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Vivement l'Ecole!

4 Mai 68... Quelques mots... Pas une nostalgie... Un espoir... Annie Ernaux en parle...

4 Mai 2018 , Rédigé par Liberation Publié dans #Politique, #Histoire, #Mai 68

4 Mai 68... Quelques mots... Pas une nostalgie... Un espoir... Annie Ernaux en parle...

Le 4 mai vu par Annie Ernaux : le désir ardent que «ça continue»

«Me situer le 4 mai, c’est, comme après une fulgurante histoire d’amour, vouloir revenir au premier moment de la rencontre quand on ne connaît pas la suite.»

Autant l’avouer tout de suite, je n’ai aucun souvenir précis du samedi 4 mai 1968, ni de ce qui a eu lieu la veille au Quartier latin, des heurts d’une extrême violence entre la police et des étudiants militants d’extrême gauche de 7 heures à 10 heures du soir, entraînant plus de 500 arrestations immédiates.

En 1968, je vivais loin de Paris dans une ville moyenne des Alpes, la fac la plus proche à deux heures de train et je n’étais plus étudiante. Quand, à la fin des années 70, j’arriverai en région parisienne, je rencontrerai tellement de gens qui racontaient avoir été là, à Nanterre, à la Sorbonne, rue Gay-Lussac, à l’Odéon, avoir participé aux assemblées générales, marché dans les manifs, hurlé des slogans, lancé des pavés, que j’éprouverai confusément le sentiment mélancolique de ne pas avoir été là où il fallait, de n’avoir rien vu au sens strict, genre Fabrice à Waterloo. Je les enviais. Ils donnaient l’impression d’avoir engrangé en un mois de quoi remplir une vie.

Moi, j’étais une prof de province qui avait fait la grève de son lycée mais qui n’était allée à aucune manif à cause d’une grossesse à ménager, c’est ce mois-là que j’ai acheté deux robes ad hoc pour la dissimuler selon l’usage d’alors. Il me semblait que je n’avais rien à dire, je n’avais pas été une actrice des événements, ils m’avaient seulement traversée.

Mais traversée comme un événement ne l’avait jamais fait et ne le ferait ensuite, ainsi que je m’en suis aperçue presque quarante ans après, lorsque, dans le livre que j’écrivais et qui s’intitulera les Années, je suis arrivée à Mai 68.

Accolées à des images collectives - un calicot «Usine occupée» près du supermarché Carrefour d’Annecy, la cantine du lycée où tous les élèves ont été rassemblés et où la prof de philo explique les raisons de la révolte des étudiants en sociologie de Nanterre -, à des moments personnels insignifiants, revenaient toute la stupeur, la sidération, l’attente, le tremblement de l’espérance et le découragement de ces jours. Il y a une sensation que, aujourd’hui, je vois au fond de toutes les autres durant le mois de mai, celle de ne jamais rattraper ce qui arrive, du réel toujours en avance sur l’imagination - ou ce qu’on s’est interdit jusqu’ici d’imaginer : les lieux sacrés de la société, éducatifs, culturels, investis par tout le monde, l’arrêt progressif puis total du travail, l’égale valeur de la parole. Pour le dire autrement, l’imaginaire était devenu réel. Je ne me souviens pas avoir entendu alors le mot révolution. Nommer avec certitude ce qui arrivait n’était pas nécessaire, ou possible. Ni même de le penser. Vivre suffisait.

Choisir de me situer le 4 mai, c’est, comme après une fulgurante histoire d’amour, vouloir revenir au premier moment de la rencontre quand on ne connaît pas la suite, ce vieux rêve de se replacer dans le commencement, au surgissement même de l’événement. Avant l’apothéose du 13 mai et des dix millions de grévistes, avant les signes inquiétants et les négociations amères de Grenelle, avant De Gaulle à la télé en statue du Commandeur fustigeant «la chienlit» et le noir défilé de la réaction sur les Champs-Elysées avec Malraux en tête, pantin grimaçant, avant l’essence revenue dans les pompes pour les départs de la Pentecôte, circulez c’est fini.

Ce samedi 4 mai, où il est clair que les «troubles» dans les universités auxquels on n’attachait pas beaucoup d’importance sont devenus une «émeute», il y a dans ce que j’éprouve un étonnement qui va s’évanouir rapidement, dont je me souviendrai beaucoup plus tard : qui pouvait prévoir que l’ébranlement du pouvoir gaulliste surgirait du monde étudiant ? Que s’était-il passé depuis que j’avais quitté celui-ci seulement deux ans plus tôt, après l’obtention du Capes ? A Rouen, Bordeaux, Grenoble, le calme régnait dans les amphis, des mandarins débitaient dans le silence leurs cours rédigés dix ans avant. La violence des manifs contre la guerre d’Algérie, des castagnes entre étudiants de gauche et d’extrême droite s’arrêtait à la porte des facs et des restos U. Ce qu’André Breton écrit dans Nadja, en observant les gens qui sortent des bureaux et des ateliers rue La Fayette - «Allons, ce n’étaient pas encore ceux-là qu’on trouverait prêts à faire la Révolution» -, j’aurais pu le dire alors de mes congénères assis à côté de moi. Breton, mort en 1966 dans la discrétion, dont je n’avais certainement pas oublié, en ce début mai 1968, ce qu’il écrit aussi : «L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement […] n’est pas au prix du travail.» Je ne peux prévoir que dans l’espace d’une semaine ou deux, ce message se déclinera de toutes les manières sur les murs. Ni que la révolte des étudiants va entraîner celle des salariés se souciant comme d’une guigne des mots d’ordre syndicaux, qu’elle sera à deux doigts près de balayer le président de la République. Je suis seulement suspendue dans l’attente, le désir secret, ardent, que ça continue.

Aujourd’hui, il me semble que nous soyons nombreux à retenir notre souffle, à ne pas oser dire cette espérance, dont on soupçonne qu’elle relève de la pensée magique, d’un nouveau Mai 68. L’abondance des émissions, des papiers consacrés à celui-ci nous paraît propice à en répandre le désir dans les générations qui sont nées après. On en voit les signes, le blocage des facultés, les interventions brutales de la police, la lutte des cheminots. On se refait le coup du «même», comme chaque fois que des étudiants et des lycéens descendent dans la rue, en 1986 (loi Devaquet), en 2006 (CPE) - mais, notons-le, pas en 2005 quand ce sont les jeunes des banlieues qui brûlent des voitures à l’instar pourtant des jeunes de la rue Gay-Lussac.

Mais la France, comme les autres pays, n’a plus du tout le même visage qu’il y a cinquante ans et Mai 68 en est justement responsable en partie. La révolution qui viendra - parce que la domination demeure, les injustices augmentent et le désir d’une autre vie ne s’éteint pas - aura une forme que nous ne pouvons pas encore imaginer.

Annie Ernaux

Dernier ouvrage paru : «Mémoire de fille», Gallimard, 2016.

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