A ma mère...
Ma mère…
A une amie très chère...
(À lire en écoutant les 12 fantaisies pour violon seul de Telemann. Exclusivement par Arthur Grumiaux).
Je ne sais pas parler d’elle. Ou plus exactement, je ne peux rien écrire car très vite mon regard se noie de larmes…
Les larmes arrachées par les beaux souvenirs qu’elle m’a offerts, fabriqués, construits…
De l’Algérie natale, je n’ai conservé que quelques photos en noir et blanc. Je marche vers elle, mon père vient de me lâcher pour mes premiers pas. Mon Algérie est encore en guerre. Nous sommes en 1960 ou 61. Bientôt "papa" décidera de mettre épouse et enfant à l’abri des « événements », manière habilement politique de ne jamais parler de guerre. Ce fut pourtant bien une guerre.
Ma mère, accueillait tous les enfants des villages alentour. Français et arabes. Cela lui fut reproché par les colons « pieds-noirs ». Elle soignait ceux parfois atteints de teigne et de gale. Sans distinction. Jamais !
Bien des années plus tard, alors que mon père effectuait un stage à l’Université d’Aix-en-Provence pour préparer le concours d’inspecteur de l’Education Nationale, un des stagiaires se présenta à lui.
« Bonjour. Je m’appelle Ahmed (ce n’est pas le véritable prénom) et je vous connais bien. J’étais en Algérie en même temps que vous. Mais j’étais de l’autre côté. Instituteur le jour et FLN la nuit. Un soir, il y a eu une attaque. Des morts. Des blessés. Mais pas vous. J’avais reçu ordre qu’aucun mal ne vous soit fait»
Mon père, surpris, lui demanda les raisons de cette bienveillance.
« Vous n’aviez pas l’esprit colon, "Algérie Française". Chez vous, dans votre classe, avec votre épouse, les enfants étaient tous traités de la même manière. Vous respectiez nos familles, notre langue, nos fêtes religieuses. Un jour, j’ai même partagé la rupture du jeûne du ramadan avec vous. Vous étiez le seul français présent ! Alors, le FLN vous a mis de coté, si je puis dire.
- Et si vous n’aviez pas reçu l’ordre ?
Ahmed a souri…
- Je l’ai reçu… Voilà... »
Oui, voilà…
Mes parents, ma mère, c’était ça. La bonté, le partage, la solidarité. Elle aussi aimait la petite fille aux pieds nus qui riait avec moi. Qui rit toujours avec moi…
Le dimanche, à El Jadida, un rituel. Qui n’était pas la messe. Ou de ces messes laissant quelques traces aux commissures des lèvres... Elle me prenait par la main et m’emmenait acheter un « palmier ». Ce biscuit saupoudré de sucre. Nous revenions par la promenade devant la mer. Puis remontions, en passant devant le cinéma Marhaba et ses grandes affiches annonçant les films proposés et à venir, vers la rue Guynemer. Je prenais le temps de ne terminer ma gourmandise qu’une fois arrivé à la maison. Le plaisir est quelque chose qu’il faut savoir prolonger. Sinon, à quoi bon…
« Ça va, mon fils ? Pourquoi es-tu si long à finir un si petit gâteau ? »
Parce que je n’aime pas les fins maman… Parce que je n’aime pas les fins…
Plus tard, lorsque mon père aura décidé de vivre une autre vie avec une autre femme, j’accompagnerai ma mère dans d’autres promenades. Sans « palmier ». C’est moi qui tiendrai sa main pour l’empêcher de précipiter sa vie du haut d’une falaise. Mais cela m’appartient…
Elle s’est éteinte discrètement. Sans plainte malgré la maladie. Les derniers jours, elle m’appelait « Monsieur ». Sa mémoire était allée rejoindre ses souvenirs et mon père parti quelques mois avant, le jour d’une rentrée scolaire, ces rentrées qui depuis restent pour moi tout à la fois d’immenses bonheurs et le chagrin toujours présent d’un père absent.
Ma mère aimait le soleil, le vent, la plage, les enfants, les amis à la maison…
Elle aimait les petites filles courant pieds nus dans les champs arides, alanguis sous la lumière tremblante des horizons brûlants...
Elle t’aurait tant aimée…
Christophe Chartreux