Blanquer teste un manuel de lecture officiel: vers une caporalisation des enseignants?
EXTRAITS
L’Education nationale expérimente dans dix départements son propre manuel de lecture. Des chercheurs et éditeurs craignent une atteinte à la liberté pédagogique et s’alarment de l’interventionnisme de Jean-Michel Blanquer.
Depuis son arrivée rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer entretient une appétence pour les évaluations et les méthodes d’apprentissage. Le ministre de l’éducation nationale a une idée très sûre de ce qu’il convient de faire pour améliorer les performances souvent préoccupantes des écoliers français. Cette fois, ses équipes ont décidé de prendre en main l’enseignement de la lecture : à la fin août, un manuel baptisé Pour apprendre la lecture et l’écriture au CP a été édité par l’Education nationale. Du jamais vu.
D’ordinaire, les enseignants choisissent eux-mêmes leurs manuels, parmi une trentaine élaborés par des éditeurs scolaires, tels Bordas, Hatier, Retz ou Nathan, qui respectent les instructions officielles délivrées par le ministère.
Cette méthode de la rue de Grenelle a été, pour l’heure, distribuée dans 350 classes de dix départements, soit auprès de 10 000 élèves, et son efficacité doit être évaluée par un laboratoire de recherche, dont les conclusions sont attendues courant 2021.
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Sur le fond, la méthode a été élaborée par une équipe de l’académie de Paris, Isabelle Goubier, une inspectrice de l’Éducation nationale, et trois conseillères pédagogiques, Catherine Dorion, Catherine Richmann et Catherine Mesme.
Une expérimentation analogue, sans protocole de recherche, a été menée à Paris dès 2017 et le ministère se base sur celle-ci aujourd’hui.
Plusieurs régions ont été sélectionnées pour accueillir cette expérience : les Bouches-du-Rhône, l’Oise, le Jura, l’Ardèche, l’Eure-et-Loir, la Corse-du-Sud, les Yvelines, La Réunion, les Pyrénées-Orientales et Paris. Ces départements ont été choisis pour la diversité des publics scolaires qu’ils accueillent : zone d’éducation prioritaire, milieu urbain, semi-urbain, outremer, territoire rural isolé, y compris des zones de moyenne montagne.
À ce stade, le laboratoire chargé d’évaluer l’efficacité de cette méthode n’est pas connu : un appel à manifestation d’intérêt (AMI) a été lancé en septembre, pour une sélection d’ici à la fin du mois. Dans cet AMI ouvert aux labos de recherche de l’enseignement supérieur, on peut lire que « l’objectif général de cette méthode est l’acquisition de gestes professionnels efficients pour l’enseignement de la lecture et de l’écriture au CP, au bénéfice de la progression des élèves. La mise en œuvre de l’expérimentation à Paris a montré que c’est la combinaison de la méthode et de l’accompagnement qui permettait de faire évoluer les résultats dans les évaluations de CE1 pour les élèves bénéficiaires de la méthode en CP. »
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Le ministère, qui parle aujourd’hui d’une « étape de déploiement élargi », pourrait envisager ensuite une large diffusion par Canopé, l’organisme public d’édition du ministère, qui ne publie que pour les enseignants d’ordinaire, ou nouerait un partenariat avec un ou deux éditeurs scolaires.
Ce qui contrevient à la doctrine républicaine énoncée par la IIIe République. Pour certains interlocuteurs, au fait de ce dossier, la publication d’un manuel estampillé par le ministère pourrait même créer un précédent dangereux pour les prochaines années. Qui interdirait à un futur gouvernement de s’emparer de l’écriture de l’histoire, par exemple ? Dans une grande maison d’édition scolaire, un interlocuteur s’inquiète de cette prise en main par la rue de Grenelle et des conséquences possibles à long terme.
De son côté, Philippe Champy rappelle que « traditionnellement, la liberté pédagogique encadre la liberté d’édition. En France, jamais il n’y a eu d’édition d’État dans le sens d’un manuel publié et prescrit par les autorités, même du temps de Jules Ferry ou de Pétain ».
Il relève que, dans son rapport à Jules Ferry, le directeur de l’enseignement scolaire Ferdinand Buisson était fermement opposé à l’édition d’État, à l’idée d’un manuel unique et à la pratique de l’autorisation préalable, ce qu’on appellerait aujourd’hui une labellisation. La liberté pédagogique est donc un « héritage structurel du système scolaire », difficile à enfreindre. C’est aussi le signe de la confiance témoignée aux enseignants. Jamais sa mention n’a été écartée des textes officiels.
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Pour Philippe Champy, recommander un manuel, c’est aussi placer les enseignants dans une position délicate. « La prescription du ministère existe déjà via les programmes scolaires, le recrutement des enseignants, la formation initiale qui cadre et donne des connaissances et ensuite la formation continue lorsqu’ils sont en poste. »
Le chercheur considère que se placer dans une posture incitative s’avère dangereux. Car nécessairement le ministère considère qu’il a la bonne pratique et fait le bon choix. « Il met sa puissance prescriptive dans la mise en œuvre de la pratique de classe. C’est ça qui est inédit à ce niveau de précision. Cela va jouer sur les formateurs d’enseignants, qui vont s’aligner sur ce manuel sans formuler de remarques critiques sur tel ou tel exercice. Les inspecteurs pourront aussi mettre la pression aux enseignants. »
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Faïza Zerouala
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Blanquer teste un manuel de lecture officiel: vers une caporalisation des enseignants?
L'Education nationale expérimente dans dix départements son propre manuel de lecture. Des chercheurs et éditeurs craignent une atteinte à la liberté pédagogique et s'alarment de l'interventio...