Discrimination et racisme à l’université : un constat alarmant
Fin 2018, partant du constat d’une faible production de connaissances sur les discriminations dans l’enseignement supérieur et de la recherche, une équipe de chercheuses et chercheurs en sciences sociales a initié une vaste enquête de victimation sur ce sujet, intitulée ACADISCRI, dont nous livrons ici les premiers résultats statistiques.
Le projet vise à mesurer les expériences de traitements inégalitaires dans les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche, et analyser les variations, au sein des établissements et entre eux, selon les disciplines, niveaux d’inscription, services ou encore grades, au regard des principaux critères de discrimination : sexe, ethnicité, catégorie sociale, handicap, orientation sexuelle, affiliation syndicale ou politique…
Le questionnaire de l’enquête enregistre toute une gamme de traitements inégalitaires vécus, allant des micro-agressions (gestes ou remarques dévalorisantes du quotidien, souvent renvoyés à de « l’humour » par leurs auteurs ou autrices, mais humiliants ou dégradants pour celles et ceux qui en sont les cibles) aux formes plus violentes que sont les injures, les menaces de violences physiques et violences physiques, en passant par le harcèlement moral, les situations discriminatoires identifiées comme telles par les personnes enquêtées, et encore le harcèlement et les agressions à caractère sexuel…
Le questionnaire permet également de recueillir des informations sur les effets de ces situations sur les « victimes », sur leurs conditions d’étude ou de travail, sur le contexte de déroulement des faits, sur leurs auteurs et leurs autrices, ainsi que les témoins, ou encore sur les réactions et recours éventuels. Après une enquête pilote menée au printemps 2020, puis l’adaptation en conséquence des outils et de la stratégie d’enquête, la collecte de données a jusque-là été conduite dans cinq autres établissements de configuration et de taille diverses.
Une singularité du projet ACADISCRI est de reposer sur un intéressement des établissements – lesquels ont des obligations, comme tout employeur et organisme de formation, en matière de non-discrimination, et une responsabilité sociale liée aux enjeux de lutte contre le harcèlement sexuel ou encore de « combat résolu contre le racisme et l’antisémitisme ». Les établissements qui s’engagent bénéficient d’un diagnostic à leur échelle, sur la base de données pondérées, représentatives de leur population. Les résultats présentés ci-dessous concernent l’une des premières universités impliquées.
Une expérience massive des discriminations
La collecte au sein de cette université a permis de récolter 1 733 questionnaires complets auprès des étudiantes et étudiants et 278 auprès du personnel, soit un taux de réponse de 6,2 % pour les premiers et de 10,1 % pour les seconds.
Au sein de cet établissement, les traitements inégalitaires déclarés s’avèrent massifs, pour les personnels plus encore que pour les étudiantes et étudiants. Plus d’une personne salariée sur deux (50,9 %) et plus d’un étudiant ou étudiante sur six (17,7 %) déclarent avoir vécu au moins une forme de traitement inégalitaire depuis son entrée dans l’enseignement supérieur.
On peut voir dans ces différences de proportion entre étudiantes ou étudiants et personnels plusieurs pistes explicatives : la première est liée à l’ancienneté dans l’établissement, puisque sur ce sujet le questionnaire invite à se remémorer l’ensemble de la carrière ou de la trajectoire d’études. Il est logique que la durée souvent plus longue de présence dans l’établissement (notamment entre salariés et étudiants) expose davantage au risque de traitements inégalitaires.
Néanmoins, les données de l’enquête montrent que la très grande majorité des faits déclarés a eu lieu récemment. Par exemple, les cas d’agression sexuelle et de menaces et/ou d’agressions physiques liées au sexisme ont eu lieu pour plus d’un tiers des cas durant l’année universitaire en cours, puis pour près de 6 cas sur 10 dans les cinq années précédentes.
Une autre piste d’explication peut être liée au degré de conscientisation acquis au fil de l’expérience, conduisant des personnes ayant une fréquentation plus longue de l’université à être plus attentives aux discriminations. Il n’en demeure pas moins que ces taux indiquent que le contexte du travail et d’étude à l’université est, pour beaucoup, loin d’être serein et policé.
Les différents motifs de discrimination
Comme le montrent les tableaux suivants, les faits déclarés sont en premier lieu les micro-agressions. Les faits plus graves sont heureusement moins fréquents. Ils n’en sont pas pour autant négligeables, telles les situations identifiées comme discriminatoires : 6,6 % des membres de la communauté étudiante et 22 % des personnels en déclarent. Les menaces de violences physiques ou violences physiques concernent 2,7 % des membres de la communauté étudiante et 7,8 % des personnels.
Concernant les situations pour lesquelles les personnes enquêtées ont déclaré un motif discriminatoire, les données laissent entrevoir que l’incidence du motif varie selon le type de fait. Par exemple, si les micro-agressions sont plus souvent liées au sexisme (3,4 % pour les membres de la communauté étudiante, 10,7 % pour les personnels), les injures sont plus souvent déclarées en raison des engagements syndicaux et politiques (1,1 % des membres de la communauté étudiante et 3,5 % des personnels), tandis que le harcèlement moral est plus souvent rattaché au classisme (1,5 % des membres de la communauté étudiante et 4,9 % des personnels).
