Le nouveau « filon » pour muter des profs gênants sans s’encombrer d’une sanction
Le cas de Kai Terada, enseignant non sanctionné mais muté « dans l'intérêt du service » dans les Hauts-de-Seine à la rentrée scolaire, relance le débat sur la manière dont l’Éducation nationale se jouerait du droit administratif pour déplacer les militants syndicaux les plus bruyants.
Kai Terada, le coup fut brutal. Enseignant en mathématiques à Nanterre (Hauts-de-Seine), militant actif et connu auprès de jeunes sans papiers, cosecrétaire départemental du syndicat Sud Éducation, l’homme a appris par voie d'huissier, le 5 septembre 2022, sa suspension, pour quatre mois, sans qu’aucun motif ne lui soit signifié. « La nuit suivante, j’avoue que je n’ai pas très bien dormi. »
Kai Terada conserve son salaire mais n’a plus le droit de se présenter dans le lycée où il exerce sans discontinuer depuis seize ans et se retrouve également sous la menace d’une mutation dans « l’intérêt du service », c’est-à-dire d’être déplacé dans un autre établissement, contre son gré.
Son cas a soulevé une large indignation dans la sphère enseignante, une manifestation de soutien a eu lieu mercredi 21 septembre 2022 sous les fenêtres du nouveau ministre de l’éducation nationale, en présence de plusieurs représentants syndicaux nationaux et de quelques député·es et élu·es de la Nupes. Car cette affaire a une histoire, qui voyage de Nanterre à Bobigny, en passant par Clermont-Ferrand, Nantes ou Bordeaux. Celle d’enseignant·es qui ont comme point commun d’être notoirement impliqué·es auprès de leurs élèves, très actifs et actives syndicalement, sur qui tombe le couperet d’une mutation, sans que rien d’explicite ne leur soit pourtant reproché.
Benoît Arvis est avocat, spécialisé dans les litiges opposant les agent·es à l’administration. La « mutation dans l’intérêt du service » est un procédé qui n’a rien de neuf et elle est surtout utilisée dans la fonction publique d’État, mais jusqu’ici tenue « à l’écart de l’organisation du mouvement des enseignants, assez étrangère même à l’Éducation nationale ». Et pour cause, considère l’avocat, « cette mesure discrétionnaire signe un acte d’autorité, une crispation hiérarchique, elle se manie normalement avec une extrême précaution ». Depuis 2018 et les années Blanquer, du nom du ministre de l’éducation nationale lors du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, les procédures se sont pourtant multipliées.
Pour Kai Terada, c’est un audit de plusieurs semaines mené en mars 2022 qui déclenche la procédure. L’enseignant se doute qu’il est « dans le collimateur », notamment à la suite d’un mouvement de grève assez dur, en 2020, à l’occasion de la réforme du baccalauréat. Il demande le 30 juin à consulter son dossier administratif : « Il n’y avait rien dedans, le vide, même pas de “chemise discipline”. » En septembre, quelques jours après que sa suspension lui est notifiée, il est convoqué au rectorat de Versailles, accompagné de défenseurs syndicaux et d’un avocat. « Toujours rien dans le dossier, et il m’a été répété que ce n’était surtout pas une sanction disciplinaire. Mais alors, pourquoi je suis muté ? »
Interrogé, le rectorat de Versailles se justifie : « Des situations de tensions au sein du lycée Joliot-Curie ont été remontées auprès des services académiques. Elles ont conduit à une mission de l’IGÉSR [l’inspection générale de l’éducation nationale et du sport –ndlr] à la demande du rectorat. Les faits portés à la connaissance des services du rectorat de Versailles nous ont conduits à arrêter un certain nombre de mesures afin de garantir le fonctionnement serein de cet établissement. » Parmi elles, la suspension de Kai Terada, une « mesure conservatoire » qui ne revêt pas « le caractère d’une procédure disciplinaire » mais qui a été prise « dans l’intérêt du service ».
Hélène a été mutée en 2021, en cours d’année, dans l’intérêt du service, en quinze jours c’était plié.
