Le salaire étudiant existe en Europe et aurait déjà pu exister en France...
Dans le message qu'il a laissé, l'étudiant qui s'est immolé par le feu a indiqué soutenir l'instauration d'un «salaire étudiant». Une revendication à peine commentée tant elle est jugée irréaliste.
Toujours dans le coma, dix jours après s'être immolé par le feu devant le Crous de Lyon, A., étudiant en sciences politiques, avait indiqué dans un texte largement partagé sur les réseaux sociaux qu'il s'apprêtait à «commettre l'irréparable» car il n'en pouvait plus de «survivre» dans la précarité. «Je reprends une revendication de ma fédération de syndicats aujourd'hui avec le salaire étudiant [...]», indiquait aussi le jeune homme de 22 ans dans ce message.
En mai 2018, la fédération de syndicats Solidaires étudiant-e-s dans laquelle il était très investi avait lancé un appel européen en ce sens aux côtés de l'Union syndicale étudiante (USE) en Belgique et de SUD étudiant-e-s et précaires en Suisse: «Nous exigeons un salaire étudiant, prenant effet dès la fin de la scolarité obligatoire, et permettant à la fois d'offrir une autonomie réelle aux personnes en formation, en les libérant de la tutelle étatique, familiale et/ou patronale, mais permettant aussi, et surtout, de reconnaître socialement le travail qu'ils/elles font et ont toujours fait, sur leurs lieux de formation», faisait valoir le texte.
L'Unef défend depuis des années une idée semblable sous l'appellation «allocation d'autonomie».
Être payé·e pour étudier; la piste trouve malgré tout peu d'écho en France et ne semble pas inspirer les politiques. Le chef de file de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a cependant proposé après le drame de Lyon la mise en place d'une «allocation d'autonomie» pour les étudiant·es, dans la lignée de sa promesse lors de la campagne présidentielle de 2017 de leur allouer 800 euros par mois.
Au Danemark, les études rémunérées
Cette idée de prime abord révolutionnaire est déjà une réalité dans certains pays scandinaves comme le Danemark. Comme tou·tes ses compatriotes, Thomas Kobber Panum, actuellement en doctorat à l'université d'Aalborg, dans le nord du pays, a ainsi reçu quelque 5.800 couronnes danoises (environ 750 euros) par mois pendant six ans. «Si l'on vit à Copenhague, il n'est pas possible de subvenir à ses besoins avec cette somme. Mais dans une ville comme Aallborg, la quatrième plus grosse ville du pays, cela permet de payer le loyer et la nourriture», raconte-t-il.
La seule condition pour être éligible à cette aide appelée «Statens Uddannelsesstøtte» (SU, «Soutien à l'éducation publique») est d'être inscrit·e à un cours d'enseignement supérieur. La situation financière de l'étudiant·e ou de celle de ses parents n'est pas prise en compte, et la personne ne perçoit l'intégralité de la somme que si elle ne vit pas chez ses parents. Par ailleurs, tou·tes les bénéficiaires de la SU ont accès à un prêt mensuel («SU-lån»), là encore indépendamment de leur situation financière. Selon l'OCDE, le pourcentage d'étudiant·es bénéficiant d'une aide financière au Danemark était de 83% en 2017-2018. Un taux comparable à celui de la Norvège (90%), la Suède (89%) et supérieur à celui de la Finlande (58%).
«Le Danemark est plus ou moins la définition même d'un État-providence, et cela rend chacun très responsable.»
Thomas Kobber Panum, doctorant au Danemark
Dans le cas de Thomas Kobber Panum, cette aide a sans doute été décisive: «Je viens d'une famille issue de la classe ouvrière dans laquelle je suis un des premiers à aller à l'université. Je suis actuellement en doctorat et je ne sais pas si mes parents auraient eu les moyens de me donner ce niveau d'éducation», confie-t-il. Pour lui, ce système «fantastique» participe de «la richesse de la société danoise». «Je pense que tous les pays développés devraient y aspirer car cela supprime efficacement toutes les barrières socio-économiques», suppose-t-il.
Dans un article intitulé «Pas de salaire pour étudier» publié quelques jours après le geste désespéré de l'étudiant de Lyon 2, un éditorialiste des Échos estimait: «La revendication d'un salaire étudiant qui pointe derrière les revendications de ceux qui instrumentalisent ce drame de la précarité est une manière de déresponsabiliser les jeunes.»
«Le Danemark est plus ou moins la définition même d'un État-providence, et cela rend chacun très responsable vis-à-vis de tous les services fournis par une telle société», affirme, pour sa part, Thomas Kobber Panum.
