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Vivement l'Ecole!

Antoine Lilti, les Lumières en débat...

16 Mars 2023 , Rédigé par Libération Publié dans #Histoire, #Philosophie

Le siècle des Lumières | Secondaire | Alloprof

Brillant et mesuré, l’historien, qui vient d’entrer au Collège de France, montre que la pensée du mouvement du XVIIIe siècle fut sans cesse discutée et qu’il faut envisager son héritage comme «un espace de débats plutôt que comme une doctrine cohérente»

«Mon père est médecin et ma mère, enseignante. Mais attendez, vous ne refaites pas le portrait de mon frère, là ?» Il est vrai que les articles consacrés au réalisateur Thomas Lilti, le frère d’Antoine et auteur du film Hippocrate (2014), commencent souvent par rappeler la profession de ses parents et le milieu dont il est issu, la classe moyenne supérieure et cultivée. L’historien Antoine Lilti apparaît d’ailleurs dans un autre film de son frère, Première Année. Il y interprète un enseignant qui fait face à un amphithéâtre plein d’étudiants en médecine bruyants et surexcités. Les 420 personnes qui, chaque semaine, assistent au Collège de France au vrai cours d’Antoine Lilti sont plus discrètes. Le quinquagénaire spécialiste des Lumières a donné sa leçon inaugurale le 8 décembre : «Pour l’impétrant, c’est intimidant. Les autres professeurs du Collège sont assis au premier rang, les professeurs émérites viennent si le sujet les intéresse, les collègues sont là, le public aussi, je n’étais pas habitué à la taille ni à l’acoustique de l’amphithéâtre. C’est un rituel de passage qui dure une heure.»

Quand une chaire se libère au Collège de France, des candidats proposent un intitulé d’enseignement et de recherche, puis ils font campagne, comme il le faut pour entrer à l’Académie française. Le cours de Lilti, Histoire des Lumières, XVIIIe-XXIe siècle, est «un intitulé classique sans l’être complètement puisque la chronologie qu’il indique ne va pas de soi. A l’université, il faudrait s’en tenir au XVIIIe siècle. Je suis moderniste, mais ici, mon enseignement va jusqu’au débat actuel autour des Lumières». Son dernier livre (l’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, 2019) s’intéressait déjà à l’actualité critique de cet objet historique.

«Ni philosophe ni militant»

Les Lumières, Lilti les définit ainsi : un «idéal d’émancipation par le savoir qui repose sur l’autonomie des individus et sur leur capacité à décider de ce qui est juste». Depuis vingt ans, elles sont au centre de débats, prises en tenaille entre des mouvements populistes qui critiquent les institutions savantes et l’élitisme, et la pensée postcoloniale qui les accusent d’avoir fait le lit de la colonisation et d’être européanocentrées. Les travaux d’Antoine Lilti montrent que tout au long de l’histoire du XXe siècle, elles furent discutées de façon contradictoire et plus ou moins frontalement. Certains s’en réclamèrent au moment de la décolonisation, d’autres les accusèrent d’être responsables du totalitarisme. Lilti veut «retracer à l’intérieur de l’histoire intellectuelle contemporaine la façon dont la référence aux Lumières a en permanence agi, travaillé». Lors de sa leçon inaugurale, il a dit : «Retenons ceci : nous devons envisager les Lumières comme un espace de débats et de controverses, bien davantage que comme une doctrine cohérente. Trop souvent, on a voulu y voir le programme de la modernité. […] En réalité, les Lumières sont plutôt l’effort entrepris pour penser les ambivalences des sociétés modernes.»

Par sa sérénité et sa modestie, Antoine Lilti tranche avec beaucoup d’enseignants et historiens actuels qui prennent des positions radicales, croisent le fer sur les réseaux sociaux, cultivent la nostalgie de l’époque dont ils sont les spécialistes, versent dans la mythologie et la révolution de salon. Antoine Lilti : «Je ne suis ni philosophe ni militant. En tant qu’historien, je montre que les Lumières sont ambivalentes et que leur critique a commencé dès leur apparition. Certains étaient conscients dès le début des tensions qui travaillaient cet objet historique. J’espère donner une idée de la complexité des héritages historiques pour permettre aux gens de prendre position. Les postcoloniaux apportent quelque chose qu’il faut entendre pour sortir de la fétichisation des Lumières et réfléchir aux apories qu’elles charrient, mais il existe un versant radical et caricatural de la critique postcoloniale. Le résultat est un débat de sourds entre ceux qui réfutent toute critique et ceux qui, à force d’attaquer les Lumières, jettent avec l’eau du bain l’horizon d’universalisme, l’idée d’unité de la nature humaine et de tolérance. Toute essentialisation des idées court le même danger.»