Jules Siran, Sud Éducation
Un processus opaque, assez similaire à celui vécu en 2019 par quatre enseignants du collège République de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, sanctionnés et mutés d’office. Un an plus tard, c’est au tour des « trois de Melle », dans les Deux-Sèvres, d’être suspendu·es, pour finir par écoper de sanctions allant du blâme à l’abaissement d’échelon, en passant par la mutation. Des mesures qui sont toutes contestées devant la justice.
À Clermont-Ferrand, la même année, six enseignant·es syndicalistes sont poursuivi·es pour « intrusion non autorisée dans un établissement scolaire » dans le cadre d’une grève, et placé·es sous la menace de sanctions disciplinaires, un fait alors inédit selon les organisations syndicales nationales. À Rennes, c’est au tour d’Édouard Descottes, lui aussi syndicaliste et très engagé au sein du réseau RESF (Réseau éducation sans frontières) d’être muté d’office, pour avoir notamment « encouragé à des actions consistant à entraver le fonctionnement du service public d’éducation ». Une « première vague », selon Jules Siran, cosecrétaire fédéral de Sud Éducation, à la suite de la très forte mobilisation contre les « E3C », ces épreuves communes de contrôle continu, mises en œuvre dans la nouvelle formule du baccalauréat.
Puis vint le cas d’Hélène Careil, enseignante engagée de l’école Marie-Curie de Bobigny (93), syndicaliste et adepte de la pédagogie Freinet, en poste dans l’école longtemps dirigée par Véronique Decker, connue pour ses nombreux écrits sur l’éducation en Seine-Saint-Denis. « Hélène a été mutée en 2021, en cours d’année, dans l’intérêt du service, en quinze jours c’était plié », raconte Jules Siran. Deux mois avant la fin de l’année scolaire, en 2022, six enseignant·es de l’école Pasteur de Saint-Denis sont eux aussi brutalement muté·es « dans l’intérêt du service », une affaire racontée ici par Mediapart. Là encore, c’est totalement inédit.
« À chaque fois, on est dans le haut du panier des bastions syndicaux, décrit Jules Siran. Il n’y a pas d’éléments pour une vraie sanction, mais le rectorat veut ramener “le calme” et la “sérénité” dans l’établissement. Le mode opératoire est toujours le même : on lance une procédure contre des militants sans fondement disciplinaire. » Interrogé sur une forme de récurrence dans le motif, le ministère de l’éducation nationale ne nous a pas répondu.
Le risque d’une sorte de « fait du prince »
En droit public, une procédure disciplinaire exige un cadre d’examen paritaire, avec des délais de convocation, la réunion d’une commission paritaire académique, réunissant administration et représentants syndicaux. Cette commission instruit un dossier, avec des délais de convocation, la possibilité pour les agent·es accusé·es de se défendre et d’être accompagné·es d’un syndicat ou d’un avocat, commission qui aboutit à un vote, dans lequel l’administration garde une voix prépondérante. « C’est très imparfait, mais on est dans une sorte d’État de droit », argue Jules Siran.
Depuis la loi de transformation de la fonction publique (votée en 2018, appliquée depuis 2019), qui a réduit comme peau de chagrin le pouvoir et le périmètre de ces commissions paritaires, la mutation dans l’intérêt du service n’est plus soumise à une commission préalable. Le risque est alors grand d’une sorte de « fait du prince ».