Enfin, pour l’ensemble des types de faits relevés, les « victimes » n’identifient pas toujours de motif discriminatoire spécifique : c’est par exemple le cas pour près des trois quarts personnels déclarant des situations de micro-agressions. Cette difficulté peut être liée à une incertitude sur le motif réel, que la psychologie sociale qualifie d’ambiguïté attributionnelle. Mais cela témoigne sans doute aussi du fait que les discriminations prennent place dans un environnement d’étude ou de travail dégradé, où les agressions et les sentiments d’injustice sont relativement courants.
Le racisme vécu par les personnels
Une des innovations de l’enquête ACADISCRI est de traiter simultanément des différents critères de discrimination reconnus par la loi, là où la plupart des enquêtes réalisées par les établissements actuellement se concentrent généralement sur les seules violences sexistes et sexuelles. Elle permet notamment d’investiguer la prégnance et la diversité des formes d’expression du racisme au sein de l’espace académique. Dans le même sens, nous privilégions ici une focale sur le personnel, habituellement peu concerné par des enquêtes majoritairement centrées sur la vie étudiante.
Compte tenu de la faiblesse des effectifs sur un seul établissement, il n’est pas possible ici, d’affiner l’exposé du motif « racisme », pour distinguer par exemple les expériences d’antisémitisme ou d’islamophobie. Elles sont donc traitées ensemble, avec le racisme proprement dit. Afin d’identifier les profils les plus exposés plusieurs questions ont été posées aux personnes enquêtées sur leur pays de naissance et nationalité, sur ceux de leurs parents, sur leur affiliation religieuse, et enfin sur la façon de se percevoir et d’être catégorisé ou catégorisée par autrui dans des catégories racialisantes (« Blanc » ou « Blanche », « Arabe », « Noir » ou « Noire », etc.). Dans cet article nous rendons compte de deux variables synthétiques construites à partir de ces données :
le lien à la migration, construit en trois catégories : le groupe majoritaire qui rassemble les individus nés en France hexagonale de deux parents nés français en France hexagonale ; les descendants d’immigrés, nés en France d’un ou deux parents nés étrangers à l’étranger ; les immigrés nés étrangers à l’étranger ;
l’assignation par autrui à une catégorie racialisante présentée ici, compte tenu de la limite des effectifs, en deux catégories agrégées : « Blanc » ou « Blanche », « Arabe ou Noir » ou « Arabe ou Noir·e ».
Les données pour cet établissement suggèrent que l’exposition au racisme varie selon le statut : ce phénomène est déclaré presque deux fois plus par les personnels administratifs et techniques (BIATSS) que par les enseignants-chercheurs ou chercheuses (12,8 % contre 6,9 %). Il faut toutefois interpréter ces données avec prudence, car il y a une forte corrélation entre ces statuts et le lien à la migration, par exemple plus de sept personnes descendant d’immigrés ou originaires d’outre-mer sur dix ont un statut de BIATSS.
Mais surtout, les déclarations de traitements inégalitaires à caractère raciste varient très fortement selon le lien que les individus entretiennent à la migration et leur assignation à telle ou telle catégorie racialisante. Si 5,3 % des majoritaires déclarent avoir subi du racisme, ce taux triple parmi les personnes immigrées (14,5 %) et quintuple chez les descendantes et descendants d’immigrés et les originaires d’outre-mer, avec 27,8 %.
La déclaration d’au moins un traitement inégalitaire en raison d’un motif raciste apparaît également presque cinq fois plus souvent pour les individus catégorisés comme « Arabes ou Noirs » que pour ceux catégorisés comme « Blancs » (graphique ci-dessous). En outre, ces minoritaires sont plus nombreux à subir des traitements inégalitaires, avec ou sans motifs discriminatoires, en comparaison des personnes perçues comme « Blanches » (respectivement 60 et 52,4 %,).
Dans une enquête de ce type, les difficultés potentielles de remémoration des expériences, ainsi que de déclaration des traitements inégalitaires, laissent supposer que les données recueillies pourraient sous-estimer la victimation réelle. Quoiqu’il en soit, les premiers résultats de l’enquête ACADISCRI laissent déjà entrevoir à la fois l’ampleur considérable du phénomène et sa configuration complexe.
L’enquête suggère ainsi la nécessité de mettre en rapport l’expérience discriminatoire avec les relations de pouvoir qui structurent l’enseignement supérieur et la recherche. Elle suggère aussi l’importance d’une approche qui prend en compte simultanément et de façon articulée les différents rapports sociaux. L’exploitation à venir des résultats concernant la première série d’établissements enquêtés permettra d’en savoir plus. (À suivre… sur le site de l’enquête ACADISCRI).
ACADISCRI est un travail de recherche collectif et cet article a été rédigé par l’ensemble de l’équipe, aujourd’hui composée de Tana Bao, Géraldine Bozec, Marguerite Cognet, Fabrice Dhume, Camille Gillet, Christelle Hamel, Hanane Karimi, Cécile Rodrigues et Pierre-Olivier Weiss.
Géraldine Bozec, Sociologue, enseignante-chercheuse, Université Côte d’Azur; Cécile Rodrigues, Ingénieure d'études, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Christelle Hamel, Sociologue, spécialiste de l'étude des discriminations et des violences contre les femmes, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et KARIMI Hanane, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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