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Vivement l'Ecole!

L’enseignement des problèmes...

13 Novembre 2020 , Rédigé par Liberation Publié dans #Philosophie, #Education

L’enseignement des problèmes...

Après des attentats, pour éviter de tomber dans le registre de la guerre civile, il faut affronter les problèmes du présent, de face, en travaillant et en réfléchissant. Et donc renforcer toutes nos institutions d’enseignement et de savoir.

Je voudrais parler ici, non pas des problèmes de l’enseignement, mais de l’enseignement des problèmes. Mais on me permettra de commencer par un soulagement et une crainte, qui n’ont apparemment aucun rapport.

Car, bien sûr, j’ai retenu mon souffle moi aussi pendant quatre ans devant ce qui se passait aux Etats-Unis et je ressens ce qu’un ami et collègue là-bas appelle un «personal relief» on pourrait presque dire un «soulagement intime», tant la pression sur la démocratie empêchait de respirer. Mais j’avais, pendant ces quatre ans, une autre crainte plus sourde qui tenait à la conjonction possible des catastrophes. J’ai redouté pendant quatre ans que survienne sous le registre (je n’ose dire «le régime») de guerre civile relancée un attentat terroriste comme ceux qui sont survenus en France, il y a peu, mais aussi il y a cinq ans - un 13 Novembre. Que se serait-il passé là-bas ? Il n’y a pas besoin pour le deviner d’attendre une série télévisée. A coup sûr, on aurait assisté au redoublement d’une guerre externe par une extrême division intérieure, voire pire. On ne serait pas allé seulement de tel acte à tel discours en effet coupable, car il y en a (les appels à la haine et au meurtre sont bien sûr criminels), et ce lien est légitime. Mais il y aurait eu une double généralisation et une essentialisation : vers des identités (une religion comme telle et réduite à cela) et à des groupes, voire de pans entiers de la politique comme «la gauche». On aurait assisté au piège qui menace toute réaction à l’urgence lorsqu’elle dépasse la défense légitime et qu’elle tombe dans l’amalgame en redoublant le danger. Il faut souligner sans relâche qu’on y a échappé en France de 2015 jusqu’aux terribles attentats récents, grâce à une vigilance constante des institutions et des responsables.

Je n’entrerai donc pas non plus dans le débat récent qui risque malgré tout en France une généralisation redoutable, avec ceux qui accusent «l’université» en général de telle ou telle responsabilité dans les attentats. Personne, espérons-le, n’y succombera. Il importe, certes, de condamner y compris dans l’université les actes et les discours qui transgressent les lois et par exemple appellent à la haine. Mais cette généralisation qui menace en général les lieux d’enseignement et de savoir, évitons et refusons-la.

Car ce dont nous avons besoin, justement, dans ces limites respectées, c’est du savoir et de l’enseignement. D’un savoir et d’un enseignement qui, et pas seulement à l’université, sont avec la science les instruments dont les humains se dont dotés pour une tâche simple et fondamentale : affronter les problèmes. Nous avons besoin de répondre aux agressions et aux transgressions. Mais aussi de comprendre et de traiter les problèmes. De ne pas renoncer à les poser avec toutes les armes de savoirs, de disciplines, dont c’est la fonction principale ! Des mathématiques à la littérature, en passant par la médecine et les sciences sociales, les savoirs, avant même de répondre aux problèmes, consistent à les poser. Avec une méthode explicite, fondée, discutée. Et les outils nécessaires (dont bien sûr le langage et l’histoire). J’inclus «la littérature» dans ces disciplines car elle affronte les problèmes humains, les injustices dans les tragédies, l’amour dans tous les genres. On doit l’enseigner sous ses plus hautes formes qui ne sont pas celles de l’évidence mais du déchirement, Camus par exemple le savait. En France, la philosophie a toujours défendu l’idée d’une définition du savoir par des problèmes et Canguilhem reprenait de Bachelard et Brunschvicg l’idée de la philosophie et de l’histoire comme «science des problèmes résolus» car il y en a ! Et il faut savoir comment les humains s’y sont pris ! Ainsi la démocratie consiste dans la solution, même toujours imparfaite, au problème humain de l’injustice. La loi sur la liberté d’expression, la séparation du théologique et du politique en sont des exemples à étudier et à enseigner.

Nous devons donc aujourd’hui défendre et faire progresser la recherche et l’enseignement sur les problèmes du présent. Nous devons poser, affronter ces problèmes, car ils exigent d’être bien compris. Certes, il y a un désaccord légitime sur la priorité des problèmes. On en parlait avec Loup Wolff et Dominique Méda dans un autre contexte. Mais il ne devrait pas y avoir de doute, en revanche, sur le fait que les problèmes sont notre priorité absolue et commune. Affrontons les urgences mais, au-delà du déni et de la guerre, des censures et des empiétements, affrontons les problèmes communs du moment. Renforçons et renouvelons pour cela toutes nos institutions d’enseignement et de savoir.

D’ailleurs, de la pandémie au climat, n’est-ce pas de problèmes que parle le nouveau président élu aux Etats-Unis, suscitant, curieusement, de la joie ? Cela ne devrait pas nous étonner. Car il ouvre la voie au travail partagé et concret de chacune et de chacun, aujourd’hui.

Frédéric Worms

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