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Vivement l'Ecole!

L'information à l'heure des réseaux sociaux

22 Juillet 2022 , Rédigé par Mediapart Publié dans #Medias

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EXTRAITS

A chaque époque son média dominant. De fait, nous sommes passés en matière de transmission de l’information, du règne absolu de la télévision à celui d’internet au point qu'il ne semble pas exagérer d’affirmer qu’internet, et en particulier sa déclinaison à travers les réseaux sociaux, impose aux autres médias - télévision, radio, presse - son modèle de transmission de l’information.

A chaque époque son média dominant. En octobre 1993, c’est-à-dire il y a près de trente ans, Ignacio Ramonet publiait, dans « le Monde diplomatique », un article où il analysait comment la télévision avait réussi à imposer son modèle à l’ensemble des médias en matière de traitement de l’information. Or, depuis, la télévision s’est peu à peu muée en média du passé. Au tournant des années 2010, la marionnette de PPDA dans les Guignols de l’info ponctuait déjà la présentation de son journal télévisé parodique par la formule restée célèbre : « Vous regardez l’ancêtre d’internet. » De fait, nous sommes passés au début du XXIème siècle, en matière de transmission de l’information, du règne absolu de la télévision à celui d’internet. Le passage d’un média dominant à un autre entraîne nécessairement un certain nombre de changements formels qui ne sont pas sans conséquence sur le contenu même de l’information. Il ne semble pas exagérer d’affirmer qu’internet, et en particulier sa déclinaison à travers les réseaux sociaux, impose aux autres médias - télévision, radio, presse - son modèle de transmission de l’information.

(...)

En ce qui concerne la télévision l’influence prédominante des réseaux sociaux d’internet est sans doute à chercher dans les chaînes d’info en continu, présente depuis la fin du siècle dernier dans le paysage audiovisuel mais dont l’influence a commencé à se faire sentir à partir des années 2000, c’est-à-dire en même temps qu’internet établissait son modèle dominant à l’ensemble de la sphère médiatique. À la différence du rituel du journal télévisé commençant à heure fixe et coïncidant avec l’heure des repas, la chaîne d’infos en continu offre la promesse d’une information disponible à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

On pourrait supposer qu’une telle dilatation temporelle s’accompagne d’une offre informationnelle accrue. C’est pourtant exactement le contraire que l’on peut constater et cela aussi bien d’un point de vue qualitatif que d’un point de vue quantitatif. Pour comprendre ce paradoxe, nul besoin de recourir à une théorie du complot qui voudrait que la sphère médiatique procéderait à de la rétention volontaire d’informations dans le but de laisser la grande masse des citoyens dans l’ignorance. En réalité, c’est à la fois plus simple et plus compliqué. J’identifie pour ma part deux grandes causes à cet état de fait. Il y en a sans doute d’autres qui m’ont probablement échappé et que je ne peux par définition pas mentionner.

La première cause est à chercher dans le modèle économique des chaînes d’information en continu. Ce modèle repose sur une concurrence visant à obtenir le plus de téléspectateurs possibles, ce qui les amène donc à sélectionner les sujets les plus susceptibles d’intéresser le public. Or ces sujets sont en réalité en nombre relativement réduits et tournent en boucle sur l’ensemble des chaînes. Comment pourrait-il en être autrement ? Là où autrefois le téléspectateur regardait un programme, le journal télévisé qui pouvait donc imposer son propre contenu à des téléspectateurs captifs, il cherche à présent une information et il y a de grandes chances pour que cette information corresponde à ce qui domine l’actualité dans le moment présent. Par conséquent, si la chaîne ne parle pas de ce qui préoccupe le téléspectateur, il sera amené à changer de chaîne pour trouver l’information qu’il recherche.

La deuxième cause serait à rechercher dans la gestion de l’économie de l’attention, celle du téléspectateur. On le sait, le temps moyen passé sur une chaîne d’information en continu par un téléspectateur est relativement court, de l’ordre de quelques minutes. Le but de la chaîne est d’attirer le téléspectateur, mais également de le retenir le plus longtemps possible, ou, a minima, de l’inciter à revenir le plus fréquemment possible. Pour cela, il est bien plus rentable de jouer sur l’effet de suspense que sur la divulgation d’informations. Le téléspectateur est placé dans l’attente d’un supplément d’information : on va rejoindre un correspondant sur place, telle personnalité va intervenir, on attend de plus amples informations d’un moment à l’autre… Tout est mis en place pour que vous restiez captif du fil d’actualité. Le but ultime est donc de vous informer le moins possible afin de créer une frustration que vous allez chercher à combler en restant dans l’espoir chimérique d’obtenir une information plus substantielle.

(...)

Qu’on mette les choses au point, les commentaires des éditorialistes n’ont absolument pas pour but d’expliquer l’actualité ou d’essayer de la comprendre. Ce sont, la plupart du temps et comme souvent sur internet, des bavardages, ce que les anglophones appellent des « small talks » et qui ressortissent essentiellement à la fonction phatique du langage : la fonction phatique consiste en effet selon la terminologie de Jakobson à assurer le lien communicationnel à l’exclusion de tout autre type d’information. Les commentaires des éditorialistes pourraient donc se résumer la plupart du temps à cette phrase que nous prononçons quand nous sommes au téléphone : « Allo ? Vous m’entendez ? Ne coupez pas ! » Qu’on observe les étymologies particulièrement éclairantes de « buzz » et de « Twitter » : dans les deux cas, on notera l’analogie avec un bruit sans aucune signification.

