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Vivement l'Ecole!

Quand la fachosphère cible les universitaires

2 Avril 2021 , Rédigé par Liberation Publié dans #Université

Petit guide de la Fachosphère – Anti-K

Les affaires de chercheurs intimidés ou menacés pour leurs prises de position se multiplient. Une arme bien rodée dont use et abuse l’extrême droite pour tenter de dicter son agenda.

Ils se sont retrouvés avec une cible collée dans le dos, désignés «complices de l’islam radical». Pourquoi ? Avoir signé une simple pétition appelant à la démission de Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur qui avait déclaré mi-février que «l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l’université n’est pas imperméable». «Islamo-gauchisme» : le mot était lâché, déclenchant une série de polémiques et livrant les partisans présumés de cette notion aussi éthérée que fantasmée à la vindicte. Et notamment à celle de l’extrême droite.

Lancée, dans la foulée des déclarations de Vidal, par des membres du personnel de l’enseignement supérieur et de la recherche, la pétition a très vite recueilli des milliers de soutiens et en comptait 23 000 lors de sa remise à Matignon, le 25 mars. Tous dénoncent «l’intention dévastatrice» de leur ministre accusée de «diffamer une profession et, au-delà, toute une communauté». Mais l’affaire dépasse vite le champ des idées avec la (re) publication, le 21 février sur un blog, de la «liste des 600 gauchistes complices de l’islam radicale (sic) qui pourrissent l’université et la France». Si ce site obscur n’est pas particulièrement politisé, le texte qui accompagne la fameuse «liste», toujours en ligne, comporte tous les stigmates de l’extrême droite. «Cette liste contient les noms des personnes, toutes payées par l’Etat donc par l’impôt des Français, souvent fonctionnaires, pour effectuer d’hypothétiques recherches qui n’intéressent qu’eux-mêmes et la sphère gauchiste plus ou moins radicale, s’épanche l’auteur. Ces recherches […] servent à développer les théories qui ont pour unique but de faire avancer l’islam et par conséquent le radicalisme islamique à l’université en particulier et en France en général.» L’homme, qui a visiblement agi sous son vrai nom, a également pris soin de mettre des liens comportant CV et contacts de certains signataires.

«Fausses informations»

L’affaire a été immédiatement prise «très au sérieux» par le CNRS, qui a saisi le procureur de la République. Contacté par Libé, il indique n’avoir pas eu de remontées de menaces supplémentaires à ce stade. Des universités, comme celle de Toulouse, se sont décidées à offrir la protection fonctionnelle aux chercheurs visés et à porter plainte«L’extrême droite utilise les réseaux sociaux, Internet, pour faire circuler des fausses informations, accoler à des personnes bien réelles des opinions qui ne sont pas les leurs et, in fine, en faire des gens supposément dangereux qu’il faudrait presque attaquer…» dénonce Christophe Voilliot, cosecrétaire général du Snesup-FSU, contacté par Libé. Le syndicaliste regrette que Frédérique Vidal n’ait pas soutenu les chercheurs en question plus vigoureusement.

Le sociologue Eric Fassin, également signataire de la pétition, a pour sa part dénoncé une «chasse aux sorcières» lancée par la ministre Vidal et «relayée par la fachosphère». Le chercheur a lui-même été menacé de mort récemment par Didier Magnien, une ancienne figure de la mouvance néonazie, comme l’a révélé Mediapart. «Je vous ai mis sur ma liste des connards à décapiter le jour où ça pétera», avait lancé Magnien sur Twitter en réponse à un billet de blog publié par le sociologue dans la foulée de l’assassinat de Samuel Paty, où il expliquant notamment que «si les terroristes cherchent à provoquer un «conflit des civilisations», nous devons à tout prix éviter de tomber dans leur piège». Magnien a été condamné en décembre à quatre mois de prison avec sursis et 1 000 euros d’amende pour «menace de mort».

