« Ni Macron, ni Trump n’ont mis de mots sur le caractère monumental du Covid-19 »
EXTRAITS
Des allocutions télévisées d'Emmanuel Macron aux tweets de Donald Trump en passant par l'obsession de Marine Le Pen pour les « métropoles », Cécile Alduy, professeure de littérature française à Stanford revient sur l'évolution sémantique des discours politiques, notamment dans le cadre de la crise sanitaire que nous traversons.
Professeure de littérature française à Stanford, spécialiste de la Renaissance, Cécile Alduy s’est prise de passion depuis quelques années pour la langue des politiques (elle est aussi chercheure associée au Cevipof) qu’elle décortique dans des ouvrages happants comme Marine le Pen prise aux mots (Seuil, 2015) ou Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots (2017, Seuil). Dans ces livres, elle montre, grâce à une analyse fine et quantitative, comment les mots sont captés, détournés, voire volés de leurs sens initiaux. Alors que le monde traverse une crise sanitaire extraordinaire, que les allocations présidentielles sont devenues des rendez-vous particulièrement scrutés, nous l'avons sollicité pour comprendre comment les dirigeants adaptent le langage à ce qui nous sidère tous.
Usbek & Rica : Comment le caractère inédit dans l’histoire moderne de la pandémie a-t-il modifié la langue des politiques : davantage de superlatifs, une rhétorique catastrophiste ou bien au contraire une grande maîtrise ?
Cécile Alduy : C’est plutôt l’inertie du langage politique qui me frappe. Trump fait du Trump (tout ira très bien car « America is great ») et réactive son agenda anti-immigration en activant les réflexes classiques de xénophobie contre le « virus chinois » ou en interdisant toute immigration de travail. Macron fait du Macron, avec une communication à la « en même temps » lançant des injonctions contradictoires au début de la crise (« Allez voter, mais restez chez vous ») et au sujet du déconfinement (national mais par territoire) ou du monde d’après (différent mais sur les bases de la première partie du quinquennat). L’un est dans l’impulsion non contrôlée et les fake news, l’autre dans la parole et la scénographie millimétrées, mais aucun n’a mis des mots ni sur le caractère historique et proprement monumental et inédit de la situation (3 milliards d’êtres humains confinés, la moitié de l’humanité cloîtrée !), ni sur le ressenti des êtres plongés dans ce bouleversement radical. Emmanuel Macron avait intitulé Révolution son ouvrage-programme pour la présidentielle de 2017. Pourtant la révolution (volte qui retourne entièrement une situation) était devant lui, et il ne l’a ni vue venir, ni préparée, ni mise en mots.
Bien entendu, nous sommes tous démunis pour parler de l’inconnu, de l’inouï et tous prisonniers de nos routines et habitudes. Mais les politiques ont pour rôle aussi d’exprimer pour les canaliser et leur donner sens les angoisses, émotions et perceptions des citoyens. Or on reste dans une parole désincarnée. Macron est resté longtemps dans la mise en scène d’un personnage, comme lors de la visite de l’hôpital militaire de Mulhouse le 26 mars 2020, avec ce registre militaire sous-jacent. Il a tenté de corrigé le tir lors de son discours du 13 avril, qu’il a commencé en évoquant « la peur, l’angoisse », « la fatigue, la lassitude », et « le chagrin ».
Ce vocabulaire émotionnel lui est familier, car il tend à psychologiser le rapport des Français au politique (comme lors de la crise des Gilets Jaunes). Mais cette empathie de façade – comme pour les Gilets jaunes – est malvenue lorsqu’il n’y a aucune prise de responsabilité dans l’étendue de la crise et le manque de moyens disponibles. Et puis les Français ont vu déjà ce qui se passe lorsqu'Emmanuel Macron leur tend un miroir de leurs émotions, pour montrer qu’il les a compris : après les gilets jaunes, le gouvernement a enchaîné sur la réforme des retraites...
Vous vivez aux États-Unis mais vous êtes française : que vous inspirent les réactions des présidents de ces deux pays, qui ont eu chacun recours à une attitude très martiale ?
On retrouve la même métaphore guerrière chez les deux présidents, la même trajectoire d’une volte-face de la désinvolture initiale vers des mesures fortes ensuite. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’au-delà des différences de style (littéraire et relevé chez Macron, simpliste et hyperbolique chez Trump), c’est la même incapacité à se remettre en cause, à avoir une vision globale proactive réaliste. Alors qu’Emmanuel Macron enjoignait encore les Français à aller au théâtre le 7 mars car « la vie continue », alors que l’Italie voisine sonnait l’alarme, et que le gouvernement a maintenu les élections municipales envers et contre tout, il n’y a eu aucun mea culpa, aucune remise en cause de la gestion de crise lorsqu’il était encore temps, avant de soudain lancer « Nous sommes en guerre ». Le passage du coq-à-l’âne d’une parole désinvolte à une déclaration d’état d’urgence est incompréhensible pour la population.