« La procédure de mutation dans l’intérêt du service, c’est un bon filon, un nouveau totem pour l’administration », critique Grégory Thuizat, secrétaire du syndicat SNUipp en Seine-saint-Denis. Une véritable « zone grise », qui n’est « malheureusement pas bien contrôlée par le juge », ce qui peut donner l’impression que « le processus est hors de contrôle », ajoute l’avocat Benoît Arvis. « Ce n’est cependant pas totalement en dehors du droit, car souvent précédé d’une enquête interne. Mais ces enquêtes dans l’Éducation nationale sont une catastrophe, elles sont menées par des membres académiques qui n’ont pas de vraie indépendance, ce n’est pas sérieux. »
« L’administration marche sur une ligne de crête dans ce genre d’affaires : la mutation dans l’intérêt du service lui permet de se protéger, car les recours portés devant le tribunal sont irrecevables à moins de prouver une discrimination puisqu’il n’y a pas officiellement sanction, confirme Bérenger Jacquinet, l’avocat des six enseignant·es de l’école Pasteur, muté·es contre leur gré. Mais les conditions permettant de qualifier une telle mesure sont quand même assez strictes, on ne peut pas qualifier d’“intérêt du service” tout et n’importe quoi, au bon vouloir du recteur ou de la rectrice. Nous considérons en l’espèce que la mutation est abusive. »
Abusive et incompréhensible, surtout, s’entête l’un·e des plaignant·es de Pasteur, toujours en accident de service (l’équivalent de l’accident de travail dans la fonction publique) plusieurs mois après l’annonce de sa mutation : « C’est extrêmement violent. Oui, nous étions à 100 % engagés pour les élèves, dans des conditions d’exercice difficiles, sans jamais hésiter à signaler les dysfonctionnements. Il n’aurait jamais fallu les dire puisque nous risquions de le payer… C’est d’autant plus injuste que mes collègues et moi avons toujours été très protocolaires, en passant d’abord par la hiérarchie, puis les instances de santé et sécurité, jamais par la presse ou en essayant d’en faire une grosse histoire. »
Toutes ces procédures ont été contestées, d’abord en référé (procédure rapide pouvant suspendre une décision de l’administration, en attendant un jugement sur le fond), le plus souvent perdues, mais également sur le fond du dossier, et sont en attente d’audience et de jugement pour la plupart. « Les rectorats jouent sur le temps long, la disproportion financière et un terrain juridique qui ne nous est pas favorable, fustige Aladin Lévêque, l’un des enseignants visés à Melle. Nous nous battons contre des dossiers complètement à charge, anonymisés, avec des pièces falsifiées, sans aucune vraisemblance. »
« Il n’y a que Pap Ndiaye pour arrêter ça »
Rassemblé·es dans le collectif « Sois prof et tais-toi », ces enseignant·es sont soutenu·es par une intersyndicale très large qui n’hésite plus à parler de « répression syndicale », qui viserait les organisations syndicales les plus contestataires, sans exclusive, allant de Sud Éducation à la CGT, en passant par FO ou le SNES-FSU. Des organisations prônant et pratiquant, pour certaines, une lutte de plus en plus dure ces dernières années dans les établissements, y compris par la grève, arguant du caractère totalement verrouillé du dialogue social ordinaire.
La conséquence à la fois d’une politique de « concertation » tous azimuts qui masque mal une relation devenue totalement délétère entre un ancien ministre, Jean-Michel Blanquer, et toutes les organisations syndicales, mais également d’une volonté plus profonde de rapprocher la fonction publique du fonctionnement managérial en entreprise.
« Avec le cas de Kai Terada, qui intervient au début de ce nouveau quinquennat, nous sommes à la croisée des chemins, assure Grégory Thuizat. Est-ce que le signal que va envoyer l’institution c’est la rupture ou la continuité du mandat Blanquer ? C’est tout l’enjeu du rassemblement de mercredi. » Même son de cloche chez Aladin Lévêque, depuis les Deux-Sèvres. « Ils ont tout essayé ces dernières années, en passer par la voie pénale à Clermont-Ferrand, la suspension puis la procédure disciplinaire, le blâme sans sanction disciplinaire, et ce nouveau cocktail de l’arbitraire, suspension sans motivation et mutation dans l’intérêt du service. Il n’y a que Pap Ndiaye pour arrêter ça. »
Jules Siran peine à y croire, son syndicat prépare d’ailleurs une saisine de la Défenseure des droits pour « présomption de discrimination syndicale » vis-à-vis de Sud Éducation, notoirement et depuis longtemps dans le viseur. « Au moment de la nomination du nouveau ministre, nous avons noté la volonté d’afficher un symbole progressiste. Pap Ndiaye, c’est quand même un historien qu’on cite dans les bibliographies de nos formations syndicales ! Mais les cas de répression se poursuivent et se ressemblent. »
Se refusant à commenter sur le fond ces décisions, le ministère a néanmoins reçu en audience une délégation assez conséquente à l’issue de la manifestation de mercredi, ce qui signe, sur la forme, un petit changement de pied. Kai Terada sera lui fixé sur son sort jeudi 22 septembre, à l'issue de sa convocation par le rectorat de Versailles.
Mathilde Goanec
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