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Vivement l'Ecole!

Le 19 mai vu par Chantal Thomas : l’étudiante et le métier de vivre...

20 Mai 2018 , Rédigé par Liberation Publié dans #Education, #Politique, #Histoire, #Mai 68

Le 19 mai vu par Chantal Thomas : l’étudiante et le métier de vivre...

L’écrivaine retrace son parcours d’étudiante en philo à Aix-en-Provence et tous les moments intenses, les découvertes et rencontres de cette époque féconde. Une jeunesse revendicative dans une société étriquée.

C’est l’aube, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je lis ces lignes de Jean-Christophe Bailly : «Les événements de Mai 68, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, se résument pour moi dans ce geste, ou ce symbole - avoir planté un arbre, ou plein de petits arbres qui devaient former une forêt frémissante à la surface d’un pays engoncé (1).» Dans la tension du décalage horaire, dans ce mixte particulier d’épuisement et d’énergie, j’aperçois une forêt. Je ferme les yeux, sens sur mon visage le vent entre les branches, son frémissement…

En mai 68, j’étais étudiante à Aix-en-Provence. Je logeais dans une grange retapée en bordure d’un champ d’amandiers. J’étais étudiante en philosophie. Dans mon esprit, ça voulait dire qu’il ne pouvait y avoir de limites à une telle étude, elle ouvrait sur une aventure indéfiniment extensible, étrangère à toute notion de programme. Je me sentais étudiante à jamais. Une sorte de vocation, discrète. Un désintérêt pour les rôles d’adulte. L’état étudiant m’autorisait à prolonger le bonheur des plages de mon enfance : dessiner sur le sable un espace qui n’est qu’à soi, avoir des amitiés qui, sans être coupées de la société, lui restent marginales. Et, de même que revient souvent dans des récits de Kafka ou des contes de Hoffmann le personnage de l’Etudiant, de même, dans le roman rêvé de ma jeunesse, riche en moments aussi infimes qu’intenses et en intrigues n’allant vers rien, j’étais l’Etudiante.

L’Etudiante avait trouvé le mode de vie qui lui convenait : lire des livres, Simone de Beauvoir pour sa lucidité combattante, une liberté, dont à la suite de Virginia Woolf, elle indiquait aux femmes le chemin, le Métier de vivre de Pavese parce que c’était, lui semblait-il, le seul métier à prendre au sérieux, sinon parfois au tragique, Boris Vian, pour sourire de ce tragique… voir des films, Fellini, Godard, Chris Marker, Agnès Varda, Truffaut, Bergman… découvrir le théâtre avec Chéreau, la danse avec Cunningham,voyager loin, oublier tout, finir quand même par revenir. Il y avait aussi les cours bien sûr, pour la plupart magistraux et d’un ennui torride, à se demander comment les professeurs eux-mêmes y résistaient. Mais aller aux cours est ce qui fait d’elle une Etudiante et l’amène à se déplacer partout avec ses livres et un classeur fourrés en vrac dans un cartable, à côté d’une trousse à toilettes qui contient brosse à dents et minimum nécessaire mais, hélas ! trente fois hélas !PAS la pilule contraceptive alors interdite par la loi, une interdiction qui, à cause des avortements clandestins, entraîne la mort de nombreuses jeunes filles et femmes. L’Etudiante en ce domaine se débrouille comme elle peut, plutôt mal. Ce qui n’assombrit pas vraiment son humeur, mais met en péril sa santé.

Aux premiers échos venus de la capitale d’une révolte étudiante, dès l’annonce du Mouvement du 22 mars, l’agitation déjà présente dans la fac de lettres s’était accentuée, et l’opposition entre des littéraires gauchistes et des étudiants en droit, militants Occident, n’avait fait que se durcir. Des bagarres à la sortie du restau U se déclenchaient au moindre prétexte. Dans la grange où l’Etudiante habitait, ça discutait des nuits entières. Le jour, elle continuait de se promener avec son cartable, désormais allégé des notes de cours, lesquelles avaient été remplacées par le Théâtre et son double d’Antonin Artaud. Tout en pédalant vers la Sainte-Victoire, l’Etudiante se récitait avec ferveur : «Nous avons surtout besoin de vivre et de croire à ce qui nous fait vivre et que quelque chose nous fait vivre - et ce qui sort du dedans mystérieux de nous-même, ne doit pas perpétuellement revenir sur nous-même en un souci grossièrement digestif.»