L’assurance sans arrogance

Patrick Boucheron, professeur lui aussi au Collège de France, connaît Lilti depuis longtemps. Il apprécie sa réserve : «L’héritage des Lumières, c’est l’inquiétude face à l’abus de pouvoir possible de la parole publique et face à la peur de la dégradation de l’espace public en espace publicitaire. Antoine Lilti porte en lui cette inquiétude. Il n’est absolument pas tiède, seulement il sait qu’un historien n’est pas là pour jeter de l’huile sur le feu mais pour apaiser les imaginaires. Ecoutez sa leçon inaugurale : elle n’était pas lisse du tout, elle était tendue, engagée en faveur de l’ambiguïté, ce legs des Lumières.» Pour un livre collectif, Générations historiennes, XIXe-XXIe siècle (CNRS éditions, 2019), dans lequel plusieurs écrivains sont appelés à réfléchir à leur inscription dans leur génération, Antoine Lilti a rédigé un article remarquable. Il situe l’origine de sa distance critique (ou de sa conscience du caractère périssable et réversible des engagements) dans les années 90. Elles furent celles de son adolescence – il avait 17 ans en 1989 – et celles d’un monde imprévisible : le mur de Berlin tombait puis l’URSS n’existait plus ; la purification ethnique en Bosnie ravivait des passions nationalistes que l’on croyait éteintes : «Comment, après cela, aurait-on pu encore souscrire au thème de “l’histoire immobile”, popularisé quinze ans plus tôt par Emmanuel Le Roy Ladurie ?»

Lecteur admiratif de la Plaisanterie de Kundera, Lilti pense avoir hérité de ce tourbillon d’événements «un regard distancé et ironique sur l’histoire». Brillantissime, il a l’assurance sans arrogance de ceux qui sont à l’aise sur leurs assises. Patrick Boucheron : «Antoine n’est pas attiré par l’odeur de la poudre et des médias. N’oubliez pas que dans son livre sur les figures publiques au XVIIIe siècle [l’Invention de la célébrité, 1750-1850, Fayard, 2014], il souligne la solitude de l’homme célèbre. Il a beaucoup travaillé sur Rousseau mais son héros, c’est Diderot, l’homme de l’ambivalence et de l’ironie.»

Familier du Collège de France

Antoine Lilti n’a pas toujours été passionné par les Lumières ni par l’histoire : «Je n’avais pas de vocation d’historien, je ne dévorais pas Duby et Braudel à 14 ans, je ne savais même pas qui ils étaient.» Scolarisé à Versailles dans l’excellent lycée Hoche, il passe un bac scientifique puis, au lycée Janson-de-Sailly (XVIe arrondissement), prépare le concours de l’Ecole normale supérieure (ENS) dans la section B /L. Le «bon élève irrégulier» se révèle en classe prépa. Il intègre l’ENS sans avoir particulièrement envie d’enseigner. L’histoire contemporaine l’intéresse, il fait une maîtrise sur le PSU et la gauche dans les années 60 sous la direction d’Antoine Prost : «Mais j’étais intellectuellement insatisfait.» Ce qu’il aime, c’est l’histoire culturelle qu’incarnent Roger ChartierDaniel Roche, récemment disparu, et bien sûr Robert Darnton. Il découvre les travaux de l’historien américain en préparant l’agrégation : sa vocation est née. Il comprend de surcroît que travailler sur le XVIIIe siècle permettra de croiser l’histoire, la littérature et les sciences sociales, «le triangle».

Daniel Roche lui attribue un sujet de thèse sur les salons. Lilti prend plaisir à la recherche, aux lectures qui en entraînent d’autres, aux discussions avec le groupe de doctorants à l’occasion des séminaires. Puisque Daniel Roche enseigne au Collège de France, Antoine Lilti se familiarise alors avec les lieux : «Jamais à cette époque je n’ai imaginé y enseigner.» La thèse est devenue un livre : le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle (Fayard, 2005). Ancien directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il continue de diriger des thèses, ce qui néanmoins n’est pas obligatoire au Collège de France : «Mais c’est tout ce que j’aime, la direction de thèses.» Laurent Cuvelier, maître de conférences, fut l’un de ses doctorants : «Il reformule les intitulés de recherche de façon à les rendre plus intéressants et limpides. Il sait aussi créer un espace collectif pour que les doctorants se sentent moins seuls et se parlent entre eux.» Il est enfin soucieux, remarque toujours Laurent Cuvelier, de la vie professionnelle future de ses étudiants.

«Pluraliser les Lumières»

Son prochain livre, Antoine Lilti l’écrira à partir du cours qu’il donne cette année sur les grandes explorations du Pacifique au XVIIIe siècle. Elles furent aussi l’occasion d’une découverte de l’Europe par les Tahitiens. L’amphithéâtre du Collège de France peut accueillir 420 auditeurs et pour le moment, la salle est pleine chaque semaine : «Contrairement à ce que je faisais à l’EHESS, ici, je laisse très peu de place à l’improvisation.» Adapter le cours au public qui vient l’écouter une heure par semaine comme à ceux qui le podcastent est une autre gageure : «Dans chaque séance, je tisse un mélange de récit, d’histoire factuelle et de parties plus méthodologiques et historiographiques destinées aux étudiants ou aux collègues.» Aux treize heures de cours annuelles s’ajoutent treize heures de séminaire qu’Antoine Lilti a choisi de donner sous forme de colloques. Ils se tiendront les 1er et 2 juin et le thème en sera «Lumières multiples : une histoire globale et comparée», c’est-à-dire les Lumières hors d’Europe : «Ce sera un moment de travail collectif et d’échanges, notamment avec des collègues étrangers et des spécialistes des différentes aires culturelles. Notre objectif est de pluraliser les Lumières.»

Père de deux filles, marié à une historienne de l’art, Antoine Lilti garde l’esprit de compétition pour le foot, qu’il pratique depuis toujours. Il y joue chaque semaine avec des amis : «Je soutiens les Girondins de Bordeaux, par nostalgie pour mon adolescence. Actuellement, pour eux, ce n’est pas glorieux

Virginie Bloch-Lainé

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