Elle donne ces jours-ci des entretiens à tout bout de champ et court les studios de plusieurs radios. Il faut dire qu’elle a du travail : la tyrannie du bonheur, contre laquelle son livre s’élève, se porte comme un charme en France, et en Occident en général.

La sociologue Eva Illouz publie Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (Premier Parallèle), coécrit avec le docteur en psychologie Edgar Cabanas. L’essai dénonce l’injonction qui nous est lancée d’être heureux, et le rapprochement, dans lequel nous baignons, entre plénitude et normalité. Selon cette logique, les insatisfaits seront regardés comme des incapables. L’euphorie à tout prix s’accompagne de l’hyperculpabilisation de ceux qui ne l’atteignent pas. A nous de développer notre capital de bonheur puisque ce dernier sommeille en nous, n’attend que nos efforts pour éclore, et que l’éprouver résulte d’un choix.

Une vision du monde

Cette fable, explique Happycratie, anesthésie la souffrance sociale et les reproches qu’une population peut adresser à l’Etat et au non-partage des richesses. De nombreux bénéficiaires profitent d’une telle vision du monde : les auteurs de guides de développement personnel, leurs éditeurs, les comportementalistes, le coaching, mais aussi le management paternaliste qui lie joie sur le lieu de travail, et accomplissement personnel. C’est aux Etats-Unis, le pays de l’élévation par le dur labeur, la nation obsédée par la santé physique et mentale, qu’a émergé la promotion de cette «pseudoscience» du bonheur. Son bras armé est la psychologie positive qui fructifie depuis les années 90.

Ce n’est pas la première fois qu’Eva Illouz, chercheuse à l’EHESS depuis trois ans, s’attaque aux beaux discours sur l’épanouissement et la réussite, et déconstruit nos émotions. Selon Eva Illouz, l’amour, la colère, le sentiment d’injustice sont fabriqués par la société. Sa grille de lecture est sociologique. Son précédent livre publié en France s’intitulait Pourquoi l’amour fait mal (2012, Seuil). Elle y disséquait le sentiment amoureux contemporain, et le discours qui le porte. Si l’amour fait souffrir, à l’heure où les séparations sont si fréquentes, ce n’est pas que l’être quitté est peu doué pour la relation amoureuse, comme, selon Eva Illouz, le martèlent les psychologues aux cœurs solitaires. La cause se situe du côté de «l’économie émotionnelle et sexuelle propre à la modernité» qui sans cesse évalue les comportements, exige la perfection (de la silhouette, des ébats), et la réussite d’une relation. La culpabilisation et la responsabilisation individuelle à outrance sont donc aussi à l’œuvre dans le domaine amoureux, et leur dénonciation semble être un fil directeur du travail d’Eva Illouz. Elle l’admet, quand on la rencontre, la semaine passée, à Paris : «Souvent on ne perçoit la cohérence de nos recherches qu’avec plusieurs années de recul. On comprend mieux la prose que l’on parle au fil du temps. Celle que j’ai parlée sans le savoir serait celle-ci : mettre de la sociologie là où domine la psychologie. Les émotions reflètent les normes, les hiérarchies, les codes moraux. J’essaie de m’opposer au fait de ne se penser, soi, qu’en termes psychologiques. Ce que l’on appelle la psyché et les émotions sont faites de bric-à-brac social.»

Les médias

Eva Illouz, 57 ans, se partage entre Paris et Israël, où vivent ses enfants. Née à Fès dans une famille juive marocaine, elle a habité à Sarcelles à son arrivée en France avant de déménager à Paris. Elle quitte la khâgne pour voyager, part en Israël où elle fait son master. «Je n’ai pas décidé de devenir sociologue, mais, très jeune, je me suis intéressée à l’influence des médias. A l’époque, en France, ce n’était pas un centre d’intérêt prestigieux. Depuis tout a changé. Les Etats-Unis prenaient au sérieux leurs médias, tant sur le plan intellectuel que pratique. J’ai fait ma thèse à l’Université de Pennsylvanie, et petit à petit, ma façon d’écrire est devenue sociologique.» En Israël, c’est dans un département de sociologie qu’elle est admise comme professeure.

