En politique, le «bon sens» tourne toujours à droite
Le passage de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans relèverait du «bon sens», a affirmé Emmanuel Macron lors de son périple matinal à Rungis, mardi. Ce faisant, il reprend un vieux poncif de la pensée conservatrice.
Revoilà donc l’horrible «bon sens» qui suggère qu’il y a un ordre naturel des choses, un sens commun. C’est une locution qui demande à l’esprit critique de ne pas se donner la peine de se manifester, l’un des termes typiques de la pensée réactionnaire qui nie le débat et propose de s’en remettre à une sorte de sagesse populaire, une logique imparable. Il y aurait un mauvais et un bon sens. Le sens du mensonge et celui de la vérité. Un CQFD ou un Tina («There is no alternative», «Il n’y a pas d’alternative»), tel que le répétait Margaret Thatcher.
Ce vocable dépolitise puisque l’évidence ne se discute pas, ne se choisit pas. Descartes le disait déjà dans le Discours de la méthode : «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu.» Le «sens», pourtant, peut avoir plusieurs sens… Ce peut être une direction ou une signification. La bonne signification ne voudrait pas dire qu’il n’y a pour autant qu’une solution. Mais ici, ce terme est utilisé pour discréditer l’idée de prescrire une autre solution (comme il le faisait pourtant lors de son premier mandat).
Vieux préjugés
Ce voyage à Rungis pouvait prendre deux significations différentes. Emmanuel Macron pouvait signifier, en substance, «je vais aux aurores là ou des femmes et des hommes travaillent dur et tôt pour reconnaître leur labeur et expliquer ainsi que leur pénibilité sera reconnue». Les métiers de bouche et de commerces sont aussi ceux où l’on commence à travailler très jeune. Il pouvait y trouver l’occasion de rassurer ceux qui ont tant d’années de boulot dans les pattes. L’autre signification de ce déplacement pouvait aussi être : «Je suis avec la France qui se lève tôt, ainsi je la valorise et je valorise la valeur travail.» Comprenez : «Ceux qui manifestent et font la grève sont des feignants qui n’aiment pas le travail.»
C’est ce dernier message qui aura été retenu. La filiation sarkozienne a prévalu. Il s’agit d’aller chercher la vérité politique dans l’expérience populaire. Emmanuel Macron est du côté du «bon sens» bergsonien. Henri Bergson s’était intéressé à ce terme si français et intraduisible. Il y voyait un outil de prise de décision plutôt personnelle et rapide, un «pli de l’esprit», un «subtil pressentiment du vrai et du faux» basé sur l’expérience de chacun, ou encore le «tact de la vérité pratique». Il ne s’agit donc pas d’un outil pour la politique, qui se fait après mûre réflexion, expertise et débats.
«Le bon sens est à la vie pratique ce que le génie est à la science et aux arts», dit Bergson. On pourrait ajouter à la politique. Il en va du bon sens comme du préjugé. Or le préjugé, comme le bon sens, le sens commun, sont revendiqués par les penseurs réactionnaires. Voyez ce que dit Edmund Burke, philosophe contre-révolutionnaire en 1790 dans Réflexions sur la Révolution de France : «Je suis assez courageux pour avouer que nous sommes généralement les hommes de la nature ; qu’au lieu de secouer tous nos vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup ; et pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu’ils sont des préjugés ; que plus ils ont régné, plus leur influence a été générale, plus nous les aimons.»
Thomas Legrand
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