En tant que citoyen danois, il relève tout de même plusieurs inconvénients à ce système, à commencer par son coût pour la société «même si cela est bénéfique à long terme». Mais le plus gros désagrément, selon lui, est «l'afflux d'étudiants européens qui viennent bénéficier de ces aides et repartent aussitôt leurs études finies».
Autrefois débattu à l'Assemblée nationale
Dans son rapport «Regards sur l'éducation 2019», l'OCDE résume ainsi la stratégie des pays nordiques (Danemark, Finlande, Norvège, Suède) en matière d'enseignement supérieur: «frais de scolarité nuls et aides généreuses aux étudiants». Pour la France (mais aussi la Belgique, l'Italie ou la Suisse), l'approche est ainsi présentée: «frais de scolarité peu élevés ou modérés, et systèmes d'aide aux étudiants moins développés».
Ce choix de société a bien failli être différent en France. «La rémunération étudiante est un projet politique qui a perdu de l'audience aujourd'hui mais ce n'était pas le cas après-guerre. Même des étudiants gaullistes soutenaient cette idée», explique Aurélien Casta, chercheur associé à l'IDHES (Université Paris Nanterre) et auteur de Un salaire étudiant: financement et démocratisation des études. Après 1945, plusieurs organisations de jeunesse, comme l'Unef, ou de salarié·es prennent en effet position en faveur d'un «salaire» étudiant ou d'une «allocation d'études».
«Il est inenvisageable de rémunérer les étudiants parce qu'on les pense comme des investisseurs.»
Aurélien Casta, chercheur associé à l'IDHES
«Une proposition de loi en ce sens a d'ailleurs été à deux doigts d'être adoptée en 1951», relate le chercheur. La commission de l'Éducation nationale de l'Assemblée nationale avait ainsi adopté à l'unanimité le rapport Cayol en faveur d'une rémunération étudiante. Lors des débats en séance plénière, le ministre de l'Éducation nationale Pierre-Olivier Lapie (SFIO) souligne «la part d'inconnu du projet» tandis que le ministre des Finances, Edgar Faure, affiche sa réticence. Les député·es finissent par voter le renvoi en commission des Finances, qui enterrera la proposition.
Le contexte n'a, par la suite, pas été favorable à un tel projet: «En France, la théorie du capital humain a gagné en influence depuis vingt ans. Dans ce fonctionnement, il est inenvisageable de rémunérer les étudiants parce qu'on les pense comme des investisseurs: ils étudient pour avoir une meilleure rémunération future», analyse Aurélien Casta.
La rémunération plus égalitaire que la familiarisation des aides
Le projet d'instaurer une rémunération étudiante peut-il néanmoins refaire surface? «L'idée circule dans le cercle d'élaboration des politiques publiques», relève Tom Chevalier, chercheur au CNRS, spécialiste des politiques publiques en direction des jeunes et auteur de La jeunesse dans tous ses États qui qualifie même le projet de «serpent de mer».
Ainsi, en 2010, le think tank Terra Nova avait plaidé, dans un rapport, pour la mise en place d'un «capital de formation», conjuguant allocation et prêt contingent, garantissant un revenu universel de 600 euros par mois pendant toute la durée des études. «Le soutien familial est un facteur important d'inégalités et ne peut garantir une réelle émancipation en direction de la jeunesse», faisait valoir le rapport.
Pour Tom Chevalier, c'est le cœur du sujet: «Contrairement aux pays nordiques où il y a une individualisation des prestations sociales auxquelles les jeunes accèdent à partir de 18 ans, la France a fait le choix de la familiarisation des aides dont l'attribution dépend des revenus des parents.» Un héritage de la tradition catholique qui privilégie la solidarité familiale et qui explique que l'âge requis pour être éligible au RSA, par exemple, soit 25 ans.
«L'instauration d'une rémunération étudiante améliorerait assurément la précarité étudiante et l'égalité des chances dans l'accès à l'enseignement supérieur, estime Tom Chevalier. Cela nécessiterait de ré-allouer l'ensemble des dispositifs d'aides familiales avec nécessairement des gagnants et des perdants.» Si, selon lui, le coût financier serait plutôt moindre qu'une mesure comme la suppression de la taxe d'habitation par exemple, le coût politique serait réel.
Ainsi que le souligne Aurélien Casta, si la rémunération étudiante est qualifiée d'«utopie», c'est par ses adversaires.
Alcyone Wemaëre
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Le salaire étudiant existe en Europe et aurait déjà pu exister en France
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http://www.slate.fr/story/184350/salaire-etudiant-utopie-precarite-remuneration-etudes-danemark