Des camarades s’étaient décidés à «monter» à Paris, comme dans la Marseillaise de Renoir. Elle, ça ne l’a pas effleurée, peut-être parce queles revendications exprimées ne surgissaient pas ex nihilo, telles un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais s’inscrivaient dans un climat latent de revendications, de désaccords frustrants entre le caractère étriqué de la société gaulliste et les audaces d’une vitalité juvénile de plus en plus difficiles à juguler. On voulait vivre en couleur et en musique, danser comme Anna Karina dans Pierrot le fou, et que les mots des livres, les citations qu’on adorait, nous accompagnent dans nos amours et nos errances, les inspirent. L’Evénement était dans la rapidité foudroyante avec laquelle la grève se propageait.

A Marseille, les CRS avaient demandé 300 bâtons supplémentaires. Ils n’en eurent pas besoin. La manifestation du 13 mai rassemble massivement les étudiants, mais ce sont les ouvriers qui dominent. Les militants de la CGT et du PC contrôlent la violence. Je regarde des photos de cette manifestation, je retrouve le lent défilé sur la Canebière, la descente vers le Vieux-Port, les banderoles blanches, une euphorie du nombre, du grand nombre, de la chaleur et du vent, des voix qui chantent et scandent, «Union entre les étudiants», «Usines universités union», «Union étudiants marins et dockers». Ceux-ci n’en sont pas à leur première grève, ils n’en peuvent plus de dénoncer un salaire minable, des conditions de travail dangereuses, plus d’une dizaine d’accidents mortels par an… Les bateaux sont à quai, les cargaisons non déchargées, les poubelles débordent, un parfum «poisson pourri» embaume l’atmosphère. Il y a de la musique, des débats, des cris, du vin circule, le port vibre à l’unisson. Quand la fatigue l’emporte, un marin nous propose de dormir sur son bateau, j’hésite une seconde, vas-y me souffle le Marseillais maudit, Artaud le Mômo, un bateau, c’est toujours bien, on peut larguer les amarres, prendre le large, Artaud ou bien Rimbaud, qui, alors qu’il est à l’agonie dans l’hôpital de la Conception, à quelques encablures du port, dicte à sa sœur une lettre au directeur des Messageries maritimes se terminant par ces mots : «Dites-moi à quelle heure, je dois être transporté à bord.»

Nous sommes restés des jours sur notre bateau, la France était en révolution, rien ne fonctionnait, alors quand on a appris le 19 mai que «par solidarité avec les étudiants» le Festival de Cannes s’arrêtait, ça nous a paru une décision évidente. C’est le chaos dans lequel elle fut prise qu’on a commenté. Les échauffourées, les applaudissements ou les insultes entre Truffaut, Malle, Berri, Polanski, Lelouch, Albicocco, Forman et le public, Godard recevant une gifle qui fait sauter ses lunettes, quelqu’un proposant que les producteurs paient les notes d’hôtel des critiques, Resnais qui, de Lyon où il est bloqué, retire Je t’aime, je t’aime de la compétition, Carlos Saura et Géraldine Chaplin accrochés au rideau pour empêcher la projection de leur film Peppermint frappé. La presse attaque «les enragés de la Croisette». Ce même 19 mai, à Paris, les états généraux du cinéma décrètent : «Nous, cinéastes (auteurs, techniciens, ouvriers, élèves et critiques), sommes en grève illimitée pour dénoncer et détruire les structures réactionnaires d’un cinéma devenu marchandise.»

L’arbre de Mai ne s’est pas multiplié en forêt, il était planté sur le sol friable des désirs impossibles. Mais nous aurions tort de bannir l’utopie, car il peut arriver, contre toute attente, dans des délais étranges, que certaines de ses graines fructifient. Je songeais à cela, il y a une semaine, devant la vision inédite, et magnifique, de 82 femmes réunies au Festival de Cannes sur le fameux tapis rouge pour réclamer l’égalité salariale. Sous les paillettes, la plage…

Chantal Thomas

(1) Un arbre en mai, paru au Seuil.

Dernier ouvrage paru : Souvenirs de la marée basse, "Fiction et Cie", Seuil, 2017.

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