Mais à vrai dire, la seule fonction phatique n’est pas suffisante pour caractériser la nature des commentaires des éditorialistes. S’y ajoute aussi, sous les dehors d’un discours qui se veut surplombant et objectif, une autre fonction du langage, la fonction émotive. Le commentaire de l’actualité à la télévision occupe en effet souvent la fonction du like ou dislike des réseaux sociaux. Le but du commentaire n’est donc pas, encore une fois, de fournir une explication éclairante sur un sujet précis mais de porter un jugement de valeur. On le sait, la mobilisation des émotions est un ressort puissant de l’attention et permet donc d’attirer et de retenir le téléspectateur. On comprendra donc que les plateaux des chaînes d’information soient organisés de manière à produire un contenu émotionnel d’autant plus puissant qu’il sera contradictoire : les éditorialistes se recrutent donc, non en fonction de leurs compétences sur tel ou tel sujet mais en fonction de leur orientation idéologique, ce sera le représentant de tel journal de gauche en face du représentant de tel journal de droite. On retrouvera donc à la télévision les débats enflammés que peut susciter dans les commentaires telle ou telle publication des réseaux sociaux. Cela influe évidemment sur la nature des informations retenues : à l’information consensuelle telle qu’elle pouvait se présenter de manière caricaturale dans le 13h de Jean-Pierre Pernaut, on préférera une information clivante à même de générer des prises de position tranchées et contradictoires.

Mais la prédominance des éditorialistes dans le système médiatique ne s’arrête pas là. Les caractéristiques de la fonction d’éditorialiste contamine en effet le reste du champ journalistique : c’est ainsi qu’un bon nombre de présentateurs, animateurs, intervieweurs, se sont mués en éditorialistes, prenant position de manière ostensible là où on attendrait un minimum de neutralité, au moins apparente. Ce qui a pour effet (et pour but) de transformer un certain nombre d’interviews en matchs de boxe où l’aspect conflictuel importe davantage que l’obtention d’informations. Là encore, il faut chercher dans ce changement de paradigme l’influence que font subir les réseaux sociaux à l’ensemble du système médiatique. Les passages les plus saillants d’une émission de télévision sont susceptibles d’être repris sur internet et c’est la recherche de cette reprise qui constitue le but ultime du journaliste de plateau. La forme en est de manière emblématique « la petite phrase ». Que le nombre de mots sur Twitter soit limité, empêchant ainsi le développement de tout raisonnement complexe n’est évidemment pas anodin et produit quasi-mécaniquement un appauvrissement de la pensée et de la compréhension. L’information des chaînes d’info en continu est donc devenu de fait « un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur et ne signifiant rien ».

(...)

... les énoncés produits sur internet et en particulier sur les réseaux sociaux ont un statut particulier en cela qu’ils ne sont ni totalement ancrés, ni totalement coupés. On connaît généralement l’identité de l’énonciateur, à ceci près qu’il peut s’agir d’une identité fictive (ainsi cher lecteur et chère lectrice ignores-tu mon identité réelle à moins que tu ne sois de mes proches), on peut déterminer le moment où l’énoncé est produit qui ne correspond d’ailleurs pas forcément à sa réception (à moins qu’on ne vive que par et sur internet), en revanche rien ne nous précise le lieu (internet devient le lieu de référence : lorsque j’utilise le terme « ici », c’est mon blog que je désigne, pas le lieu réel où j’écris, identifiable sur une carte), le destinataire n’est pas forcément explicite, à tel point qu’il peut ou non apparaître dans l’énoncé (si j’utilise le pronom de deuxième personne, tu crois savoir que c’est à toi que je parle, même si je ne sais pas qui tu es).

La nature particulière et ambiguë des énoncés produits sur internet brouille donc les codes habituels de communication. On est là sans être ici, on s’adresse à quelqu’un sans savoir à qui, on est dans une temporalité indéterminée qui n’a ni début, ni fin. Les éléments de la situation d’énonciation qui trouvent leur origine dans le réel deviennent de pures abstractions désincarnées. Autrement dit, nous avons à faire à des énoncés sans situation d’énonciation, sans pour autant être des énoncés coupés par rapport à la situation d’énonciation. C’est à l’image des plateaux des chaînes d’information en continu peuplés de gens qui font comme s’ils connaissaient le réel mais qui n’en connaissent que la représentation. Il faut lire l’article consacré au sujet par mon collègue Sylvain Grandserre qui décrit en détail et de l’intérieur cet écosystème médiatique (en l’occurrence le fonctionnement de l’émission des Grandes Gueules et plus généralement de BFMTV), pour se rendre compte à quel point les professionnels censés rendre compte du réel n’en connaissent strictement rien, enfermés qu’ils sont dans l’espace artificiel des plateaux de télévision où ils côtoient essentiellement leurs semblables. Le fait même de passer à la télévision vous déconnecte du réel quand bien même vous en seriez issu.

(...)

Petrus Borel, professeur de français en lycée

Texte intégral à lire en cliquant ci-dessous 

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