«Iel», pourquoi tant de fiel ?
En inscrivant le pronom neutre dans sa version en ligne, le Robert n’a fait que son travail : rendre compte des usages, estime la linguiste. Cela ne vaut pas une panique ministérielle !
Du Robert, Alain Rey disait qu’il était, «au contraire de l’Académie française, […] un observatoire, pas un conservatoire» (entretien à la Liberté du 4 novembre 2017). S’il était encore en vie, il se réjouirait sans doute de l’entrée du pronom valise «iel» dans la version numérique de son dictionnaire, lerobert.com. Mais il se réjouirait moins de la tempête polémique qui secoue à présent sa maison, et nos médias. Le Robert est-il en train d’être emporté par une vague de fond idéologique puissante et redoutable, le «wokisme» ? (j’ai rarement vu un mot se vider en si peu de temps de son sens originel, positif, puis, une fois affublé du suffixe -«isme», devenir l’épouvantail préféré de tout un tas de politiques qui ont compris comment faire peur à peu de frais).
La réponse est simple : en fait, le Robert en ligne fait juste son travail. Il observe l’usage. Les usages. Les répertorie. Rend leur sens disponibles à tous. On y apprend par exemple que «pochon» est un sac dans l’ouest de la France. Les usages régionaux sont-ils plus acceptables que les usages militants ? Ils nous plaisent davantage, ils ne nous menacent pas, ils fleurent bon le territoire français et la fierté nationale. Sur le site du Robert, depuis des mois, une des requêtes inabouties les plus fréquentes étaient «iel». Ses lexicographes, dont c’est le métier, se sont donc en toute logique décidés à donner satisfaction à toutes celles et ceux qui avaient besoin, envie de savoir ce que «iel» voulait dire. A quoi diable «iel» pouvait bien servir.
«Iel», dont l’usage est encore rare, précise bien l’entrée, «pronom personnel sujet de la 3e personne», sert ainsi à désigner une personne, et ce, «quel que soit son genre». Sans doute n’en avez-vous jamais encore entendu parler. Le pronom, que la Grande Grammaire du français (Actes Sud, 2021) et le Dictionnaire des Francophones (en ligne) mentionnent également, permet de se dispenser de l’assignation masculin ou féminin que le système pronominal du français propose – impose ? – à celles et ceux qui le parlent. Notre système binaire, dont Roland Barthes déplorait en janvier 1977 l’insuffisance, dans sa leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France : «Dans notre langue française [...] je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits.» Il développera plus tard la notion du neutre et de sa «puissance», sa capacité à exprimer la complexité du réel. En cela, «iel», qui amalgame «il» et «el», est barthésien. Grammaticalement, il a tout d’un pronom typique, qui dit toujours très peu sur l’entité qu’il désigne. D’ailleurs «il(s)» et «elle(s)» sont les seuls pronoms genrés en français, «je/tu/on/nous/vous» ne le sont déjà pas.
C’est une polémique en or
Il est naturel que cette forme nouvelle, qui plus est grammaticale, choque le plus grand nombre. Elle ne lui sert à rien. Le plus grand nombre s’en passerait bien, de même qu’il se passerait bien de devoir réfléchir à ce que c’est, pour certaines personnes, de ne pas se sentir concernées, identifiées, ni par «il» ni par «elle». Iels seraient 22 % des 18-30 ans à ne pas se sentir représentés par le masculin ou le féminin, d’après un sondage Ifop publié fin novembre 2020. Nier le problème ne permet jamais de le résoudre. Pourquoi s’alarmer de ce que les principaux intéressés aient trouvé avec ce pronom quelque résolution symbolique ? Pour les couples égalitaires également, et les groupes mixtes, «iels» sera pratique. Les langues, comme tout système de représentation, de découpage du réel, sont traversées d’enjeux sociaux qui les remodèlent doucement. En ce moment, vers plus d’égalité, et de neutralité. A chaque langue ses propositions, dont la majorité s’empare, ou non. En espagnol, c’est la terminaison -e qui a émergé pour contourner le codage entre le -a du féminin et le -o du masculin, ce qui donne, par exemple, niñes, (les enfants non genrés, ni niños, petits garçons ni niñas, petites filles). L’anglais, lui, pratique depuis un moment déjà, au singulier, le pronom personnel pluriel they.
Posons-nous des questions simples. Pourquoi ouvre-t-on un dictionnaire? Pour y relire la définition d’un mot qu’on aime bien? (génial, «vent», c’est un déplacement d’air, j’adore !). Ou pour comprendre ce que veut dire un mot dont on entend parler ici et là et qu’on ne connaît pas ? (Mais où est «wokisme» dans lerobert.com ? Vite, une nouvelle entrée !). Le fait qu’un mot entre dans le Robert signifie-t-il que nous devons l’utiliser ? Non. Les dictionnaires contiennent-ils beaucoup d’autres mots que nous ne connaîtrons ou n’utiliserons peut-être jamais ? Oui. Serons-nous punis si nous ne l’utilisons pas ? Non.
Alors à quoi bon certains, dont le ministre de l’Education nationale, hystérisent-ils le débat ? Si ce n’est pour profiter des émotions négatives, violentes, qu’il soulève ? C’est une polémique en or, facile, notre langue, en France, nous tient trop au cœur, on peine à y réfléchir. Monsieur Blanquer peut-il s’occuper des vrais problèmes qui rendent nos métiers d’enseignants difficiles ? Pas plus que le point médian, autre usage minoritaire, autre point de crispation dont il s’était déjà emparé récemment, le pronom «iel» n’a vocation à être enseigné sur les bancs de l’école. Parents, dormez tranquilles, vos chérubins ne sont pas menacés, la mère patrie veille,«iel» ne figure pas encore dans le Robert Junior. Pourvu qu’ils (vos enfants) n’aient pas de problème à s’identifier au masculin ou au féminin, tout ira bien pour eux. En attendant, laissons donc les lexicographes faire leur métier, car iels ont bien du mérite.
Julie Neveux, Je parle comme je suis, Grasset, 2020.
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"Iel", pourquoi tant de fiel ?
Du Robert, Alain Rey disait qu'il était, "au contraire de l'Académie française, [...] un observatoire, pas un conservatoire" (entretien à la Liberté du 4 novembre 2017). S'il était encore e...