« Ce n’est pas le principe du mérite qu’il faut rejeter mais son caractère hégémonique »
EXTRAITS
Dans une tribune au « Monde de l’éducation », la professeure de sociologie Marie Duru-Bellat s’interroge sur la confiance très grande des politiques envers la méritocratie.
Tribune. Devant la Conférence des grandes écoles, la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a défendu le 4 juin l’exigence d’une plus grande mixité géographique et sociale dans les grandes écoles, afin que – mais c’était là un implicite – les étudiants ne voient pas l’expression de leurs talents et de leurs ambitions limitée par des contraintes ou des discriminations injustes.
Dans la même perspective, au cœur de l’« école de la confiance » promue par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, il y a la représentation d’une école bienveillante et juste. Juste car arc-boutée sur la lutte contre les « inégalités de destin » fustigées par le président de la République lui-même et capable de reconnaître les mérites de tous les élèves. Le ministre appelle de ses vœux une « méritocratie réelle », ce qui le conduit fort justement à mettre l’accent sur la lutte contre les inégalités précoces de réussite scolaire.
Si cette orientation globale est peu contestable, on peut néanmoins se demander si la confiance des politiques dans la faisabilité et la pertinence de cette « méritocratie » n’est pas quelque peu excessive.
Identifier la part du mérite est toujours difficile
La faisabilité, tout d’abord, car la mesure du mérite n’a rien d’évident. L’institution scolaire ne prétend pas, dans son fonctionnement quotidien, évaluer autre chose que le mérite scolaire. Elle le fait en évaluant les performances ou les compétences des élèves à l’aune de disciplines ou de modes d’évaluation dont le caractère daté et situé, donc toujours relativement arbitraire, est patent : on n’évalue pas ou peu en France la créativité des élèves ou leur capacité à débattre, on y donne plus ou moins d’importance à certains domaines disciplinaires (peu d’oral, beaucoup d’écrit, peu de travaux collaboratifs et pluridisciplinaires, par exemple…).
Tout enseignant sait bien que la somme des notes d’un élève et a fortiori leur moyenne sont loin de refléter ce qu’il est, ses atouts, son potentiel : bref, les notes ne se fondent pas sur l’ensemble des qualités et des compétences des élèves mais uniquement sur celles que l’école choisit de valoriser. La recherche montre aussi que les notes résultent de bien d’autres facteurs, notamment des pratiques pas nécessairement homogènes des maîtres, face à des publics eux-mêmes hétérogènes, et plus globalement du fonctionnement de l’institution (norme de la moyenne, par exemple, qui ferait juger sévèrement un enseignant qui donnerait systématiquement de très bonnes ou de très mauvaises notes à ses élèves).
Mais la notion de mérite ne saurait se contenter d’une mesure des performances réalisées à un instant T ; elle requiert d’identifier les talents et les efforts mobilisés, au-delà des facteurs non choisis qui ont pu en contrarier l’expression. Identifier la part du mérite est toujours difficile, même si cela est, de fait, assez immédiat aux premiers niveaux : personne n’oserait dire que les enfants de milieux défavorisés qui peinent à apprendre à lire manquent de mérite… C’est plus difficile au fil du temps. Chez un lycéen de 18 ans, comment faire la part de « handicaps » liés à son milieu d’origine et d’inégales mobilisations de sa part ensuite ?
(...)
L’invocation du mérite ne saurait donc justifier que ceux qui ont échoué aux épreuves du mérite méritent un sort dépourvu de tout droit. C’est pour toutes ces raisons que le mérite peut se retourner contre la justice…
Marie Duru-Bellat est l’auteure du Mérite contre la justice (version actualisée), Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire à cette nouvelle newsletter hebdomadaire en suivant ce lien.
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" Ce n'est pas le principe du mérite qu'il faut rejeter mais son caractère hégémonique "
Marie Duru-Bellat Professeur émérite de sociologie à Sciences-po Dans une tribune au " Monde de l'éducation ", la professeure de sociologie Marie Duru-Bellat s'interroge sur la confiance très ...