte. Celle-ci était au-dessus du genou. Munie d’un cutter, cette surveillante générale entreprit alors de découdre l’ourlet et de rendre à cette robe une allure décente » ! Nous étions en 1975, en France ! Notre camarade était en larmes !
Ce jour-là, je me suis juré que jamais je n’accepterais de baisser la tête devant l’autorité stupide, d’obéir à des injonctions sans fondement, de respecter une « morale » au nom de convenances imposées. Mai 68 a beaucoup apporté. D’autres « Mai-68 » seront nécessaires. Sont nécessaires…
Ma cousine s’est mariée. Pas moi…
Et Sauvageot a sauvé l’honneur de mes rêves d’enfant quand je partais à l’assaut de l’Elysée depuis ma chambre, ouverte à la lumière sur les orangers et les citronniers du jardin…
Christophe Chartreux