Contre l’intériorité

Jeune adulte, les textes qui l’ont marquée sont d’abord ceux de Barthes : «J’ai adoré le lire. Bourdieu et Foucault sont venus plus tard. Un roman a aussi éminemment compté pour moi : Belle du Seigneur, d’Albert Cohen. J’ai compris en le lisant qu’il y avait une dimension sociologique à l’amour ; c’est le romancier qui pour la première fois crée une trame narrative autour de l’idée que l’amour est étroitement lié au pouvoir social.» Elle continue de lire de la fiction, le lieu des nuances par excellence. Elle aime la romancière israélienne Zeruya Shalev, dont elle est une amie, et Annie Ernaux, un goût curieux de la part d’une sociologue qui s’élève contre l’intériorité : elle a aimé les Années, dont elle pense qu’il est un grand livre sociologique.

à portée de la main

Happycratie consacre une partie décisive et inquiétante de son analyse à la naissance de la psychologie positive aux Etats-Unis. Elle doit son origine au psychologue Martin Seligman, né en 1942. Il œuvre à doter d’une assise soi-disant scientifique cette idéologie du «self-help», de la performance à portée de la main. Il est puissant, capable notamment de lever des fonds importants pour la recherche en «santé mentale», ce qui fait frémir. Grâce à cet argent aussi, il a publié une «classification universelle des forces et vertus humaines», afin que les lecteurs atteignent «leur potentiel maximal», expliquent Eva Illouz et Edgar Cabanas.

Le livre présente aussi l’alliance, qui date du début du XXe siècle, entre «économistes du bonheur» etpsychologie positive. En répandant l’idée que le bonheur se mesure objectivement, qu’il est le but de toute existence et que le rater est un échec individuel et non collectif, ces acteurs aident les multinationales et les gouvernements à se défausser des crises qui pourraient remonter contre eux les citoyens. Selon Eva Illouz et Edgar Cabanas, c’est ainsi que les ravages de 2008 furent amortis par endroits. Ils prennent l’exemple de Coca-Cola qui, dans chaque pays où la marque possède une branche, a implanté un «Coca-Cola Happiness Institute, institut chargé de publier chaque année des rapports, pays par pays, sur le sujet - les Happiness Barometers».

Etrangement, la psychanalyse, pourtant vent debout contre le culte de l’optimisme et de l’amélioration de soi, n’apparaît jamais dans Happycratie. C’est qu’Eva Illouz refuse de différencier psychologie cognitive et psychanalyse freudienne : «Je l’inclus dans la psychologie. Toutes deux partagent l’idée que le plus important est notre psyché, et la façon dont elle nous structure particulièrement et individuellement.» Selon Eva Illouz, nous ne sommes pas des êtres à l’intériorité unique mais nous réagissons selon les concepts et les lois collectives du moment. L’explication par l’intériorité individuelle, qui triompherait actuellement, est pour Eva Illouz nocive : «Quand une femme est abandonnée par un homme pour la cinquième fois, son entourage abordera ce problème à travers l’explication psychologique et lui demandera d’examiner son enfance pour comprendre ce qui dans sa psyché provoque l’échec amoureux inconscient. La psychologisation des êtres humains est devenue incontournable.»

Ce qui revient à déposer un fardeau sur les épaules des malheureux que l’on incite à fouiller leur moi. Au service du «néolibéralisme», la psychologie positive culpabilise ceux qui échouent ou se perdent dans la dépression. Le mot «résilience» est mis désormais à toutes les sauces. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, le «père» du concept, a vécu un traumatisme, sa famille fut exterminée par les nazis, et il est sorti de son enfance par le haut : tout le monde devrait en faire autant, selon l’idéologie honnie par Eva Illouz. Ceux qui s’effondrent s’ils sont au chômage ou freinent des quatre fers devant la mobilité exigée par leur hiérarchie ont tout faux. «Affirmant la victoire de la vie et de l’esprit sur la mort, la notion de résilience a tout pour plaire», écrivait la sociologue dans une tribune parue dans le Monde (1), à l’origine du livre - qui n’est publié qu’en France pour l’instant et le sera bientôt en Grande-Bretagne, en Espagne, en Italie et en Allemagne.

Scruter les codes sociaux qui nous conditionnent, relever le cynisme de la publicité faite à la réussite, affirmer que nous ne sommes pas entièrement responsables de notre bonheur (même si le mot inconscient n’appartient pas au vocabulaire d’Eva Illouz), tout ceci préserve-t-il la sociologue de la culpabilité en cas d’échec ? «Pas du tout, je suis comme tout le monde et peut-être même pire. C’est sans doute parce que je connais bien le sujet que j’écris sur la culpabilité.»

(1) «Gare aux usages idéologiques de la résilience», le Monde, décembre 2016.

Par Virginie Bloch-Lainé