Mécanique bien huilée

Le schéma est simple, et presque toujours le même : une prise de position en lien de près ou de loin (parfois même de très loin) avec l’islam, les musulmans ou l’immigration dont la fachosphère s’empare et c’est la shitstorm («tempête de merde») dans le langage fleuri du Web. Grâce à des milliers de messages véhéments diffusés par des bataillons de militants ou des faux comptes, la fachosphère se joue des algorithmes et pousse ses sujets en tête des tendances, ce qui en démultiplie la portée. Et la violence pour les victimes de ce harcèlement.

Mais les réseaux radicaux s’en servent aussi pour gonfler ou créer de toutes pièces des polémiques par lesquelles ils parviennent à jouer sur l’agenda médiatique, ou politique. Outre le monde de la recherche, des personnalités comme Mennel, l’ancienne candidate de The Voice, l’animateur Yassine Belattar, les rappeurs Black M et Médine, la syndicaliste étudiante de l’Unef Maryam Pougetoux, attaquée pour s’être présentée voilée à une commission parlementaire de l’assemblée, et tant d’autres ont été ciblées par la fachosphère. Et les plateaux télé d’enchaîner les débats sur l’immigration, les études de genre, les questions identitaires, le «racisme anti-blancs» théorisé par Jean-Marie Le Pen, ou plus récemment la «non-mixité» des réunions syndicales à l’Unef.

Tempête d’insultes… puis de menaces

L’extrême droite en ligne maîtrise parfaitement la recette : relayer, s’indigner, faire réagir. Elle a encore fait preuve de ses capacités à agiter les réseaux sociaux et à décupler l’écho médiatique de certaines polémiques lors de la récente affaire liée à l’affichage − condamné par tous les acteurs − du nom de deux enseignants qualifiés de «fascistes» et taxés d’islamophobie, fin février à Sciences-Po Grenoble. Le monde politique a réagi, ainsi que la ministre Frédérique Vidal pour fustiger la mise en cause publique de ces deux enseignants placés sous protection policière. Face au tollé national, difficile d’entendre que l’un d’entre eux, Klaus Kinzler, avait auparavant rudement mis en cause le travail d’une enseignante. Sa «faute», selon lui ? Diriger un groupe de travail contre les discriminations employant le terme «islamophobie», terme qui serait une «arme idéologique [de la] guerre mondiale menée par des “fous de Dieu”», selon des échanges révélés par Mediapart. Kinzler s’était d’ailleurs fait recadrer par la direction de Pacte, le labo de recherche en sciences sociales CNRS /Sciences-Po Grenoble /UGA, comme l’a écrit Libé. L’affaire rebondit, mi-mars, lorsque l’animateur de CNews Pascal Praud, goguenard, donne à l’antenne le nom de la directrice du labo Pacte, coupable selon lui d’avoir défendu en interne sa collègue prise pour cible par Kinzler. Conséquence immédiate de l’outing de CNews : une tempête d’insultes et de menaces contre cette femme, qui doit désormais elle aussi vivre sous protection policière.

Cette intervention d’un leader d’opinion influent à la droite de la droite est un autre élément crucial de la mécanique fanatique de la fachosphère. Ce sont aussi les Eric Zemmour, Jean Messiha, Damien Rieu mais aussi le site Fdesouche, le «média de mobilisation» Damoclès, fondé par un collaborateur parlementaire LR, ou encore les néonazis anonymes du site interdit (mais qui reste accessible et a même un forum très fréquenté) «Démocratie participative» : une intervention de ces influenceurs, qu’elle soit sibylline ou carrément ordurière, peut transformer un épiphénomène en tempête.

Le phénomène ne concerne bien sûr pas que les chercheurs. Militants, journalistes, ou même anonymes en ont fait les frais ces dernières années. Si de plus en plus d’affaires finissent devant les tribunaux, la majorité reste impunie. Les raids numériques coordonnés et les tweets injurieux sont plus sévèrement réprimés depuis une loi de 2018. Et si un amendement a été inséré dans le projet de loi «confortant les principes de la République», pour contraindre (un peu) les réseaux sociaux à améliorer leur modération, la majorité compte surtout sur l’échelon européen. Le «Digital Services Act» devrait ainsi mettre fin à l’irresponsabilité juridique des géants du numérique. Il pourrait être adopté, au mieux, d’ici 2022.

Maxime Macé et Pierre Plottu

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