Quant à Donald Trump, il a dans un premier temps barricadé les États-Unis en interdisant les vols venus de Chine, puis de la zone Schengen… Comme si l’Amérique était intrinsèquement pure, intouchable, prenant son rêve isolationniste pour une réalité que le nombre de morts sur le sol américain a vite détruit. L’épisode hallucinant de Trump se demandant si on ne pourrait pas simplement boire de l’eau de javel ou un désinfectant participe de cet imaginaire de la pureté à retrouver.
Quand il déclare que « la quarantaine, ça commence à bien faire » (car les conséquences économiques menacent sa réélection), il tombe encore dans l’idéologie en souhaitant des églises pleines à Pâques : on est en plein délire évangélique sur le peuple élu. Sur les lettres du fisc américain qui donnent le chèque d’aide fédérale, signées par Trump et adressées de la Maison Blanche, Trump continue de parler de guerre et d’un peuple exceptionnel qui vaincra. On frôle le délire nationaliste.
L’attitude de Trump est d’autant plus choquante que nombre d’institutions, d’États, de villes et d’organisations n’ont pas la même légèreté et ne font pas passer l’économie avant la santé et la survie. À Stanford par exemple, où je suis professeure, les cours ont été arrêtés dix jours avant la France (alors qu’il n’y avait aucun cas avéré), puis le campus a été fermé entièrement, après seulement un cas avéré, et tout est fait pour prendre soin de toutes les situations : condamnation de tout racisme anti-asiatique, fonds d’aide aux étudiants, jobs préservés, etc. Et on ne parle pas de déconfinement, mais on fait des réunions « zoom » à plusieurs centaines avec le président de Stanford pour partager les données épidémiologiques récoltées par l’École de Médecine, qui avait déjà créé son propre test début mars, et pour collectivement se poser toutes les questions sur les solutions possibles et leurs conséquences pour chacun.
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Emmanuel Macron fut secrétaire général de l’Elysée et ministre de l’Économie de François Hollande avant de devenir président de la République. En quoi la « langue » de Macron président est-elle différente de celle de son prédécesseur à l'Élysée ?
Il y avait la droite décomplexée qui se caractérisait par « on peut tout dire même si c’est limite ». Avec Emmanuel Macron et ses équipes il y a le management et le néolibéralisme décomplexés : il parle sans complexe l’idiolecte de son milieu professionnel (« process », « upgrader », etc.) : c’est une forme de tentative d’hégémonie culturelle par la langue managériale et du business, dont l’apparent pragmatisme est en fait une idéologie. C’est-à-dire une vision du monde, un ensemble de valeurs qui implique une logique propre d’appréhension des problèmes (rentabilité dans les hôpitaux publics ; compétition entre établissements scolaires ou chercheurs ; logique financière). Que cette logique managériale et de la sacro-sainte « bottom line » soit portée par le plus haut responsable public est gravissime. Le Président est sensé incarner l’intérêt général, porter l’unité de la nation et donc la cohésion sociale, et le modèle qu’il insinue et impose par son idiolecte c’est une unité fondée sur les inégalités, l’abandon des services publics, et l’exploitation de l’uberisation.
Les nouveaux dirigeants publics qui sont passés par des business schools en plus de l’ENA adoptent ces mêmes codes linguistiques. Cela contribue à noyer le discours public dans cette novlangue néolibérale et donc à infiltrer une idéologie particulière au cœur des missions étatiques, qui n’ont justement pas fonction de se plier à la logique des marchés.
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Le philosophe australien Glenn Albrecht, à qui l'on doit plusieurs néologismes (dont la « solastalgie » qu'il présente comme « sentiment de désolation causé par la dévastation de son habitat et de son territoire »), explique que la crise du dérèglement climatique appelle de nouveaux mots pour faire face à de nouvelles réalités. Est-ce aussi simple que cela ?
Si seulement ! Les néologismes sont rarement orientés vers le futur, et encore moins des prophéties auto-réalisatrices. Mais de nouvelles réalités psychologiques, sociales ou politiques appellent de nouveaux concepts. La notion d’anthropocène me semble suffire pour décrire le basculement que nous vivons : le reste en découle.
Propos recueillis par Vincent Edin
A lire dans son intégralité en cliquant ci-dessous
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" Ni Macron, ni Trump n'ont mis de mots sur le caractère monumental du Covid-19 "
Vincent Edin Des allocutions télévisées d'Emmanuel Macron aux tweets de Donald Trump en passant par l'obsession de Marine Le Pen pour les " métropoles ", Cécile Alduy, professeure de littérat...